Détresse océanique
L'océan, les mers
et les fonds marins sont une question de survie et d'équilibre. Mais l'océan
souffre cruellement de la tragédie des « communs » : à personne
et à tout le monde, sans règles ni contrôles. Pour certains, ce n'est qu'un gouffre
béant permettant d'y cacher leurs vices. Pour d'autres, c'est un garde-manger
vu comme infini et gratuit, un nouvel espace de conquêtes pour des ambitions
économiques et technologiques débridées. L'océan est une somme de complexités,
en duel avec l'humanité destructrice, indifférente et passéiste. Odyssée d'un
monde aquatique en danger menacé de surpêche, pollution et canicules marines.
Les eaux du globe sont en danger, et par
conséquent l'humanité aussi. A la fin du mois de juin, un nuage de fumée a
survolé l'océan Atlantique jusqu'à atteindre le continent européen : les méga-feux
ont ravagé plus de 9 millions d'hectares au Canada. Mais des
« incendies » tout aussi destructeurs ont également eu lieu dans
l'océan. Le 18 juin, la température de l'océan Atlantique a atteint 23,5°C soit
1,22°C de plus que la normale, selon l'Agence Américaine d'Observation Océanique
et Atmosphérique (NOAA). Cet été, les canicules marines invisibles ont sévi de
l'Islande aux côtes de l'Afrique du Nord, et les températures relevées au large
des îles britanniques sont de 4 à 6 °C au-dessus des normales saisonnières.
Plus globalement, les tristes records s'accumulent : entre les mois de
mars et mai, la température moyenne à la surface des océans a dépassé de 0,83°C
la moyenne du XXème siècle, un record
absolu depuis les premiers relevés, il y a cent soixante-quatorze ans. Les océans sont en ébullition.
Les conséquences
sur la faune et la flore marines sont énormes : destruction d'habitats,
d'écosystèmes particulièrement vulnérables comme les herbiers marins ou les
récifs coralliens, apparition d'espèces invasives, migration de poissons vers
les eaux du Nord, voire leur disparition, ce qui pourrait engendrer de graves
crises sur le long terme. « L'océan
produit de l'oxygène et est une pompe à carbone : les chiffres varient,
mais on estime qu'il peut capter 30 à 40% du carbone émis chaque jour,
expose Romain Troublé, directeur de la fondation Tara océan -qui produit de la
connaissance scientifique et interpelle l'opinion. Enfin, l'océan régule le climat
de notre planète et a déjà absorbé environ 92% de la chaleur émise depuis deux
cent ans. Sans lui, on serait grillés,
l'océan est notre avenir, mais c'est aussi notre présent ». Il commence pourtant à être sérieusement en
danger, notamment à cause de son acidification : lorsque les taux de CO2
augmentent dans l'atmosphère, une partie se dilue dans l'eau, ce qui diminue le
pH de l'eau. En parallèle, il souffre de plus en plus d'anoxie (manque
d'oxygène), des différences de salinité et de toutes les pressions exercées sur
lui.
En 2004, la
goélette de la Fondation Tara océan
part au Groenland observer cette zone quasi vierge mais ultra-vulnérable, puis
au pôle Nord, où elle a dérivé dans la glace pendant cinq cent jours. A la suite
de cette expédition, elle s'intéresse pendant quatre ans au plancton et
collecte près de 35 000 échantillons de virus, de bactéries et d'algues. Lors
de ces missions, l'équipe a trouvé du plastique
partout, ainsi qu'une grande quantité de pollutions chimiques, même en Antarctique ou en Arctique, loin des
activités humaines. Un cheminement qui prouve l'interconnexion des océans, des
écosystèmes et des pollutions, et l'immensité de l'inconnu. « Étudier le plancton a permis d'esquisser une
vision holistique de la diversité de la vie marine : nous avons découvert
100 000 nouvelles espèces de micro-algues, 150 millions de gènes, rapporte
Romain Troublé. Et nous avons doublé le
nombre de bactéries connues sur la planète rien qu'avec l'étude des récifs
coralliens du Pacifique. C'est vertigineux et captivant. »
Accord sans contrainte
La contradiction
entre exploitation économique et préservation écologique est devenue
pathologique. Mais les scientifiques tirent le signal d'alarme de plus en plus
fort. Un exemple emblématique : la
haute mer. Cette zone située au-delà des zones économiques exclusives (ZEE)
des États n'était sous la juridiction de personne. Si les États n'ignoraient
pas la présence de minerais et de pétrole, ni le potentiel de pêche, ils
n'imaginaient pas qu'elle regorgeait d'autant de ressources génétiques
précieuses pour les avancées scientifiques et les industries pharmaceutiques,
agroalimentaires ou cosmétiques. Après 15 ans de discussions, les États membres
de l'ONU ont signé le 19 juin un traité sur les eaux internationales, notamment
pour répartir entre les pays « riches » et les pays en développement
les bénéfices provenant de l'exploitation de ces ressources qui demande
d'énormes moyens financiers et technologiques. Un traité jugé « historique » qui tente de protéger les
espèces sous-marines de la prédation des industriels, mais qui n'interdit rien. « Il faut anticiper les problèmes sur l'usage
de l'océan dans le futur et s'interroger : comment penser l'interface
terre-mer afin qu'elle soit durable ? Quelles valeurs - culturelle,
symbolique ou financière - voulons-nous attribuer à l'océan ? souligne
la scientifique Françoise Gaill. L'océan
est un bien commun de l'humanité. Nous devons donc le préserver mais, surtout,
nous en sommes responsables ! ». L'ONU a lancé la décennie des Nations
Unies pour les sciences océaniques au service du développement durable
(2021-2030) et la Conférence des Nations Unies sur les océans se tiendra en
2025 à Nice, organisée conjointement par la France et le Costa Rica.
Ressources pillées
Venus d'Europe ou
d'Asie, des navires de pêche industrielle jouent un rôle majeur dans la
raréfaction de la ressource halieutique en Afrique de l'Ouest. Sur la plage de
Soumbédioune, un des hauts lieux de la pêche
à Dakar, Adama Thiam, 60 ans, témoigne : « Actuellement, le poisson se fait rare. On est obligé d'aller de
plus en plus loin, jusqu'à 110 kilomètres des côtes parfois ». Sur les
718 kilomètres de la façade atlantique sénégalaise, le constat est le
même : mise à mal par la surpêche,
la ressource n'a plus l'abondance d'antan. Les experts de l'Organisation des
Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) le confirment :
au large du nord-ouest de l'Afrique, le bonga et la sardinelle sont « surexploités », lit-on dans
le rapport de 2021. Ce phénomène « constitue
une menace grave pour la sécurité alimentaire et l'emploi dans la sous-région ».
C'est particulièrement vrai au Sénégal, où les prix explosent, alors que le
poisson est la première source de protéines animales dans l'alimentation de la
population. Le secteur de la pêche
fournit du travail à plusieurs centaines de milliers de personnes. Mais le
désespoir guette. « Beaucoup de
jeunes pêcheurs ont émigré en Espagne, rapporte Adama Thiam. Il y a quelques semaines, mon propre fils
aîné est parti en pirogue pour les Canaries. Le voyage est dangereux, mais qui
ne risque rien n'a rien... Maintenant il est là-bas ».
Qui vide les eaux de l'Afrique de l'Ouest ? Au Sénégal, les pêcheurs artisanaux
pointent avant tout la responsabilité de la flotte industrielle internationale, « composée principalement d'entreprises chinoises, turques, russes, coréennes et européennes »
comme le détaillait Greenpeace dans son rapport d'octobre 2020 « Mal de mer. Pendant que l'Afrique de l'Ouest
est verrouillée par le covid-19, ses eaux restent ouvertes au pillage ».
Profitant des défaillances des Etats en termes de surveillance, des bateaux étrangers opèrent de manière illicite.
Dans d'autres cas,
l'accaparement des ressources se fait de
manière « légale ». L'Union
européenne en profite depuis des décennies. C'est en 1979 que le premier
accord de pêche a été signé entre l'Europe et le Sénégal. De plus en plus
impopulaire, il a néanmoins été renouvelé régulièrement, jusqu'à sa suspension
en 2006. En 2014, un nouvel accord, beaucoup moins permissif, est entré en
vigueur. Depuis 2019, il n'autorise plus que 45 bateaux européens à pêcher dans
les eaux sénégalaises, pour des prises limitées.
Au sein de la
classe politique locale, on critique le faible montant versé à l'Etat par l'UE
et les armateurs : 3 millions d'euros par an. « Un bradage à vil prix de nos
ressources halieutiques », dénonce le Pastef, le parti du
principal opposant, Ousmane Sonko.
Après la rupture de l'accord historique, en 2006,
les chalutiers européens avaient dû quitter les eaux sénégalaises. Mais
certains ont vite trouvé le moyen de revenir : ils ont pris le pavillon sénégalais. Une pratique possible via la
constitution de sociétés mixtes avec des partenaires locaux, potentiellement de
simples prête-noms. Ce système « très opaque » des sociétés mixtes
est de plus en plus utilisé par les bateaux chinois. Comble de manque de
transparence, on ne connait même pas le nombre exact de navires industriels
bénéficiant d'une licence de pêche au Sénégal.
Désert liquide
Autre aberration dénoncée
par Greenpeace : les usines de farine et d'huile de poisson. Chaque année,
plus de 500 000 tonnes de poisson, « qui
auraient pu nourrir plus de 33 millions de personnes » en Afrique de
l'Ouest, sont transformées en farine et
huile de poissons « destinés à alimenter les élevages de poissons et
d'animaux, en Europe et en Asie pour l'essentiel »
(rapport « Nourrir le monstre », 2021). Autrement dit : le
saumon norvégien de pisciculture vendu dans les supermarchés français peut être
engraissé à base de poisson sauvage mauritanien ou sénégalais. Le Président de
la Plateforme des acteurs de la pêche artisanale du Sénégal (Papas), Abdou
Karim Sall, est inquiet : « Ces
eaux sont en train de se transformer en désert liquide. » A
Joal-Fadiouth, une aire marine protégée a été créée. « Il faudrait en créer une en haute mer »
estime le leader syndical et, selon lui, la fermeture des usines de farine de
poisson et le retrait des autorisations de pêche aux navires étrangers
constituent la priorité.
>>><<<
Trop vaste, trop
insondable, trop éloigné. Longtemps, la connaissance du monde marin est restée
suffisamment lacunaire pour que les impacts de la prédation humaine suscitent plus de points d'interrogation que de
certitudes. Aussi, les premières mobilisations associatives se sont longtemps
limitées à lutter contre les pollutions les plus écoeurantes ou les
déséquilibres d'évidence alarmants tels que les marées noires ou la destruction
des grands cétacés. Sea Shepherd, qui
naît en 1977, a notablement contribué à réduire la prédation par les méthodes
radicales de son fondateur, Paul Watson. Plus récemment,
la disparition presque totale du cabillaud en Atlantique Nord a fait parler les
étals et il est difficile d'exonérer la responsabilité de la surpêche et donc
de la surconsommation.
Dans les années
2000, l'océanographe Charles Moore fait une découverte qui va estomaquer
l'opinion publique : l'existence, dans
le Pacifique Nord, d'une immense aire encombrée d'une énorme quantité de
déchets plastiques. La circulation marine, qui s'enroule en vortex dans cette
zone, y a rassemblé près de 2 000 milliards d'objets, du confetti de plastique
à des pièces de plus de 50 centimètres. Un « 7ème continent », comme
on l'a baptisé.
L'un des faits
majeurs des deux dernières décennies, dans les écosystèmes marins, est l'accélération et l'intensification des
agressions humaines. L'association Bloom,
fondée en 2005, reconnaît ainsi être passée d'une lutte sectorielle à une
approche systémique. L'association se dit désormais en lutte résolue contre les
« destructeurs » pour contribuer à une transition de l'ensemble du
secteur vers un modèle écologique et social plus performant. Et la plupart des
grandes organisations environnementales intègrent désormais les enjeux sociaux.
Il y a une dizaine d'années, Greenpeace a ainsi pris pleinement conscience que
le secteur de la pêche artisanale, qui fait vivre des millions de personnes
pauvres dans le monde, était un allié objectif. François Chartier, responsable
de la campagne Océans de Greenpeace, en est convaincu, « la justice sociale est une dimension
indispensable de la lutte pour la protection des océans ».
Stéphanie
Roussillon, le 30.09.2023
Sources : Politis n°1767 - Reporterre