Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 26 février 2021

 

Les nouveaux outils d’asservissement

(1ère partie)

 

Visionnage boulimique de séries, addiction aux jeux vidéo, consommation devenue divertissement ordinaire, invasion des musées par les marques, etc. Plus aucun espace n’échappe aux productions culturelles du capitalisme hypermoderne. Ces nouveaux outils – séries, jeux vidéo, consumérisme, ‘art’- constituent les derniers avatars de la culture de masse qui laminent les sociétés et domestiquent les esprits. Cet article s’inspire du livre Divertir pour dominer 2 (1), ouvrage collectif qui fait suite à celui qui s’attaquait aux écrans, à la publicité, au sport et au tourisme.

Les séries

 

Jusqu’à l’avènement des nouvelles technologies, c’était les biens, services et produits culturels qui étaient considérés comme rares et précieux. Désormais, ils sont pour la plupart ‘gratuits’, accessibles en quelques clics et existent à profusion ; c’est donc notre attention, notre capacité à pouvoir les consommer, qui est devenue rare et porteuse de valeur. Des technologies d’une efficacité croissante sont donc créées pour capter cette attention puisque l’emprise numérique a détruit, pour une bonne part, la possibilité même de se concentrer sur un seul et même objet pendant plus de quelques minutes à cause des notifications multiples. Dans ce nouvel environnement, on peut se demander dans quelle mesure il est encore possible d’investir autant de ressources attentionnelles pour visionner  des programmes tels que les séries. Pourtant c’est de plus en plus le cas.

 

En effet, même si la télévision diffuse depuis les années 1950 des feuilletons français ou américains, ils restaient des programmes télévisés parmi d’autres. A partir des années 90, tout change : des séries comme Les Experts, X-Files ou Urgences obtiennent de très bonnes audiences. Entre 2012 et 2018, les plateformes de streaming (Netflix, Hulu, Amazon…) ont multiplié par dix leur production.

 

Le développement de ces nouveaux médias a entrainé une fragmentation de l’audience. Quand il n’y avait qu’un téléviseur par foyer, il fallait concevoir des programmes fédérateurs, qui ne font fuir personne. Or, justement l’addiction repose sur ce qui fait peur, et la série repose sur deux choses : l’empathie et l’addiction. Au-delà du glauque et du morbide, que l’on retrouve dans les deux principaux genres que sont la série policière et la série médicale, de nombreux sujets sont abordés, y compris la politique, dans les centaines de séries produites chaque année.

 

L’objectif suprême est de capter intégralement l’attention dans un environnement des plus concurrentiels. Il existe plusieurs régimes d’attention, dont l’état d’alerte et la fidélisation. Le premier se caractérise par l’envoi constant d’avertissements et la fidélisation vise à établir un rapport de confiance sur le long terme. Dans le cadre de productions culturelles, ils permettent de faire vivre des sensations fortes au consommateur tout en les fidélisant. La fidélisation est inhérente à la nature même des séries. Le principe est que l’on retrouve d’un épisode à l’autre les mêmes personnages, des thématiques et/ou un univers commun, mais aussi un rythme et des mécanismes narratifs qui reviennent. Au fondement des contenus sériels, on trouve la répétition et une certaine prévisibilité, gratifiante pour un téléspectateur qui a ainsi l’impression de découvrir un nouvel épisode, de se laisser surprendre tout en étant capable d’anticiper certains développements. Situation grisante à une époque de grande incertitude comme la nôtre.

 

Aliénation en série

 

C’est cette obsession de la fidélisation qui rend les contenus culturels sériels si hégémoniques. Umberto Eco qualifie de loi de l’itération cette application d’un schéma narratif et de procédés identiques, de thèmes et de personnages qui reviennent à chaque fois, créant ainsi le plaisir régressif de l’attendu et répondant à des mécanismes psychologiques de consolation.

 

Pour maintenir l’attention d’une séquence à l’autre, il faut du contraste : de lieu, de moment de la journée, d’intensité, de ton, etc. Le pouvoir de captation de la série résulte de cet agencement pensé quasi scientifiquement, à la manière d’un chimiste cherchant la bonne formule. A cela s’ajoute d’autres règles et ‘trucs’ dont dépend la fabrication d’émotions, de tensions et d’affects chez le téléspectateur. C’est un véritable formatage fondé sur des méthodes éprouvées de captation de l’attention, poussées au plus haut degré de rationalisation.

 

La création audiovisuelle s’effectue dans un contexte de storytelling : la transformation de tout discours et création en récit. Le narratif est devenu le mode prééminent de compréhension et de représentation de la réalité. Selon le poète Jean-Pierre Siméon : « ces scripts narratifs procèdent par schémas, schémas du drame, de l’exploit, de la bonté ordinaire, de la rédemption, etc., ce qui signifie nécessairement qu’ils opèrent sur le réel un travail de réduction et de simplification ». Cette caricature du réel « infantilise, modélise les affects et les comportements ».

 

Plus addictive et chronophage que jamais, la forme série est désormais hégémonique, influente sur d’autres formes de création, massivement consommée, à une échelle mondiale et dans toutes les couches de la population, louée de toute part, omniprésente dans les médias et dans la vie de nos contemporains, objet d’investissements financiers colossaux, totalement légitimée par les institutions savantes, etc. Les séries entrent tellement en résonance avec l’époque qu’elles ont fusionné avec elle, empêchant tout recul nécessaire au déploiement d’un regard critique. Hors, il vaut mieux l’avoir développé, surtout la prochaine que vous vous surprendrez en plein binge-watching  (consommation de plusieurs épisodes d’une série à la suite).

 

Les jeux vidéo

 

« Les jeux sont la seule force de notre univers actuel qui permette d’obliger les individus à agir contre leurs intérêts personnels, de manière prédictible, et sans utiliser la force ». Le conférencier Gabe Zichermann, ainsi, faisait l’éloge de la gamification au congrès Google Tech Talks.

 

Il est difficile de nier que la pratique des jeux vidéo, comme celle des jeux de rôles sur table qui les ont précédés, s’inscrit dans une logique de compensation sociale. Par la possibilité, via un avatar, d’acquérir des « grandeurs », au sein de « scénarios » mâtinés d’idéologie néolibérale (valorisation de la réussite individuelle concrétisée par la capitalisation de ressources), ces produits fournissent aujourd’hui, dans le virtuel, la possibilité à une génération durement touchée par la « crise », de mener une seconde vie, jugée plus « brillante » - en fonction des idéologies dominantes - que la vie sociale réelle et/ou le rapport au monde scolaire.

 

Caractéristiques de la « masculinité militarisée » destinée dans les années 1980 et 1990 à séduire un public cible constitué par les enfants, les adolescents et les jeunes adultes de sexe masculin des pays occidentaux, les idéologies politiques des jeux vidéo se sont peu à peu diversifiées afin de gagner de nouveaux publics. Ce qui explique que l’on peut avoir aujourd’hui des jeux vidéo où le personnage principal n’est plus un marine, un paladin ou un chevalier mais un truand, un anarchiste crasseux, un.e activiste politique « de gauche » luttant contre un pouvoir « dictatorial » et « capitaliste », un sympathique petit animal ou encore une farouche guerrière lesbienne, sans pour autant changer les mécanismes de progression des avatars : gagner des « niveaux » et devenir de plus en plus « remarquable ».

 

La diffusion de thèses et de données discutables, au sein de la communauté scientifique et auprès du grand public, grâce à certaines publications, vise à délégitimer les perspectives d’analyses critiques. Ces pratiques culturelles ont aujourd’hui le statut d’arts, leurs détracteurs apparaissent comme des tenants de la « panique morale ». De ce fait, toute personne émettant des « critiques » à l’égard des jeux vidéo tend à être ringardisée par les thuriféraires de la game culture, à être assimilée à la droite « extrême », réactionnaire, aux tenants d’un « ordre moral bourgeois » qui méprise une « culture populaire », celle des jeux vidéo, aujourd’hui censée être pratiquée par « tout le monde », par le « peuple »… Les firmes multinationales, ces « industriels » du loisir, fabriquent des produits les plus lucratifs du moment, imposent une culture dite populaire pour mieux distraire et asservir.

 

L’empire du ludique

 

La gamification fonctionne en récupérant des mécaniques de jeux et en les transposant dans des environnements sociaux ne relevant pas habituellement du divertissement. Son procédé consiste à élaborer une science des jeux, afin d’en extraire des éléments caractéristiques tels que la définition d’objectifs sous la forme d’une quête, l’introduction d’éléments de motivation, des formes de « challenge », ou encore la création de récompenses extrinsèques à l’activité. Une fois ces éléments repérés et catalogués, en sommes capitalisés, il n’y a plus qu’à les réinjecter, les réinvestir dans n’importe quelle activité pour créer un empire ludique dans lequel le jeu s’érige en nouveau progrès social, tenant des promesses d’émancipation, de gouvernance et de productivité pour ré-enchanter le monde. Si sa grotesque ambition de faire de la vie un jeu semble être de l’ordre du fantasme, ses formes multiples et flexibles, ses partisans dispersés à travers le monde, à travers divers domaines d’activités, indiquent que le jeu est devenu un acteur fondamental du libéralisme : par l’entremise de l’industrie culturelle vidéo-ludique, ce dernier s’impose dans sa version la plus technophile et peut-être l’une des plus pernicieuses.

 

Le travail n’échappe pas non plus à cette invasion du ludique. Le domaine du management voit dans le jeu un nouvel atout, notamment par le biais de la compétition. Le manager devient un distributeur de fun, capable de mieux conduire l’employé qui s’intègre comme un bon joueur au service de la réussite de l’entreprise : plaisir et jouissance de petites récompenses à court terme anesthésient les consciences et infantilisent les individus.

 

Le jeu, au service du capitalisme, permet d’amollir la masse, de contrôler par le moyen de faibles réjouissances, de divertissement, de fun.

 

Stéphanie Roussillon

 

(1) Divertir pour dominer 2, dirigé par Cédric Biagini et Patrick Marcolini, Ed. L’échappée