Net sous
surveillance
Il
y a à peu près d’un an, la Commission européenne proposait l’un des textes les
plus liberticides jamais pensés sur le numérique : le règlement CSAR,
également appelé « Chat control ». Affichant l’objectif de lutter contre les abus sexuels sur les
enfants, cette proposition vise en réalité à créer un outil inédit de
surveillance des communications. Dès le dépôt de ce projet, partout en Europe,
associations et expert.es se sont insurgé.es contre cette initiative car elle
reviendrait à mettre fin au chiffrement
des communications et donc à la fin
de toute confidentialité des échanges en
ligne. Aujourd’hui, les discussions avancent rapidement à Bruxelles,
laissant présager une adoption très prochaine du texte.
Surveillance
généralisée
Le
11 mai 2022, la Commission européenne publiait sa proposition de règlement
dénommé « Chat control » ou
« CSAR » (pour « Child
sexual abuse regulation »). Ce texte vise à obliger les fournisseurs
de contenus en ligne à détecter des contenus d’abus sexuels de mineurs en
analysant les conversations de leurs utilisateur.ices. Cette initiative
s’inspire d’outils mis en œuvre depuis plusieurs années par les grandes
entreprises du web. Meta, par
exemple, analyse de façon proactive l’ensemble des messages échangés sur Facebook Messsenger en vue de détecter
des images connues d’exploitation d’enfants.
Dès
2020, la Commission adoptait un règlement sur le sujet afin d’autoriser, de
façon temporaire pendant trois ans, les services de communication électronique
à faire de l’analyse de contenus en vue de détecter ceux liés à ce type d’abus.
Si cette possibilité était facultative, une telle inscription dans la loi
légitimait les initiatives et techniques de surveillance des grandes
plateformes, renforçant par là même leur pouvoir hégémonique, sans qu’aucune
évaluation de la pertinence de ces méthodes ne soit par ailleurs réalisée.
Cette
autorisation prend fin en 2024 et c’est pour cette raison que le CSAR a été
proposé. Mais contrairement au règlement temporaire qui ne faisait que
l’autoriser, ce projet de règlement impose de façon obligatoire la détection de
ces contenus pédopornographiques, mettant donc fin à toute forme de
confidentialité. Le règlement CSAR vise à s’appliquer à un nombre très
important d’acteurs : tous les « fournisseurs de services de
communications interpersonnelles », c’est-à-dire les messageries en ligne
telles que Signal, Whatsapp ou Telegram,
les fournisseurs de mails, les applications de rencontres ainsi que les
« fournisseurs de services d’hébergement » tels que iCloud, DropBox ou les hébergeurs
associatifs. Ces fournisseurs seraient contraints à mettre en œuvre une
surveillance considérable de leurs utilisateur.ices.
D’autre
part, certains articles prévoient qu’ils obéissent à une obligation d’évaluer
et de réduire au maximum les risques de partage de contenus. Cela impliquerait
qu’ils devraient être en capacité de donner des informations sur quel type
d’utilisateur.rices utilisent leur service et quel type de contenus y sont
échangés. Cette obligation est pourtant incompatible avec un des principes de
base du respect de la vie privée sur lesquels repose le fonctionnement de
nombreux services : l’absence de collecte de ce type de données
personnelles. Ces prestataires seraient alors dans une position intenable car,
pour se conformer à cette nouvelle réglementation, ils devront changer de
modèle et commencer à recueillir des informations qu’aujourd’hui ils ne
possèdent pas. Au final, le texte pousse pour privilégier la mise en place de
mesures coercitives et remet frontalement en cause le droit à la vie privée.
Cheval de
Troie
En
affichant l’objectif de protéger les enfants, l’Union européenne tente en réalité d’introduire une capacité de contrôle gigantesque de l’ensemble des vies
numériques. Ce texte a fait l’objet de tant de réactions qu’EDRI –le plus
grand réseau européen de défense des droits et libertés en ligne - se demande si le CSAR ne serait pas la loi
européenne la plus critiquée de tous les temps. Non seulement le CSAR crée des
obligations disproportionnées et implique des techniques extrêmement
intrusives, mais surtout ces mesures sont loin d’être pertinentes pour
atteindre l’objectif crucial de protection des enfants et de lutte contre les
abus sexuels. En effet, aucune étude sérieuse n’a été fournie sur l’adéquation,
la fiabilité ou la pertinence de telles mesures extrêmement intrusives. Au
contraire, il a été révélé par une association allemande que la Commission
fondait sa proposition sur les seules allégations de l’industrie,
particulièrement la fondation Thorn et
Meta.
Cette
proposition législative, largement conçue par l’industrie et ensuite
généralisée par les élites politiques, illustre leur absurde propension au
« solutionnisme technologique » et au renforcement de la surveillance
numérique. Depuis les années 1990, un certain nombre d’Etats affirment que les
technologies protégeant la vie privée sont un obstacle aux enquêtes policières.
De fait, ces technologies sont conçues pour contrôler nos modes d’expression et
de communication. L’une des plus importantes conséquences des révélations du
lanceur d’alerte de la NSA, Edwward Snowden, il y a dix ans, fut justement
une démocratisation de la pratique du chiffrement et, à l’époque
l’établissement d’un relatif consensus en faveur du droit au chiffrement au
plan institutionnel. Mais police et gouvernements sont gênés et l’on assiste
depuis plusieurs années au retour de positionnements autoritaires de dirigeants
prenant tour à tour l’excuse du terrorisme, de la criminalité organisée et de
la pédopornographie pour obtenir sa remise en cause.
En
France, aussi bien Bernard Cazeneuve qu’Emmanuel Macron ont déjà affirmé leur
volonté de contrôler les messageries chiffrées. Au cours d’une audition devant
le Sénat le 5 avril dernier, Gérald Darmanin a expressément demandé pouvoir
casser le chiffrement des militant.es écologistes et de
« l’ultragauche », qui auraient une « culture du
clandestin ». Au niveau européen, des fuites ont révélé l’intention de
plusieurs Etats de réduire le niveau de sécurité du chiffrement de
bout-en-bout, tels que l’Espagne qui veut tout simplement y mettre fin.
Rêve
liberticide
Le
règlement CSAR s’inscrit dans cette continuité et constitue une opportunité
parfaite pour les Etats membres pour enfin concevoir et généraliser un outil de
surveillance des échanges de la population. Mais passer ce cap, c’est supprimer
toute confidentialité des communications qui passeraient par des
infrastructures numériques. Enfin, c’est ouvrir une brèche, un espace à
surveiller qui n’existait pas auparavant, et qui sera nécessairement étendu
dans le futur par de nouvelles législations. Ce risque est dénoncé par des
services tels que Signal, Proton ou Matrix, qui proposent des
communications chiffrées et sécurisées. Apple
l’a également dénoncé, expliquant que la technologie utilisée est trop
dangereuse en termes de sécurité et de respect de la vie privée.
Il
est donc urgent d’agir pour arrêter cette nouvelle initiative qui créerait un
grave précédent mais les discussions avancent vite à Bruxelles. D’un côté, le
Conseil, organe regroupant les gouvernements des Etats membres, devait publier
sa position sur ce texte fin septembre. Celle-ci s’annonce très mauvaise,
poussée par plusieurs Etats – France en tête. Certains Etats comme l’Allemagne
ou l’Autriche auraient néanmoins exprimé des réserves. Une lettre ouverte a été
signée le 13 septembre par plus de 80 organisations. De l’autre côté, le
Parlement européen devra également adopter sa version du texte, en commission
puis en plénière. Pour agir, nous pouvons rejoindre la campagne Stop scanning me et partager les
informations sur la mobilisation en cours.
Fin de
l’anonymat
Un autre texte cherche aussi à changer la régulation des plateformes
en ligne. Ce projet de loi (« SREN » ou « Espace
numérique ») est actuellement en
discussion à l’Assemblée nationale, après avoir été voté en juillet dernier
au Sénat. Présenté comme une simple adaptation d’une série de règlements
européens, il cherche en réalité à instaurer
une censure autoritaire et extrajudiciaire, en voulant mettre fin à l’anonymat en ligne. Les articles 1 et 2 renforcent
l’obligation pour les sites pornographiques de vérifier l’âge de leurs
utilisateurs. Depuis 2020, une simple case à cocher auto-déclarative suffit
mais personne, ni les plateformes, ni le gouvernement, ne savent comment
effectuer cette vérification d’âge. La CNIL suggère de passer par un tiers de
confiance. Mais, d’une part, le tiers pourra facilement déduire que l’objectif
sera de consulter un site pornographique et, d’autre part, ce mécanisme impose
l’utilisation d’une identité numérique d’Etat qui deviendra obligatoire de
fait.
Mécontent
d’une justice qui, à son goût, ne censure pas assez les sites pornographiques,
il propose de la contourner : le projet de loi SIREN passe d’une censure
judiciaire des sites à une censure administrative, c’est-à-dire extrajudiciaire.
Ce n’est donc qu’une fois la censure décidée qu’un juge vérifiera sa légalité. Le
ministre à l’origine de ce projet de loi, Jean-Noël Barrot, a admis que ce mécanisme pourrait
parfaitement conduire à censurer des réseaux sociaux comme Twitter. Ce contournement du juge est
particulièrement inquiétant dans un
Etat de droit. La justice est vue par le gouvernement comme un frein, un
obstacle qu’il faudrait « contourner ».
Agir d’abord, réfléchir ensuite.
Cette
vérification de l’âge implique la fin de l’anonymat en ligne, qui est protégé
tant par le droit de l’Union européenne que par la Convention européenne de
sauvegarde des libertés fondamentales. Cette loi s’insère dans une série de
prises de positions et de lois en défaveur de l’anonymat en ligne. En juillet,
le Parlement a adopté une proposition de loi Horizons qui instaure une « majorité numérique ». La
rapporteure du texte au Sénat l’a torpillé en soumettant son entrée en vigueur
au feu vert de la Commission européenne qui ne devrait jamais être donné. En
revanche, cette tentative montre bien que le législateur est prêt à généraliser
le contrôle de l’identité en ligne, parce que pour lui la solution aux
problèmes ne peut résider que dans l’interdiction : interdire le porno et
les réseaux sociaux aux mineur.es, voire peut-être demain également les VPN
(réseau privé virtuel anonyme et chiffré). Parce que pourquoi pas.
L’une
des conquêtes des régimes dits démocratiques a consisté précisément à imposer
le secret des correspondances privées. La législation en germe de l’utilisation
des nouvelles technologies, en s’en prenant en apparence aux aspects les plus
répugnants (la pédophilie, par exemple) ignore la nécessité d’interdire la
production de ces ignominies.
Stéphanie
Roussillon, le 25.10.2023