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dimanche 1 mars 2020


Moyen-Orient.
Les puissances étatiques et les peuples

Les logiques cyniques de confrontation des puissances à l’œuvre au Moyen-Orient ne peuvent se comprendre qu’en évoquant les bouleversements qu’ont connus les différents pays qui le composent. L’article qui suit n’épuisera pas le sujet. En effet, l’angle d’interprétation se focalise, pour l’essentiel, sur les stratégies états-uniennes successives. Il entend néanmoins, fixer des repères historiques pour saisir la complexité morbide de manipulation des peuples.

Les années 80. Le coup de tonnerre khomeinyste

Avant le soulèvement contre le shah d’Iran et sa police politique, les Etats-Unis dominaient la région constituée de protectorats dont ils s’assuraient l’allégeance à coup de ventes d’armes et d’importations. De l’Arabie Saoudite aux pays du Golfe, en passant par l’Iran et la Turquie membre de l’OTAN, leur hégémonie était assurée. Restaient bien des régimes nationalistes réticents mais ils étaient en voie de perversion kleptocratique ou patrimoniale. Les encourager dans cette voie ne semblait pas poser problème sauf que persistait la question palestinienne. Les accords d’Oslo étaient censés la résoudre : un proto-Etat croupion dépendant d’Israël pour s’associer à la répression contre les aspirations nationales, le grignotage territorial des colons et la corruption de l’Autorité palestinienne feraient le reste.

Dès la « révolution » khomeinyste, la donne a changé. Elle s’est compliquée avec l’engagement des USA à combattre contre l’URSS, le régime afghan dit communiste qui s’était emparé du pouvoir à Kaboul. Pour soutenir ceux que, sans rire, les Etats-Unis désignaient comme « des combattants de la liberté », les islamistes furent mis à contribution et armés. Ils allaient proliférer, donnant naissance à Al Qaïda et aux talibans.

Entre temps, Téhéran diffusait sa version chiite de la théocratie après avoir humilié la superpuissance US avec l’occupation de l’ambassade américaine et sa prise d’otages. En sous-main, le Pentagone, avec la complicité d’Israël, livrait des armes, ce qui permit la « libération » de l’ambassade. Le scandale ne devait éclater qu’en 1985-1986, ce fut l’Irangate. Mais cette affaire en cachait deux autres, d’une part le soutien à la contre-révolution sandiniste et surtout, la stratégie US poursuivie jusqu’en 1988, consistant à pousser Iran et Irak à la confrontation armée. Il fallait, pour les USA, tenir compte d’Israël, pour qui Saddam Hussein était l’ennemi à abattre du fait de l’aide qu’il apportait aux Palestiniens. En 1981 déjà, Tel Aviv avait bombardé le réacteur nucléaire que la France construisait en Irak. Il suffisait d’entretenir la mégalomanie du dictateur irakien et lui donner le feu vert pour attaquer l’Iran. Et ce fut une guerre longue, sanglante. Elle devait durer près de 8 ans. Le stratège US s’en réjouissait, les armes affluaient pour maintenir le plus longtemps possible ce conflit afin de ramasser la mise. Fin de la guerre, match nul, les deux pays sont certes à bout de souffle mais la théocratie iranienne s’est durcie et Saddam Hussein toujours là, s’en prend au Koweït.

Les deux guerres du Golfe, l’occupation US et ses « déboires »

L’invasion du Koweït va fournir aux USA le moyen d’entrer en guerre contre l’Irak. Il faudra toutefois une deuxième guerre pour liquider le régime. Tout en s’appuyant sur la population chiite et surtout en faisant revenir d’exil des membres des deux partis chiites, Dawa et le Conseil suprême islamique. La collaboration de fait avec l’Iran permit une stabilisation en trompe l’œil. Il y eut certes une alliance avec les forces chiites irakiennes pour réduire les forces baathistes évincées et les sunnites sur lesquels elles s’appuyaient. Mais cette guerre civile prit la forme d’un conflit religieux qui donna naissance à Al Qaïda dans la région puis à l’Etat islamique. L’Iran en profita pour renforcer son influence et envoyer ses propres milices. Cette pénétration iranienne fut favorisée par le changement de stratégie US : pour contenir, réduire la révolte sunnite islamiste, l’armée US tenta, en vain, de mobiliser les tribus sunnites contre l’Etat islamique naissant. Ce fut un échec à plusieurs faces.

D’une part, le système confessionnel, comme au Liban, où cohabitent chiites dominants, kurdes irakiens, sunnites collaborateurs, provoque une instabilité grandissante, opposant partis et populations manipulées ; d’autre part, l’armée irakienne, même avec l’aide iranienne, ne parvient pas à réduire la rébellion sunnite djihadiste. Par ailleurs, dès 2011, suite aux « printemps arabes », le soulèvement syrien complique la donne (voir plus loin). Les milices pro-iraniennes, y compris celles provenant du Liban (Hezbollah), de l’Irak, soutiennent Bachar Al Assad. En 2014, l’Etat islamique met en déroute l’armée irakienne qui frôle la débâcle. Il s’empare d’une partie considérable de l’Irak. Le gouvernement irakien sollicite l’armée US. Une coalition occidentale est formée, mais désormais, la tentation de « gouverner de l’arrière » et de privilégier les bombardements massifs prévaut. Encore faut-il des fantassins pour déloger les djihadistes au sol. Choix est fait d’utiliser en Irak les milices chiites, en Syrie les Kurdes, surtout après leur résistance héroïque à Kobané et le sauvetage des populations yézidis, notamment. Même si la « ligne rouge » - l’utilisation de gaz toxiques par Bachar le Boucher - est franchie, Obama refuse de s’investir en Syrie, concentrant ses forces contre l’Etat islamique. Tous les Occidentaux pensent que le régime syrien va s’effondrer. C’est le général iranien Soleïmani et Assad, qui font appel à Poutine, celui-ci voit l’occasion de remettre en selle l’influence perdue de la Russie dans la région. La stratégie russe et celle d’Assad se conjuguent : écraser la rébellion, de fait gangrenée par l’influence salafiste-djihadiste,  à la fois par les pays du Golfe et la Turquie. L’imbroglio est à son comble. Les Etats-Unis voient surgir trois concurrents qu’ils espéraient maîtriser : l’Iran, la Turquie, la Russie.  

Affrontements entre puissances secondaires : au bord du gouffre

L’unilatéralisme US avec Trump marque, en ce qui concerne le Moyen-Orient, des hésitations quant à la stratégie à suivre : protéger d’abord les intérêts US signifie éviter de s’embourber en Irak, en destabilisant autant que faire se peut, les puissances secondaires qui s’affrontent dans ces guerres par procuration. L’essentiel est de soutenir les monarchies du Golfe et Israël, en tentant d’impliquer les Etats européens de plus en plus réticents. L’Etat islamique vaincu en tant qu’entité territoriale, la lutte contre le djihadisme prend désormais une configuration différente : laisser faire le « sale boulot » à Assad et Poutine en Syrie, à la France au Sahel. L’autre facette de cette stratégie consiste à réduire l’influence de l’Iran dans la région du Moyen-Orient. Y compris au Yémen, où l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis sont empêtrés. Pas simple d’autant qu’en Libye, la situation tourne à l’affrontement indirect entre d’une part la Turquie soutenant le gouvernement reconnu par l’ONU et d’autre part le général Haftar épaulé par l’Egypte d’Al Sissi, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, les Emirats Arabes Unis et même la France de Macron. Difficile de s’imposer sa loi dans l’enchevêtrement d’intrigues lorsque l’on veut se désengager pour pivoter vers l’Asie-Pacifique.

Reste que désormais avec Trump, les relations déjà tendues avec l’Iran depuis 2018 ont pris une tournure de plus en plus antagoniste. La remise en cause unilatérale de l’accord sur le nucléaire et les sanctions qui l’accompagnent, visent à asphyxier ce pays en provoquant ainsi un changement de régime. Force est de constater qu’en fait, les USA ne contrôlent plus grand-chose en Irak. Dès lors, les affrontements militaires au bord du gouffre se multiplient. Bombardements iraniens sur les installations pétrolières de l’Arabie Saoudite, assassinat ciblé du général iranien Soleïmani commandité par Trump, réplique des milices chiites irakiennes visant l’ambassade US en Irak… pour ne relever que quelques « actions » les plus emblématiques. Par ailleurs, la Turquie s’en prend directement à l’armée de Bachar Al Assad et indirectement à la Russie. Le sultan Erdogan et son rêve d’empire ottoman se heurtent à la volonté d’Assad-Poutine de reconquête de l’ensemble du territoire syrien. Les cessez-le-feu successifs étaient conditionnés au désarmement des milices djihadistes pro-turques, contre nettoyage ethnique et réimplantation de réfugiés. Ces trêves ont permis un grignotage de la poche d’Idlib à la fois par les forces d’Erdogan et celles d’Assad et un repli des forces kurdes, facilité par la complicité de Trump. Le désastre humanitaire ne trouble pas le sommeil des Occidentaux, mise à part la crainte des flux de réfugiés dans lesquels pourraient s’insérer des djihadistes…

Les soulèvements populaires changent-ils la donne ?

Les classes dominantes du Moyen-Orient, sclérosées, corrompues, kleptocrates, sectaires ont été ébranlées par les soulèvements populaires en 2011. Mis à part le cas de la Tunisie, ces mouvements ont été durement réprimés. De fait, les contre-réformes libérales mises en œuvre ont produit des résultats catastrophiques ; tous les pays concernés connaissent des taux de chômage les plus élevés du monde. L’absence de perspectives de transformation réelle, de leadership organisationnel, le poids de l’islam instrumentalisé, furent autant de facteurs négatifs conduisant à l’échec. Cette première vague populaire puissante aspirant à la démocratie, rejetait tous les appareils d’Etat : Qu’ils s’en aillent tous ! En Egypte, le rejet de Morsi et son régime islamiste, la confiance naïve dans l’armée, ont suscité le coup d’Etat d’Al Sissi et son cortège répressif. En Syrie, le boucher Assad, les interventions étrangères, ont écrasé les aspirations démocratiques, transformant cette lutte en guerre civile, religieuse et ethnique. Quand il n’y a pas d’alternative crédible, les populations ont tendance à assimiler les discours des régimes répressifs : « c’est nous ou le chaos » ; ainsi va la tragédie syrienne : terreur d’Etat ou terreur islamique voire la conjugaison des deux. Qui plus est, l’agenda néolibéral maintenu après la crise de 2008 comme en Tunisie, ne peut être mis en œuvre dans les pays du Sud que par un modèle de type Pinochet.

Malgré tout, une deuxième vague de soulèvements populaires a déferlé au Soudan, en Algérie, au Liban, en Irak et en Iran et pourquoi pas demain en Turquie ? Dans les trois premiers pays précités, le rejet des régimes s’accompagne du rejet des pouvoirs et sectes religieuses et les femmes semblent prendre place dans ces mouvements. Au Soudan, une situation de double pouvoir entre des organisations progressistes et les militaires compromis dans les génocides, et ce, au sein de l’Etat, ne peut durer.  Reste que, le Rojava en Syrie, pour autant qu’il puisse résister à l’étau turc et syrien, est aujourd’hui l’expérience la plus progressiste.

En définitive, les peuples de cette région du monde doivent se débarrasser à la fois des fondamentalismes islamiques et des « sectarismes » ethniques qui les entravent. Promus par l’Arabie Saoudite et parrainés par Washington comme antidotes à leurs aspirations sociales et démocratiques et à leur volonté d’indépendance, ou répandus par la théocratie iranienne ou par les visions ottomanes d’Erdogan, ils sont autant de conceptions réactionnaires permettant d’assurer le pouvoir des castes kleptocrates. Sans leadership d’organisations démocratiques et révolutionnaires, en capacité d’impulser ces mouvements de masse, la lassitude et la récupération intéressée des fractions de classes dominantes, l’emporteront (temporairement ?) pour restaurer l’ordre ancien. Mais rien n’est joué.

L’évolution de la situation est à la croisée des chemins : soit la révolution démocratique, soit la guerre avec son cortège de chauvinisme, d’affrontements religieux. Face à ce dilemme, et pour en sortir positivement, au sein des peuples occidentaux devrait se développer un mouvement antiguerre et de soutien internationaliste afin de briser l’oppression dont sont victimes les peuples du Moyen-Orient. Est-ce possible ? Pour l’heure, rien n’est moins sûr, au vu du peu de compréhension des drames qui affectent la Syrie. L’affaiblissement relatif de l’impérialisme US et la réduction de l’Etat islamique pourraient, peut-être, amener à une compréhension plus rationnelle des enjeux de domination qui surdéterminent leurs affrontements.

Gérard Deneux, le 20.02.2020

Pour en savoir lus
-        cf mon article plus centré sur la Syrie  A propos du conflit syrien  publié sur le blog des AES
-        Symptômes morbides de Gilbert Achcar – Actes Sud
-        site alencontre.fr