Entre montée
guerrière et mouvements sociaux
Au
milieu du brouillard médiatique, des stéréotypes, des fantasmes et des fausses
représentations qui l’imprègnent, il est difficile de percevoir la réalité du
mouvement historique à l’œuvre. Le défilé
des représentations du monde que le système tente de nous imposer ne suffit
pas. Il faut se saisir de faits, d’analyses, permettant d’y voir plus clair. En
« revisitant » le terrain de la guerre en Ukraine et ses prétendues
et réelles répercussions en Europe, l’horizon dégagé est tout autre que celui
désigné par les classes dominantes notamment européennes.
Ukraine, une
guerre brève ou de longue durée
Il
apparaît désormais que « l’opération spéciale » russe qui se voulait
une réponse à l’avancée de l’OTAN et des capitaux occidentaux, s’est soldée par
un demi-échec. Poutine a sous-estimé la réaction nationaliste ; les
troupes russes ont été incapables de prendre Kiev ; le pouvoir kievien n’a
pas cédé. Zelensky a refusé la proposition de s’exiler, suggérée par Biden :
« Je n’ai pas besoin d’un taxi mais
d’armes ». Autres surprises : au-delà de l’état réel de l’armée
russe et de son possible effondrement proclamé, après avoir prétendu que le
pouvoir ukrainien gangrené par la corruption n’y résisterait pas, il a fallu constater
que les sanctions états-uniennes et européennes étaient, de fait,
contre-productives. Non seulement la Russie poutinienne ne s’effondrait pas
mais elle semble bien, pour l’heure, bénéficier de la guerre, malgré quelques
défections et revers. Derrière ce constat, il y a des réalités longtemps
occultées au profit du fantasme rassurant d’une lutte du Bien contre le Mal.
Certes,
la Russie d’aujourd’hui n’a rien à voir avec l’URSS d’hier. Le PIB russe,
additionné à celui de la Biélorussie ne représente que 3.3 % du PIB mondial.
Toutefois, les années 90, celles d’Eltsine « l’alcoolique », de
l’effondrement et de la cleptocratie des oligarques, ne sont plus de mise.
Poutine a restauré une vie « normale », un redressement économique
indéniable. Le taux de mortalité infantile des USA est d’ailleurs supérieur à
celui de la Russie. De même, le taux de suicide russe s’est effondré. Le régime
est largement accepté par les populations, malgré les inégalités. Et, contre
toute attente, la démocratie trafiquée à l’Est n’a rien à envier à la
démocratie manipulée à l’Ouest.
En
fait, l’économie russe a montré sa capacité à s’adapter : la production de
blé est passée, depuis 2021, de 40 à 90 millions de tonnes et les mauvaises
performances militaires sont à relativiser : la production tourne à plein
régime, les technologies mises en œuvre, comme les missiles supersoniques, tendent
à démontrer que l’on s’achemine vers une guerre de longue durée, et du côté
russe, à une tentative de mobilisation visant à concentrer sur le terrain 1
million d’hommes… Que vise désormais Poutine ? Garder, étendre ses gains
territoriaux à l’Est (Donbass, Crimée…jusqu’à Odessa…) tout en détruisant les
infrastructures énergétiques de l’Ukraine afin d’amener le pouvoir ukrainien et
celui des Occidentaux à composer ? En fait, au-delà du nationalisme
ukrainien réel, on assiste à une guerre par procuration de l’OTAN (sous l’égide
de l’impérialisme US) contre la Russie. La question qui demeure reste de savoir
qui va faire partie des perdants.
Ce
qui nous est vendu, c’est l’unité de l’UE, sa consolidation. C’est plus que
contestable. Ainsi (à titre d’exemple), le gouvernement allemand, désuni, sous
la pression des Etats-Unis, a dû renoncer en grande partie à son leadership
européen. Fondé notamment sur l’énergie russe à bas coût et ses investissements
conjoints avec ce régime (oléoduc) ainsi que sur ses exportations vers la
Chine, il est désormais la proie de l’aigle US. Fermeture imposée de
Nordstream, sabotage de Nordstream 1, sanctions contre-productives, inflation,
fournitures d’armes à Kiev. La diabolisation de l’ours russe est à son comble
et la surenchère qui l’accompagne. L’inflation latente inscrite dans l’expansion
des actifs financiers et immobiliers, explose à la faveur des restrictions
énergétiques jusqu’à atteindre 10 à 11 % dans la zone euro. Et rien ne va plus ! Si les USA se
frottent les mains en s’assurant qu’ils vont pouvoir exporter leur pétrole et
leur gaz de schiste, les pressions sur l’Arabie Saoudite, afin qu’elle augmente
sa production pour faire baisser le prix du baril, s’avèrent sans effet. Et les
pays européens, en ordre dispersé et concurrentiel, de tenter d’obtenir du gaz,
du pétrole algérien ou qatari…
En
tout état de cause, ce qui transparaît déjà à travers cet affrontement guerrier,
c’est le retour en force sur la scène européenne de la suprématie renforcée de
l’impérialisme américain, transformant l’UE en protectorat US où les
différences de dépendances reflètent les divisions déjà existantes.
Une crise
difficilement maîtrisable
On
l’a déjà noté, la crise économique et financière était déjà là avant la guerre
en Ukraine. Les remèdes employés pour la juguler risquent d’en accroître les
effets négatifs. Certes, pas pour tous ! Les profiteurs de guerre, les occasions de corruption pour certains, font déjà
l’objet de récriminations même en Ukraine (classée 114ème sur 122
pays par l’ONG Transparency International) sans que cela ne change quoique ce
soit de fondamental. Les politiques mises en œuvre par les banques centrales (FED
aux USA et BCE) pour juguler l’inflation risquent d’aggraver le mal. En effet,
en passant de taux directeurs négatifs (ou très bas) pour favoriser la
circulation du capital à une augmentation du loyer de l’argent ce n’est pas
seulement l’inflation qui risque d’être étouffée mais la croissance économique
capitaliste déjà à la ramasse. En effet, les « investisseurs »
choisissent, non pas l’investissement dans l’économie réelle, mais surtout la
spéculation ou les rendements boursiers. Désormais, cette politique des banques
centrales ne va pas seulement accroître cette tendance mais surtout tarir la
croissance capitaliste déstabilisant le système. Le phénomène, déjà en germe, de
la stagflation, en atteste la prévision
de 0.3 % de croissance du PIB européen et une inflation de plus de 7% en 2023.
Elle affaiblira la consommation des ménages et des rentrées d’impôt et de TVA.
Et, face à la flambée des prix de l’énergie et des produits de consommation
courante, la faillite d’artisans et de PME se profilera à court terme. Et rien
ne dit que ce repli économique ne puisse se transformer en récession, à commencer par la vente sauvage d’actifs financiers, par
des faillites de banques, l’effondrement des
fonds spéculatifs, y compris des fonds de pension ou de retraite. La situation
de la Grande-Bretagne est emblématique à ce sujet.
Cette
situation chaotique engendre des politiques promouvant, accroissant encore, le
désordre existant. A la manœuvre, l’impérialisme états-unien cassant toute
tentative de régulation. Désormais, c’est la loi de la jungle sans régulation.
A preuve, la neutralisation de l’OMC
(Organisation Mondiale du Commerce). Depuis 3 ans, cette institution est en
effet vidée de sa substance, celle consistant à régler les différends,
c’est-à-dire les distorsions de concurrence. Tout a commencé sous Obama. Il
était déjà clair, dès cette période, que les Etats-Unis étaient, face à la
Chine, en train de perdre leur suprématie mondiale. « L’atelier du
monde » qui devait être cantonné dans ce rôle depuis son entrée à l’OMC
fin 2001, taillait des croupières au géant US. L’Europe, avec l’Allemagne,
faisait preuve de velléité d’indépendance, en jouant son propre jeu avec la
Russie et la Chine. Avec Trump, suivi par Biden, l’organe d’appel de cette
institution d’arbitrage fut congelé, les Etats-Unis refusant de renouveler
cette instance de 7 membres. Le changement d’époque était amorcé à coups de
sanctions, d’extraterritorialité, d’interventionnisme de la justice américaine.
A la soi-disant concorde multilatérale de la fin du 20ème siècle, a
succédé l’unilatéralisme US. La guerre en Ukraine, soit l’affrontement entre l’OTAN/US
avec la Russie, allait, de fait, pétrifier l’ONU, du moins son Conseil dit de
Sécurité.
La
grande crise du capitalisme mondial de 2008, conséquence de la globalisation
financière « libérée » de toute contrainte, a renvoyé, certes, sans
ambiguïté, à la nature même du capitalisme. Mais, fait nouveau, l’accélération
des échanges, a fait naître vis-à-vis des USA, des concurrents insupportables
pour la suprématie états-unienne. Qui plus est, les inégalités engendrées, le
retour de l’inflation, la persistance des politiques d’austérité, et pas
seulement dans les pays centraux, sont, de fait, le ferment d’une poussée de
révoltes et de protestations.
Vers le
retour de la lutte des classes et des peuples ?
Dans
le cadre de cet article, il n’est guère possible d’évoquer les conséquences de
la crise du capitalisme dans les différents pays, qui prennent des formes
diverses : énergétiques, de cassure des chaînes d’approvisionnement, de
course aux armements, de la guerre sur le sol européen, de précarisation du corps
social face à la persistance des politiques austéritaires, des conséquences
climatiques dramatiques qui s’annoncent. Rien qu’en Europe, les formes de
réactions et de résistances nationales sont, en apparence, contradictoires. En Allemagne, par exemple, 3.9 millions de
salariés ont obtenu 9.5 % d’augmentation de salaire. Pour les autres secteurs
que ceux dépendant de la métallurgie et d’IG Metal, rien de fondamental ne
s’est produit sinon une précarisation rampante toujours à l’œuvre. La montée
des mouvements sociaux en Grande-Bretagne,
avec grèves des secteurs privés et publics, refus de payer les factures
d’énergie, est sans commune mesure avec la situation dans l’Italie de la Meloni d’inspiration mussolinienne. De même, en France, la lutte contre la
contre-réforme des retraites est ambigüe : entre protestation d’ampleur et
résignation. La situation en Belgique est peut-être la plus emblématique de ce qui peut advenir :
regain des luttes économiques des classes défavorisées, poursuite des
délocalisations d’entreprises suite à la politique des Etats-Unis (subventions
massives de leur industrie à coups de millions de dollars, incitation des
multinationales européennes à s’installer aux USA, division et affaiblissement
de la (dé)union européenne). La montée des mouvements et partis néofascistes,
l’extension de la co-belligérance guerrière vis-à-vis de la Russie poutinienne,
l’invitation US à embarquer les gouvernements européens à boycotter la Chine,
voire à multiplier à son égard, des provocations économiques et militaires,
n’incitent guère à l’optimisme.
Ce
qui transparait, néanmoins, dans la période, c’est que, face à la réalité de
l’impérialisme US et des blocs de puissance qui contestent son hégémonie, c’est
une vérité qui, pour l’heure, est encore loin d’être partagée. Il n’y aura pas d’émancipation sociale, politique,
anticapitaliste sans affirmation concomitante de souverainetés nationales des peuples. Et en Europe, il s’agit pour
chaque peuple de se dégager de l’emprise de l’OTAN, de l’euro, de l’UE, des
Etats-Unis. Autant dire que doit s’amorcer une révolution copernicienne,
difficile à concevoir alors même que le nationalisme d’extrême droite s’en
empare…
Gérard
Deneux, le 26.01.2023