L’Europe,
ennemie du droit d’asile
Cinq
banderoles sont accrochées simultanément le 7 mars dernier, sur 4 ponts de
Paris par des militants soutenant les personnes exilées en situation de
refoulement. « Votre politique
migratoire tue » assène une coalition d’organisations contre les
violences aux frontières, elle annonce des plaintes contre la Grèce et l’UE
pour les violations des droits des personnes exilées. Depuis début mars, des
personnes meurent à la frontière gréco-turque ! Cette situation est la
conséquence directe de choix politiques opérés par les dirigeants européens qui
voudraient boucler les frontières de l’UE, notamment en sous-traitant à des
Etats non européens, l’examen des demandes d’asile et l’encampement des
indésirables. Des images insoutenables arrivent quotidiennement montrant des
personnes exilées, refoulées ou mises délibérément en danger. Pour empêcher
leur entrée en Europe, la police et l’armée grecques, rejointes par une partie
de la population ainsi que par des mouvements fascistes, ont déployé un niveau
de violence inédit. En mer, comme le long de la rivière Evros, leurs agents
barrent la route aux bateaux, provoquent des naufrages, tirent en l’air,
blessent et tuent. Non seulement l’UE ne condamne pas ces actes gravissimes,
mais elle les soutient et les encourage : au lieu de rappeler aux
autorités grecques que le droit international comme le droit européen
interdisent de refouler à la frontière une personne en demande de protection
internationale sans avoir examiné sa situation, le président du conseil
européen salue les efforts des Grecs pour « protéger les frontières de
l’Europe », tandis que la présidente de la Commission européenne qualifie
la Grèce de « bouclier européen » comme si l’Europe était menacée par
un ennemi. De son côté, l’agence européenne Frontex va déployer une
intervention rapide dans la zone, ouvrant un nouveau front de la « guerre
aux migrants » menée depuis une vingtaine d’années par l’UE à ses
frontières. (1)
Que
se passe-t-il à la frontière gréco-turque ? Qui décide de bloquer ceux qui
fuient, et notamment des Syriens bombardés
par Assad et son allié russe ? Quel jeu joue Erdogan ? Et la
France ?
Que se
passe-t-il ?
Sommes-nous,
à nouveau, comme en 2015, face à ce que les « bien-pensants »
nommaient la « crise des migrants » alors même qu’il s’agissait de
l’incapacité européenne à définir une politique d’accueil, digne de ce nom. En
2015, il s’est trouvé quelques pays, et notamment l’Allemagne de Merkel pour
accueillir des centaines de milliers de migrants, Syriens plus
particulièrement. Aujourd’hui, on n’en est plus là. L’UE est déterminée à
accentuer le refoulement aux frontières pour ne pas accueillir dans son espace
territorial. C’est une nouvelle illustration de sa politique, l’externalisation
à des sous-traitants. Elle le fit en 2016 avec la Turquie, celle-ci
s’engageant, moyennant 6 milliards d’euros, à contenir les réfugiés syriens en
Turquie. Les 3.2 milliards déjà versés n’ont jamais bénéficié aux 3.7 millions
de réfugiés en Turquie !
Et
voilà que, le 28 février, au moment où Assad/Poutine bombardent sans relâche
les populations d’Idlib et de sa région, Erdogan annonce que la voie vers l’UE
est ouverte, ce qui déclenche immédiatement un affrontement
« diplomatique » entre Erdogan et Mitsotakis : pas question pour
la Grèce d’accepter ces réfugiés syriens.
Il décide de suspendre le droit d’asile en Grèce et d’envoyer l’armée, bloquant
ainsi à la frontière gréco-turque, le long du fleuve Evros, les Syriens
notamment, mais aussi des Afghans, des Irakiens, otages d’un chantage odieux
d’Erdogan face à l’UE. Erdogan réclame plus d’aide et l’UE exige le respect de
l’accord de 2016 pour verser les 2.8 milliards restants.
Début
mars, l’hypocrisie diplomatique se
met en œuvre : pour l’UE, il s’agit de ne pas cabrer la Turquie qui « n’est
pas une ennemie » et de soutenir la Grèce dans sa tâche de « bouclier »
de l’Europe. On ne « condamne » pas, à Bruxelles, la rupture de
l’engagement d’Erdogan, on rejette « fermement » l’usage de la pression
migratoire à des fins politiques !! On promet 170 millions d’euros et l’aménagement
de l’accord de 2016 avec de nouvelles mesures d’aides. De même, on ne condamne
pas la décision du gouvernement grec de « suspension » du traitement
des demandes d’asile, pourtant contraire au droit international, on redonne des
moyens à Frontex qui va déployer « une force rapide » à la frontière
gréco-turque dans l’Evros (1 navire, 2 patrouilleurs, 2 hélicoptères, 1 avion),
les garde-côtes seront renforcés au-delà des 530 déjà présents et des
fonctionnaires du bureau d’asile seront chargés d’accélérer l’examen des
demandes et on promet 700 millions à la Grèce pour améliorer les centres de
« réception ».
Coupable est l’UE d’abandonner ainsi les
exilés, en exigeant de la Grèce
qu’elle assume leur accueil ; ce ne sont pas les quelques centaines de
millions d’euros et de nouveaux renforts sécuritaires qui vont répondre aux
besoins vitaux des migrants. Ce n’est pas non plus la proposition d’Ursula von
der Leyen d’accueil de 1 500 enfants mineurs qui va régler la question. Il
y aurait environ 30 000 personnes dans les « centres de réception et
d’identification » des îles de la mer Egée (les hotspots) en surpopulation
insupportable et ce serait de nouveau quelques dizaines de milliers de
personnes en errance à la frontière grecque. L’UE nous fait croire qu’elle ne
peut accueillir dignement 100 000 personnes ! Argument irrecevable qui nie le droit international.
Les
autorités grecques, sures de ne pas être condamnées, exécutent leur plan :
mise en camp de rétention de tous
ceux qui ont franchi la frontière depuis le 1er mars, en vue de leur
expulsion, volonté d’ouvrir un camp
à la frontière bulgare, déclenchant la colère du ministre de la défense
bulgare, chef du parti nationaliste, Krassimir Karatchanov, se déclarant prêt à
déployer 400 militaires si besoin. Quant aux exilés, coincés à la frontière,
ils sont repoussés à coups de gaz lacrymogènes et de canons à eau, violentés,
battus, certains déshabillés et dépouillés de leur argent avant d’être refoulés.
Peut-on
imaginer que de tels actes « criminels », que pareils traitements
puissent se dérouler dans l’UE !
Politique
migratoire de la Grèce
Entrée
dans la zone euro en 2001, la Grèce subit la crise de 2018 qui provoque des
effets dévastateurs dans le pays : plans d’austérité, coupes massives dans
les budgets sociaux, baisse des salaires, réformes des retraites,… Entre 2009
et 2019 neuf plans d’austérité se sont enchaînés. Entre 2008 et 2014, plus de 20 000
manifestations ont lieu à travers le pays. Avec des conséquences d’instabilité
gouvernementale : entre 2008 et 2016, la Grèce connaît 5 gouvernements
successifs, et l’arrivée d’un parti néo-nazi au parlement en 2012.
La
Grèce devient pays d’immigration, après 1989 et la chute des régimes communistes
dans les Balkans et en Europe de l’Est, accueillant majoritairement des
Albanais, mais aussi des Bulgares, Géorgiens, Roumains et Russes. Ses premières
lois sur l’immigration de 1991 l’appréhendent comme une affaire de maintien de
l’ordre et de santé publique. Avec les printemps arabes et la guerre en Syrie,
le nombre d’exilés qui entrent en Europe par la Grèce augmente. Ce qui conduit
l’UE à imposer l’accueil des exilés aux Etats membres proches des frontières
externes de l’Europe, la Grèce et l’Italie. L’année 2015 voit une augmentation
importante des exilés aux portes du continent européen (et principalement en
Grèce – 853 000 personnes et en Italie – 154 000) ; globalement
ce sont 1.5 million de personnes entrées en Europe (1/500ème de la
population) qui auraient pu être réparties de manière équilibrée et n’auraient
pas constitué une « visibilité anxiogène » qui a alimenté le discours officiel xénophobe.
Sous
forte pression de l’UE, en 2016, le gouvernement Tsipras modifie la
législation, durcissant l’accueil : création de 5 « centres de
réception et d’identification (hotspots) sur les seuls territoires des îles de
la mer Egée (Samos, Lesbos, Chios, Kos, Leros), procédure accélérée à la
frontière... Il s’agit d’identifier les migrants « économiques » en
vue de leur refoulement,
d’identifier les demandeurs d’asile, les enregistrer, traiter leur demande, les
relocaliser ou les expulser. La relocalisation est un
mécanisme de répartition européen consistant en un transfert d’un quota de
personnes répondant à certains critères vers les Etats-Membres : en Grèce
l’objectif était de relocaliser 63 302 personnes : fin 2017 seuls 20
% des demandeurs avaient quitté le pays.
Pour
autant, le nombre de réfugiés en Grèce n’a jamais dépassé 65 000
personnes. Fin 2018, 20 % des demandeurs d’asile sont Syriens, 17.82
% Afghans, 14.53 % Irakiens, 11.57 % Pakistanais et 7.22 % Turcs. Pour
relativiser les thèses de « l’envahissement », il convient de
préciser qu’Erdogan ouvre la frontière pour 12 000 à 15 000 personnes,
alors que la Grèce est un pays qui reçoit plus de 35 millions de touristes
chaque été !
Mais,
voilà, l’hystérie gonfle. Aujourd’hui,
Mitsotakis, « Nouvelle démocratie », chef du gouvernement
conservateur depuis juillet 2019, doit faire face à la fronde des insulaires
opposés à l’installation de nouveaux centres de réfugiés sur les îles où la
situation est catastrophique. Ces îles
prisons sont devenues symbole de l’échec de l’accueil au sein de l’UE, les
hotspots « entassent » les exilés dans des conditions
déplorables : mi-novembre 2019, Lesbos, prévu pour 2 840 personnes en
compte 14 919, Chios prévu pour 1014 en dénombre 4 776 ; celui
de Samos en compte 6 232 au lieu de 648, etc.
Par
provocation ( ?) hautement symbolique dans l’histoire de la Grèce, le 1er
ministre a envisagé la possibilité d’entasser
les réfugiés dans de nouveaux camps construits dans des îles inhabitées et arides, qui furent les lieux
d’incarcération et d’exil pour les militants de gauche après la guerre civile
(1949) ; les îles sèches et stériles de Gyaros et Makronisos ont été des
lieux de martyr pour les prisonniers politiques pendant la dictature militaire
de 1967-1974. Cela ne peut que contenter l’extrême-droite qui, en toute impunité, se comporte en « milices » anti-migrants. Dans
l’Evros, l’extrême-droite attise les colères. Dans les villages, les habitants
patrouillent jour et nuit au bord du fleuve, fusil de chasse au dos et
dénoncent aux forces de l’ordre ceux qui tentent la traversée, accueillis par
des gaz lacrymogènes, tirs à balle réelle, arrêtant ceux qui veulent passer en
Europe et les maltraitant… Et bien ! Cela ne suffit pas à ébranler les
Etats membres de l’UE !!!, ce qui fait dire à un eurodéputé de Syriza « Dans l’Evros, la République est en
train d’être abattue, nous ne sommes pas menacés par les réfugiés mais par la
paralysie des dirigeants de l’UE et par l’Extrême-Droite ». L’on
comprend encore mieux cette intervention lorsque l’on sait que Tsipras, par
souci d’une perspective de carrière politique future, a déclaré qu’il était
d’accord avec la fermeture de la frontière et qu’il était prêt à apporter son
soutien à une confrontation vigoureuse de la menace turque. Interrogé sur la
jeunesse de Syriza qui a appelé à manifester, avec la gauche anticapitaliste
radicale, à Athènes et Thessalonique pour soutenir les exilés, méprisant, il a
estimé qu’ils sont jeunes et qu’il est normal qu’ils soient un peu plus
sensibles.
Dès
son arrivée au pouvoir, Mitsotakis a
mis en œuvre une politique agressive de
répression des migrants et a réformé le droit d’asile, concernant la
validité des titres de séjour, la détention généralisée et prolongée, la
restriction dans l’accès au marché du travail, la procédure accélérée à la
frontière pour les personnes vulnérables, etc… L’on reconnaît dans ces mesures,
celles votées par le parlement français fin 2018. Elles portent la
« marque » de la politique
migratoire européenne régressive,
menant une guerre ouverte contre les
migrants.
Europe, ennemie du droit d’asile
Une
soixantaine d’intellectuels s’indignent que l’UE refuse sa protection à ceux
qui fuient les horreurs de la guerre menée par un Etat criminel en Syrie. Nul
besoin de requérir l’unanimité pour une telle décision, un seul Etat membre de
l’UE suffit pour enclencher cette procédure prévue dans le droit européen.
En
réalité, les personnes exilées sont des instruments dans les négociations, véritable
politique de « troc ». Pour
quels résultats ? Quatre ans après l’accord indigne UE/Turquie, les
hotspots n’ont pas cessé d’être engorgés, laissant des milliers de personnes
vivre dans des conditions dégradantes et inhumaines. Alors qu’Assad, soutenu
par la Russie, poursuit la guerre, déplaçant, à nouveau, des centaines de
milliers de personnes, on continue : Erdogan exerce son chantage « je
cesse d’être le gendarme » d’une partie des frontières extérieures de
l’UE. La Grèce et les Etats membres de l’UE se déclarent indignés et… mettent
en œuvre au nom de la protection « des frontières », des mesures
illégales et brutales en violation des droits des exilés. Le voilà, l’odieux consensus au sein de l’UE :
fermeture de la frontière gréco-turque et protection
des frontières au prix des vies
humaines ! Le régime autoritaire d’Erdogan s’en trouve renforcé. Le
chantage a payé. Fermez le ban !
Cette
situation illustre la politique
volontairement régressive de l’UE, depuis les années 2000, qui consiste à verrouiller
les frontières : d’une part, sur son territoire avec une politique
d’enfermement et d’encampement des exilés, d’autre part, à ses frontières,
extérieures en la confiant à des sous-traitants (Turquie, Libye).
Parallèlement, elle fait reposer sur les pays qui forment la frontière
extérieure la charge de l’accueil. Ainsi, le règlement Dublin contraint le
demandeur d’asile à déposer sa demande dans le pays européen où il arrive, à
savoir principalement, la Grèce et l’Italie.
Il
y a donc une politique migratoire européenne et elle s’applique tous les
jours !
La
Cour européenne des droits de l’Homme vient de rejeter la requête dont l’avaient
saisie, le 16 juin 2016, 51 personnes de nationalités afghane, syrienne et
palestinienne (parmi lesquelles de nombreux mineurs) maintenus de force dans
une situation de détresse extrême dans le hotspot de Chios (nourriture
inadaptée, conditions matérielles dangereuses, grandes difficultés d’accès aux
soins, privation de liberté, arbitraire administratif anxiogène avec la menace
permanente d’un renvoi vers la Turquie. La seule violation retenue par la Cour
concerne l’impossibilité pour les requérants de former des recours effectifs
contre les décisions du fait du manque d’informations accessibles sur place.
Pour le reste, il aura fallu plus de 3 ans à la CEDH pour juger que la plainte
des 51 de Chios n’est pas fondée : elle n’est « pas convaincue que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on
pouvait raisonnablement attendre d’elles », les problèmes liés à
l’accès aux soins évoqués sont relativisés en rappelant que « l’arrivée massive de migrants avait créé
pour les autorités des difficultés organisationnelles, logistiques… » ;
s’agissant, enfin, de la surpopulation et de la promiscuité, si elle n’en
écarte pas la réalité elle relève que les requérants n’ont pas indiqué le
nombre de mètres carrés dans les conteneurs ….
Depuis
3 ans, des dizaines de milliers de personnes sont confinées dans les 5 hotspots
de la mer Egée par l’UE qui finance la Grèce afin qu’elle joue le rôle de
garde-frontière de l’Europe. C’est cette politique là que mettent en oeuvre
tous les Etats membres.
La frontière tue avec le consentement
de l’UE et de la France. Macron a adressé toute sa « solidarité »
à la Grèce et à la Bulgarie et assure que la France « est prête à contribuer aux efforts européens pour leur prêter une
assistance rapide et protéger les frontières » ! Par ses
propos, Macron accepte que se déroulent de telles barbaries, considérant ceux
qui fuient la guerre et la misère comme des pestiférés et approuvant, seul, la politique migratoire de
l’UE, en fermant les yeux, hypocritement,
sur les refoulements des êtres humains qui tentent de passer. Nous devons
dénoncer sans relâche ces politiques criminelles. Migrer n’est pas un crime
mais un droit. Fermer les frontières
et persécuter des individus n’évite pas une « crise » migratoire et
humanitaire mais la crée et la renforce.
Odile
Mangeot, le 22.03.2020
Sources :
alencontre.org/ Gisti, Migreurop
(1)
Appel à retrouver
sur www.gisti.org/