Moyen-Orient.
Les
puissances étatiques et les peuples
Les
logiques cyniques de confrontation des puissances à l’œuvre au Moyen-Orient ne
peuvent se comprendre qu’en évoquant les bouleversements qu’ont connus les
différents pays qui le composent. L’article qui suit n’épuisera pas le sujet.
En effet, l’angle d’interprétation se focalise, pour l’essentiel, sur les
stratégies états-uniennes successives. Il entend néanmoins, fixer des repères
historiques pour saisir la complexité morbide de manipulation des peuples.
Les années
80. Le coup de tonnerre khomeinyste
Avant
le soulèvement contre le shah d’Iran et sa police politique, les Etats-Unis
dominaient la région constituée de protectorats dont ils s’assuraient
l’allégeance à coup de ventes d’armes et d’importations. De l’Arabie Saoudite
aux pays du Golfe, en passant par l’Iran et la Turquie membre de l’OTAN, leur
hégémonie était assurée. Restaient bien des régimes nationalistes réticents
mais ils étaient en voie de perversion kleptocratique ou patrimoniale. Les
encourager dans cette voie ne semblait pas poser problème sauf que persistait
la question palestinienne. Les accords d’Oslo étaient censés la résoudre :
un proto-Etat croupion dépendant d’Israël pour s’associer à la répression
contre les aspirations nationales, le grignotage territorial des colons et la
corruption de l’Autorité palestinienne feraient le reste.
Dès
la « révolution » khomeinyste, la donne a changé. Elle s’est
compliquée avec l’engagement des USA à combattre contre l’URSS, le régime
afghan dit communiste qui s’était emparé du pouvoir à Kaboul. Pour soutenir
ceux que, sans rire, les Etats-Unis désignaient comme « des combattants de la liberté »,
les islamistes furent mis à contribution et armés. Ils allaient proliférer,
donnant naissance à Al Qaïda et aux talibans.
Entre
temps, Téhéran diffusait sa version chiite de la théocratie après avoir humilié
la superpuissance US avec l’occupation de l’ambassade américaine et sa prise d’otages.
En sous-main, le Pentagone, avec la complicité d’Israël, livrait des armes, ce
qui permit la « libération » de l’ambassade. Le scandale ne devait
éclater qu’en 1985-1986, ce fut l’Irangate. Mais cette affaire en cachait deux
autres, d’une part le soutien à la contre-révolution sandiniste et surtout, la
stratégie US poursuivie jusqu’en 1988, consistant à pousser Iran et Irak à la confrontation armée. Il fallait, pour les
USA, tenir compte d’Israël, pour qui Saddam Hussein était l’ennemi à abattre du
fait de l’aide qu’il apportait aux Palestiniens. En 1981 déjà, Tel Aviv avait
bombardé le réacteur nucléaire que la France construisait en Irak. Il suffisait
d’entretenir la mégalomanie du dictateur irakien et lui donner le feu vert pour
attaquer l’Iran. Et ce fut une guerre longue, sanglante. Elle devait durer près
de 8 ans. Le stratège US s’en réjouissait, les armes affluaient pour maintenir
le plus longtemps possible ce conflit afin de ramasser la mise. Fin de la guerre,
match nul, les deux pays sont certes à bout de souffle mais la théocratie
iranienne s’est durcie et Saddam Hussein toujours là, s’en prend au Koweït.
Les deux
guerres du Golfe, l’occupation US et ses « déboires »
L’invasion
du Koweït va fournir aux USA le moyen d’entrer en guerre contre l’Irak. Il
faudra toutefois une deuxième guerre pour liquider le régime. Tout en
s’appuyant sur la population chiite et surtout en faisant revenir d’exil des
membres des deux partis chiites, Dawa et le Conseil suprême islamique. La
collaboration de fait avec l’Iran permit une stabilisation en trompe l’œil. Il
y eut certes une alliance avec les forces chiites irakiennes pour réduire les
forces baathistes évincées et les sunnites sur lesquels elles s’appuyaient.
Mais cette guerre civile prit la forme d’un conflit religieux qui donna
naissance à Al Qaïda dans la région puis à l’Etat islamique. L’Iran en profita
pour renforcer son influence et envoyer ses propres milices. Cette pénétration iranienne
fut favorisée par le changement de stratégie US : pour contenir, réduire
la révolte sunnite islamiste, l’armée US tenta, en vain, de mobiliser les tribus sunnites contre
l’Etat islamique naissant. Ce fut un échec à plusieurs faces.
D’une
part, le système confessionnel, comme au Liban, où cohabitent chiites
dominants, kurdes irakiens, sunnites collaborateurs, provoque
une instabilité grandissante, opposant partis et populations manipulées ; d’autre part, l’armée irakienne, même
avec l’aide iranienne, ne parvient pas à réduire la rébellion sunnite
djihadiste. Par ailleurs, dès 2011, suite aux « printemps arabes »,
le soulèvement syrien complique la donne (voir plus loin). Les milices
pro-iraniennes, y compris celles provenant du Liban (Hezbollah), de l’Irak,
soutiennent Bachar Al Assad. En 2014, l’Etat islamique met en déroute l’armée
irakienne qui frôle la débâcle. Il s’empare d’une partie considérable de
l’Irak. Le gouvernement irakien sollicite l’armée US. Une coalition occidentale est formée, mais désormais, la tentation de
« gouverner de l’arrière » et de privilégier les
bombardements massifs prévaut. Encore faut-il des fantassins pour déloger les
djihadistes au sol. Choix est fait d’utiliser en Irak les milices chiites, en
Syrie les Kurdes, surtout après leur résistance héroïque à Kobané et le
sauvetage des populations yézidis, notamment. Même si la « ligne rouge »
- l’utilisation de gaz toxiques par Bachar le Boucher - est franchie, Obama
refuse de s’investir en Syrie, concentrant ses forces contre l’Etat islamique.
Tous les Occidentaux pensent que le régime syrien va s’effondrer. C’est le général
iranien Soleïmani et Assad, qui font appel à Poutine, celui-ci voit l’occasion
de remettre en selle l’influence perdue de la Russie dans la région. La
stratégie russe et celle d’Assad se conjuguent : écraser la rébellion, de
fait gangrenée par l’influence salafiste-djihadiste, à la fois par les pays du Golfe et la Turquie.
L’imbroglio est à son comble. Les Etats-Unis voient surgir trois concurrents
qu’ils espéraient maîtriser : l’Iran, la Turquie, la Russie.
Affrontements
entre puissances secondaires : au bord du gouffre
L’unilatéralisme
US avec Trump marque, en ce qui concerne le Moyen-Orient, des hésitations quant à la stratégie à suivre : protéger d’abord les intérêts US
signifie éviter de s’embourber en Irak, en destabilisant autant que faire se
peut, les puissances secondaires qui s’affrontent dans ces guerres par
procuration. L’essentiel est de soutenir les monarchies du Golfe et Israël, en
tentant d’impliquer les Etats européens de plus en plus réticents. L’Etat
islamique vaincu en tant qu’entité territoriale, la lutte contre le djihadisme
prend désormais une configuration différente : laisser faire le
« sale boulot » à Assad et Poutine en Syrie, à la France au Sahel.
L’autre facette de cette stratégie consiste à réduire l’influence de l’Iran
dans la région du Moyen-Orient. Y compris au Yémen, où l’Arabie Saoudite et les
Emirats Arabes Unis sont empêtrés. Pas simple d’autant qu’en Libye, la
situation tourne à l’affrontement indirect entre d’une part la Turquie
soutenant le gouvernement reconnu par l’ONU et d’autre part le général Haftar
épaulé par l’Egypte d’Al Sissi, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, les Emirats
Arabes Unis et même la France de Macron. Difficile de s’imposer sa loi dans
l’enchevêtrement d’intrigues lorsque l’on veut se désengager pour pivoter vers
l’Asie-Pacifique.
Reste
que désormais avec Trump, les relations déjà tendues avec l’Iran depuis 2018
ont pris une tournure de plus en plus antagoniste. La remise en cause
unilatérale de l’accord sur le nucléaire et les sanctions qui l’accompagnent,
visent à asphyxier ce pays en provoquant ainsi un changement de régime. Force est
de constater qu’en fait, les USA ne contrôlent plus grand-chose en Irak. Dès
lors, les affrontements militaires au bord du gouffre se multiplient. Bombardements
iraniens sur les installations pétrolières de l’Arabie Saoudite, assassinat
ciblé du général iranien Soleïmani commandité par Trump, réplique des milices
chiites irakiennes visant l’ambassade US en Irak… pour ne relever que quelques
« actions » les plus emblématiques. Par ailleurs, la Turquie s’en
prend directement à l’armée de Bachar Al Assad et indirectement à la Russie. Le
sultan Erdogan et son rêve d’empire ottoman se heurtent à la volonté
d’Assad-Poutine de reconquête de l’ensemble du territoire syrien. Les
cessez-le-feu successifs étaient conditionnés au désarmement des milices
djihadistes pro-turques, contre nettoyage ethnique et réimplantation de
réfugiés. Ces trêves ont permis un grignotage de la poche d’Idlib à la fois par
les forces d’Erdogan et celles d’Assad et un repli des forces kurdes, facilité
par la complicité de Trump. Le désastre humanitaire ne trouble pas le sommeil
des Occidentaux, mise à part la crainte des flux de réfugiés dans lesquels
pourraient s’insérer des djihadistes…
Les
soulèvements populaires changent-ils la donne ?
Les
classes dominantes du Moyen-Orient, sclérosées, corrompues, kleptocrates,
sectaires ont été ébranlées par les soulèvements populaires en 2011. Mis à part le cas de la Tunisie, ces mouvements ont
été durement réprimés. De fait, les contre-réformes libérales mises en œuvre
ont produit des résultats catastrophiques ; tous les pays concernés
connaissent des taux de chômage les plus élevés du monde. L’absence de
perspectives de transformation réelle, de leadership organisationnel, le poids
de l’islam instrumentalisé, furent autant de facteurs négatifs conduisant à
l’échec. Cette première vague populaire
puissante aspirant à la démocratie, rejetait tous les appareils d’Etat : Qu’ils s’en aillent tous ! En
Egypte, le rejet de Morsi et son régime islamiste, la confiance naïve dans
l’armée, ont suscité le coup d’Etat d’Al Sissi et son cortège répressif. En
Syrie, le boucher Assad, les interventions étrangères, ont écrasé les
aspirations démocratiques, transformant cette lutte en guerre civile,
religieuse et ethnique. Quand il n’y a pas d’alternative crédible, les
populations ont tendance à assimiler les discours des régimes répressifs :
« c’est nous ou le chaos » ; ainsi va la tragédie
syrienne : terreur d’Etat ou terreur islamique voire la conjugaison des
deux. Qui plus est, l’agenda néolibéral maintenu après la crise de 2008 comme en
Tunisie, ne peut être mis en œuvre dans les pays du Sud que par un modèle de
type Pinochet.
Malgré
tout, une deuxième vague de
soulèvements populaires a déferlé au Soudan, en Algérie, au Liban, en Irak et
en Iran et pourquoi pas demain en Turquie ? Dans les trois premiers pays
précités, le rejet des régimes s’accompagne du rejet des pouvoirs et sectes
religieuses et les femmes semblent prendre place dans ces mouvements. Au Soudan,
une situation de double pouvoir entre des organisations progressistes et les
militaires compromis dans les génocides, et ce, au sein de l’Etat, ne peut
durer. Reste que, le Rojava en Syrie, pour autant
qu’il puisse résister à l’étau turc et syrien, est aujourd’hui l’expérience la
plus progressiste.
En
définitive, les peuples de cette région du monde doivent se débarrasser à la
fois des fondamentalismes islamiques et des « sectarismes » ethniques
qui les entravent. Promus par l’Arabie Saoudite et parrainés par Washington
comme antidotes à leurs aspirations sociales et démocratiques et à leur volonté
d’indépendance, ou répandus par la théocratie iranienne ou par les visions
ottomanes d’Erdogan, ils sont autant de conceptions réactionnaires permettant d’assurer
le pouvoir des castes kleptocrates. Sans leadership d’organisations
démocratiques et révolutionnaires, en capacité d’impulser ces mouvements de
masse, la lassitude et la récupération intéressée des fractions de classes dominantes,
l’emporteront (temporairement ?) pour restaurer l’ordre ancien. Mais rien
n’est joué.
L’évolution
de la situation est à la croisée des chemins : soit la révolution
démocratique, soit la guerre avec son cortège de chauvinisme, d’affrontements
religieux. Face à ce dilemme, et pour en sortir positivement, au sein des peuples
occidentaux devrait se développer un mouvement antiguerre et de soutien
internationaliste afin de briser l’oppression dont sont victimes les peuples du
Moyen-Orient. Est-ce possible ? Pour l’heure, rien n’est moins sûr, au vu
du peu de compréhension des drames qui affectent la Syrie. L’affaiblissement
relatif de l’impérialisme US et la réduction de l’Etat islamique pourraient,
peut-être, amener à une compréhension plus rationnelle des enjeux de domination
qui surdéterminent leurs affrontements.
Gérard
Deneux, le 20.02.2020
Pour
en savoir lus
-
cf mon article plus
centré sur la Syrie A propos du conflit syrien publié sur le blog des AES
-
Symptômes morbides de Gilbert Achcar – Actes Sud
-
site
alencontre.fr