Religions.
La comptabilité morbide n’explique rien
Le
texte paru dans PES précédent, engage le débat sur la « nature » du
pouvoir exercé par les institutions. Les religions sont-elles toujours
maléfiques quelles que soient les circonstances ? Faut-il s’en prendre aux
religions, alors même que l’on assiste en France, tout particulièrement, à un
phénomène massif de déchristianisation et d’adaptation séculière de la religion
musulmane dont la traduction la plus singulière est la « prolifération des
mariages mixtes » (1) ? Certes les soubresauts d’intolérance
religieuse existent et peuvent prendre la forme d’actes terroristes. Il n’y a
donc pas lieu d’en minimiser l’importance. Mais le problème soulevé par
l’article de Stéphanie est ailleurs : c’est celui de la condamnation
justifiée des crimes commis au nom de la religion qui conduit, dans sa
conclusion, à l’affirmation d’un nouveau paradis, celui « d’un divin amour
(partagé) qui nous laisse(rait) notre libre arbitre ». Il s’agit là d’une
véritable croyance où l’humanité serait réconciliée avec elle-même et ce, sans
tenir compte des rapports de classe, du poids des traditions séculaires et des
mentalités, bref, de ces résistances de longue durée. Cette croyance résulte, à mon sens, de
l’énumération quantitative des
crimes commis au nom de Dieu et ce, indépendamment des contextes historiques.
Le nombre de morts et de femmes reléguées, opprimées, les textes « sacrés »
le promouvant plus ou moins explicitement ne rendent pas compte des processus,
le plus souvent contradictoires qui en furent la trame historique. Ci-après, je
voudrais schématiquement illustrer une appréhension plus qualitative reposant sur un constat du même ordre.
Les
groupes sociaux, les formations sociales nationales, quelles que soient
d’ailleurs les époques, sont confrontés à leur propre représentation du monde.
Pour comprendre le monde, face à des connaissances plus ou moins imparfaites,
le recours à des croyances, des mythes et des conceptions religieuses s’institue,
se transforme en pouvoirs au sein des communautés, bref, des structures
d’asservissement et, parfois, de libération.
Pour une
approche matérialiste et historique des religions
Les
sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs pouvaient croire à la terre-mère
parfois vengeresse mais leur survie reposait sur l’abondance relative des
animaux qu’ils magnifièrent dans les grottes. Avec l’apparition de
l’agriculture et de l’élevage, animaux élevés et plantes cultivées devinrent
propriété d’un clan. La division du travail s’institua ; des corps armés, censés
protéger la communauté, firent régner une hiérarchie de pouvoir, des chefs et
de sorciers invoquant les dieux… Le matriarcat - bien qu’il subsiste encore (2)
- fut remplacé par un patriarcat. Cette évolution connut bien des formes différentes
reposant sur des appréhensions du monde terrestre, largement incompréhensibles
par lui-même sauf à invoquer les puissances mythiques de l’au-delà. L’alliance
des chefs et des sorciers favorisa, de fait, la cohésion du clan face à
l’adversité des calamités naturelles et aux conflits de territoires avec
d’autres clans. Il n’est pas anodin de noter, face à la représentation
rousseauiste du « bon sauvage », la récente découverte, en Alsace,
d’ossements humains révélant la pratique de l’anthropophage.
En
me focalisant sur le christianisme,
je voudrais indiquer l’ambiguïté qui
le caractérise (mais l’on trouve les mêmes paradoxes dans les autres religions).
Ainsi, l’histoire des Hébreux, en
esclavage en Egypte, se libérant de cet assujettissement dans la recherche de
la « terre promise » massacrèrent sur leur passage ceux qui leur faisaient
obstacle. La Bible, le judaïsme, le recours à la notion de « peuple élu »
à qui tout est permis, proviennent de cette ambiguïté initiale.
Lors
de l’occupation romaine, la religion
judaïque est devenue un instrument de collaboration. Se lèvent dès lors des
prophètes de la délivrance, Jésus, pour autant qu’il ait existé, est l’un
d’entre eux, parmi d’autres. Chasser les prêtres des temples est l’appel
symbolique à desserrer l’emprise romaine. Cette lutte ne peut, dans les
conditions de l’époque, que prendre la forme eschatologique des fins dernières
du monde d’ici justifiant le « militantisme » missionnaire de
l’évangélisation dans l’attente de l’apocalypse. Parmi d’autres, la secte
chrétienne accroît son influence dans l’empire romain entré en décadence sous
l’effet, notamment, des invasions barbares qu’il ne peut plus juguler. Face au
désordre existant, à la plèbe trop « remuante », les massacres des
chrétiens (et autres sectes), l’Empereur se convertit, restaure son pouvoir en imposant
un seul culte institué, celui du christianisme. Ce ne sera pas suffisant pour
maintenir l’Empire mais entraînera en revanche la diffusion du christianisme
puis la scission entre l’Eglise d’Occident et d’Orient, résultant de la
division puis de l’effondrement de l’empire romain. Sans ces cataclysmes, il
n’est guère possible de fournir une « explication » prosaïque pour
comprendre les raisons de la diffusion d’un monothéisme à moins d’avoir recours
aux invocations mystiques qui le caractérisent.
Pour
se maintenir au pouvoir, les classes
dominantes, dans leurs affrontements avec d’autres, vont devoir se servir
et instrumentaliser le catholicisme
institué, qui s’y prête. Ce fut le cas des rois francs qui, avec la bénédiction
des prêtres, instituèrent leur sacralisation et la confusion entretenue entre
le temporel et le spirituel. Ce ne fut pas sans heurts criminels, la chasse aux
païens, aux « sorcières » paysannes qui, par leurs connaissances empiriques
des plantes, prétendaient mieux soigner les vivants que l’appel à la prière.
Puis la corruption bien temporelle de l’Eglise provoqua des schismes et
l’institution de l’inquisition et la torture nécessaire pour réduire par la
terreur les hérétiques. Ceux qui ambitionnaient de revenir à la doctrine
originelle, ces « parfaits » furent réduits à néant par la croisade
contre les Cathares. Il en allait
ainsi pour maintenir l’unité féodale
qui risquait de se disloquer en France.
Plus
tard, la royauté française fit
prévaloir une certaine indépendance à l’égard du Saint-Siège romain. Puis vint
le schisme protestant. Au-delà du
contenu de cette doctrine, la rupture avec la papauté fut consommée. Elle
exprimait la volonté des princes
allemands et des bourgeois d’acquérir une indépendance relative. Les
conséquences en furent effroyables : guerres de religion en France qui
finirent par rétablir la souveraineté du roi et des féodaux et ouvrirent dans
le sang la voie à l’absolutisme.
Dans les provinces allemandes les luttes furent tout aussi impitoyables :
les princes allemands appuyés sur la doctrine luthérienne s’opposèrent aux paysans gagnés par l’évangile de Thomas Münzer prônant un communisme
primitif (3). Cette lutte de classes ne pouvait, à l’époque, que prendre la
forme d’une guerre de religions. En Grande-Bretagne, les schismes se
traduisirent par la suprématie de l’Eglise anglicane,
et par conséquent, le rejet du papisme. En Espagne, l’histoire fut
différente : ce fut l’islam qui fut combattu avec la dernière extrémité :
« la Reconquista ». Après bien des massacres et tortures
menées par l’inquisition, la suprématie royale catholique l’emporta sur toute
l’Espagne.
La
domination religieuse confortant le
pouvoir royal fut, de fait, entamée
d’abord par l’esprit des Lumières
puis en France par la Révolution Le développement des connaissances
scientifiques (que l’on pense à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert) et de
la philosophie humaniste eut un profond impact sur les élites. Les mentalités
se modifièrent ouvrant la voie au rationalisme et à la domination de la
bourgeoisie, puis, bien plus tard, à la séparation (relative) de l’Eglise et de
l’Etat. L’Eglise devait conserver
toutefois un réel pouvoir, certes
minoré, non plus cette fonction d’intrication du pouvoir temporel et céleste,
mais celle d’une instrumentalisation permettant de continuer à soumettre les
populations. Une certaine déchristianisation était en marche, concurrencée par
le développement nécessaire des connaissances scientifiques et de l’alphabétisation
massive (que l’on pense au développement industriel et de manière concomitante
celui de l’instruction primaire). De fait, le nationalisme et le racisme s’imposaient comme idéologie dominante
dans la concurrence capitaliste entre nations et la suprématie à acquérir sur
l’ensemble des peuples à coloniser.
Aux Amériques, l’histoire prit un tour différent : aux USA, au Canada, le protestantisme
élitiste cautionnant l’enrichissement et la conquête de l’Ouest aboutit au
génocide des Indiens et au recours à l’esclavage intensif que les pays d’Europe
avaient déjà mis en œuvre sous les divers régimes monarchiques. En Amérique du Sud (dite latine !),
avec les conquistadors espagnols, à la recherche de l’or pour tenter de sauver
l’Empire sur le déclin, cela se traduisit à la fois par un génocide de grande
ampleur et une évangélisation forcée. Fin 19ème et début 20ème,
des schismes religieux se produisirent. Ils manifestaient l’aspiration des
paysans à se soustraire à la domination de l’Eglise instituée et aux
bourgeoisies compradores. Il n’est pas anodin de relever que la théologie de la libération fut une
arme idéologique pour se soustraire à la misère et à l’oppression des caciques,
des latifundiaires, de l’armée au service des classes dominantes, elles-mêmes
plus ou moins assujetties à l’impérialisme US. Des prêtres promouvant la
théologie de la libération soutinrent, rejoignirent les guérillas (Ernesto
Cardenal au Salvador Guitterez au Pérou, Leonardo, Clodius Boff au Brésil pour
ne citer que quelques-uns).
En Iran, le régime mis en place par les Etats-Unis avec le
shah d’Iran (coup d’Etat contre le nationaliste Mossadegh allié au parti
communiste Tudeh), et la répression impitoyable menée par la police politique,
la Savak, avec l’aide de la CIA entrainèrent la disparition de toutes les
forces d’opposition sauf celle qui se manifesta par la suite dans les mosquées, seuls lieux de
réunion autorisés. La représentation théologique prônée par les chiites était
devenue la seule vision dominante anti-impérialiste disponible pour se
débarrasser de la dictature du shah d’Iran… On connaît la suite dramatique.
Bref, ce dernier exemple prouve, s’il en est besoin, que « les peuples font leur propre histoire, mais ne savent pas
l’histoire qu’ils font » enfermés le plus souvent dans la
« fausse conscience » qui les meut, les traditions, les mentalités,
qui les enserrent dans des logiques aboutissant à des impasses.
S’il
y a lieu de distinguer les croyances millénaristes, les dogmes religieux, des
convictions s’appuyant sur des faits et surtout sur l’analyse des rapports
sociaux réellement existants, il n’empêche, l’emporte toujours, plus ou moins,
l’idéologie comme fausse conscience. Il en est ainsi du laïcisme intolérant qui
substitue à la lutte des classes la lutte contre les religions et plus
radicalement contre l’islam. Il occulte,
comme l’athéisme intransigeant, les
rapports de classes pour mieux les instrumentaliser. Il évite de prendre en
compte la force des traditions et des pratiques familiales, l’histoire longue des
mentalités, y compris celle du patriarcat, et donc de la libération des femmes
par elles-mêmes. Plus fondamentalement, c’est la nature du pouvoir qu’il faut saisir. « Le pouvoir rend fou, le pouvoir absolu, rend absolument fou ».
Pour autant, on ne saurait en revenir au mythe du bon sauvage. Les sociétés
primitives, certaines du moins, recoururent au cannibalisme, d’autres dans l’époque
récente (guerre au Cambodge) après avoir tué leurs ennemis mangeaient leur foie
pour ingérer leur force. Les croyances peuvent alimenter des pratiques des plus
archaïques. Il en va de même pour les Empires. Les chefs aztèques, outre les
sacrifices humains pratiqués pour invoquer la prétendue bienfaisance des dieux,
étaient ensevelis avec leurs épouses et serviteurs préalablement étranglés.
Toute
la comptabilité morbide pour mettre en lumière ces pratiques n’explique rien,
mise à part la révulsion morale qu’elles suscitent aujourd’hui… Ne restent,
pour rationnaliser ces processus historiques, que l’analyse des rapports sociaux,
des idéologies, des mythes, religions, qui justifient le pouvoir des classes
dominantes.
GD
le 20 mars 2020
(1)
Lire pour en
savoir plus d’Emmanuel Todd « L’origine
des systèmes familiaux » Gallimard 2011 ainsi que « les luttes de classes au 21ème siècle »,
Seuil 2020
(2)
Sur les sociétés
primitives, même s’il est aujourd’hui dépassé par les recherches actuelles, il
est toujours intéressant de relire « L’origine
de la famille et de la propriété privée » de Friedrich Engels. Pour
une approche beaucoup plus scientifique et réaliste, lire « Métamorphoses de la parenté » de
Maurice Godelier, Flammarion, qui a étudié de près différentes sociétés
primitives y compris celles qui subsistent dans les sociétés actuelles
(3)
Lire « les guerres des paysans » de
Friedrich Engels