«Ce n’est pas l’islamisme que les manifestants turcs rejettent, c’est le néolibéralisme»
Texte paru sur le site A l'encontre http://alencontre.org/
Introduction par Charles-André
Udry
et entretien avec Ozan Tekin
conduit par Nadeen Shaker
et entretien avec Ozan Tekin
conduit par Nadeen Shaker
Dès son retour de son périple dans le «monde arabe»,
le 7 juin 2013 au matin, le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a
immédiatement mis en garde les manifestants de Taksim et tous ceux qui agissent
de même dans d’autres villes. Il a déclaré: «Les manifestants doivent
rentrer chez eux.» Le discours est martial et il est
appuyé par sa base organisée par l’AKP (Parti de la Justice et du
Développement), dont l’un des sièges a été brûlé.
Erdogan a exigé que le vendredi 7 juin les places
occupées soient vidées et que les manifestations prennent fin. Après les roses
blanches distribuées par la police, il y a trois jours, la contre-attaque se
prépare. Les slogans lancés le 7 juin au matin par les militants de l’AKP,
drapeau turc en main – en réponse aux nationalistes «laïcs» –, étaient:
«Le grand maître arrive, nous sommes prêts à mourir pour toi»; «Laissez-nous tous les écraser!»
Erdogan a insisté sur la «dimension non
démocratique des manifestants» et le
«caractère de vandalisme qui les caractérise». Sa femme était à ses côtés comme les principaux ministres. Il
a opposé le calme des membres de l’AKP aux actions des manifestants, laissant
entendre que le pouvoir en place allait mettre de l’ordre, si l’injonction du
«go home» n’était pas appliquée. Erdogan bipolarisela situation, après une
intervention calculée (et certainement combinée) du chef de l’Etat Abdullah Gül
qui apparaissait, suite aux «excuses» du vice-premier ministre Bülent Arinc,
comme devant «calmer le jeu».
Les premiers rapports du Syndicat national des
médecins indiquent que 4700 manifestant·e·s ont été blessés, dont 48 très
sérieusement. Selon un discours bien rodé, que l’on retrouve dans de nombreux
pays lors de telles conjonctures sociales et politiques, Erdogan a insisté sur
le rôle des «agents extérieurs». De sept à
10 étrangers ont été arrêtés, accusés d’être à l’origine des «troubles». Parmi
eux se trouve Giorgios Iatridis, présent à Istanbul depuis octobre 2012 dans le
cadre du programme Erasmus; il prépare un doctorat à l’Université Aristoteleio
de Thessalonique; selon les médias grecs, deux sont originaires de
Grande-Bretagne, deux d’Iran, un de France et quatre des Etats-Unis. La
procédure en cours les concernant reste mal définie ce 7 juin. Selon la chaîne
de télévision NTV, c’est à l’occasion de la poursuite d’un manifestant qu’un
policier a chuté, dans la ville d’Adana (dans le sud de la Turquie) et s’est
tué. Moins de «publicité médiatique» a été faite pour ce qui a trait aux deux
manifestants tués.
La crise ouverte en Turquie est un facteur
supplémentaire de déstabilisation générale de la région, d’où les déclarations
plus ou moins décidées de John Kerry pour ce qui est de l’administration Obama –
qui fait face au scandale du renforcement de toutes les écoutes téléphoniques
telles mises en place sour le règne de George Doubleyou Bush depuis le Patriot
Act (voir New York Times) – et celles
d’Angel Merkel qui insiste sur la nécessité de ne pas trop brutaliser les
manifestants. Le capitalisme allemand a d’importants investissements en Turquie,
au même titre que les firmes helvétiques. Quant à l’administration
états-unienne, la préoccupation porte avant tout sur la place de la Turquie dans
le système de l’OTAN dont la réorganisation et les fonctions sont encore,
pratiquement, mal maîtrisées et donc mal définies du point de vue de la chaîne
de commandement.
La dimension sociale et politique de la mobilisation
est évidente. Erdogan et l’AKP disposent d’une base sociale et politique qu’il
ne faut pas sous-estimer. Un secteur kémaliste ne serait pas opposé à ce que la
place de l’armée reprenne plus de vigueur; c’est un enjeu de l’affrontement
politique au sommet qui se reflète au sein même de l’armée et des forces de
sécurité. Néanmoins, l’ardeur des revendications démocratiques est visible. Elle
se retrouve dans diverses couches de la société. Un acteur du secteur immobilier
déclare à un journaliste de l’AFP: «Erdogan fait toujours tout par
lui-même et cela ne peut pas fonctionner dans une démocratie. Vous ne pouvez pas
dire “je suis le sultan” juste parce que vous avez gagné les élections. Il faut
avoir des considérations envers le peuple. Vous devez respecter chacune de ses
composantes, même les petites minorités.» Une jeune
infirmière portant le voile: «Vous êtes dans l’erreur si vous pensez
que toutes les femmes qui portent le voile soutiennent l’AKP.»
Le vendredi 7 juin est un jour de prière dans les mosquées. Le directorat
des Affaires religieuses dépend du premier ministre, donc d’Erdogan. Les
discours des imams résultent très souvent de propositions qui émanent du
directorat, lorsque l’actualité politique de la semaine le «nécessite». D’aucuns
peuvent oublier que, dans une tradition que l’on a connue dans les pays
catholiques où la démocratie chrétienne était au pouvoir, le même procédé, un
peu moins formalisé, existait. Le discours des curés était préformaté, le
dimanche (et pas le vendredi, jour où l’on ne mangeait pas de viande et où on
devait manger du poisson, du moins pour ceux qui pouvaient se payer l’un et/ou
l’autre).
La campagne politique et idéologique selon laquelle
la question religieuse est au entre a pour fonction de gommer les questions
sociales et démocratiques (prisonniers politiques, journalistes censurés et
arrêtés, autocensure dans la presse [1]) sous-jacentes à «l’explosion de masse
soudaine». La question kurde a aussi toute sa place. Et le «débat» sur
l’histoire – le génocide des Arméniens – a plus de force, entre autres suite aux
«exigences» de l’Union européenne, exigences utilisées pour des raisons qui ont
peu à voir avec l’histoire effective. Les dernières données disponibles
indiquent que ce vendredi 7 juin, fin d’après-midi, Erdogan ne pousse pas plus
loin l’affrontement. Cela est loin d’être certain. Dans ce genre de situation,
un leadership comme celui de l’AKP examine divers scénarios et tient compte de
nombreux facteurs qui vont de la situation internationale aux mouvements au sein
de l’armée, à l’inexistence d’un leadership uni même ponctuellement de la
mobilisation. Une telle direction attend et peut frapper où on ne l’attend pas.
(cau; voir aussi les articles publiés le 4 juin et
le 5 juin
2013)
[1] Une des dimensions peu soulignées de la révolte
présente réside dans le virage pris par la presse gouvernementale qui fait des
titres citant un passage d’Erdogan: «Je suis d’accord avec les
revendications démocratiques»; ce qui permettait de
négliger les déclarations les plus martiales.
*****
Ahram Online (AO): Pouvez-vous nous
donner une idée de la façon dont des rassemblements qui ne réunissaient qu’une
poignée de personnes mobilisées contre la destruction d’un parc ont pu se
transformer en une vague de manifestations anti-gouvernementales à l’échelle
nationale?
Ozan Tekin (OT): Dans la nuit de mardi
dernier, une dizaine de militants ont accouru dans l’enceinte du parc Gezi au
moment où les bulldozers y pénétraient pour commencer l’arrachage des arbres.
Quelques heures plus tard, les bulldozers ont dû se retirer et quelques milliers
de personnes ont alors occupé le parc. La police a pris d’assaut le parc aux
premières heures du jour afin de permettre aux bulldozers d’y pénétrer une
nouvelle fois. Au troisième jour, on a pu assister à une véritable explosion de
mécontentement, et des dizaines de milliers de personnes ont rejoint la lutte
sur la place Taksim afin de préserver le parc et pour manifester contre la
violence policière.
AO: Qu’est-ce qui peut expliquer un tel mécontentement
vis-à-vis de la politique menée par Erdogan?
OT: Les plans gouvernementaux de
restructuration de la place Taksim participent d’un programme néolibéral plus
vaste. Ils veulent transformer Taksim, le centre de la ville (Istanbul), en lieu
dédié aux classes supérieures, et ce en chassant les gens ordinaires. Ce
gouvernement est conservateur et néolibéral, et les gens en ont eu plus qu’assez
non seulement de la restructuration de la place Taksim – qui a été imposée sans
aucune concertation citoyenne – mais également d’un contexte général marqué par
une vague de réformes néolibérales, de la prolifération absolument non régulée
des centres commerciaux, de la loi datant du mois dernier qui vient interdire la
vente d’alcool, après 22 heures, et de l’intervention musclée trop fréquente de
la police à l’occasion de manifestations parfaitement démocratiques. L’arrogance
du premier ministre Erdogan et sa trop grande fermeté ont également attisé le
mécontentement.
AO: Quelle est l’ampleur de la
mobilisation? Qui y prend part?
OT: Les premiers à être entrés en résistance
sont essentiellement des militants de gauche, des militants écologistes et des
militants non organisés. La violence déployée par la police à leur encontre a
suscité la mobilisation de plus larges secteurs de la société. Des milliers de
jeunes activistes non encartés, et qui, pour beaucoup, prenaient ici part à une
activité politique pour la toute première fois, sont descendus dans les rues
pris de colère. Tous les partis de gauche étaient mobilisés. Quelques syndicats,
mais peut-être pas à grande échelle, ont également rejoint la
lutte.
Le principal parti d’opposition (CHP) et quelques autres groupes de droite
nationalistes qui soutiennent l’armée [« kémaliste»] ont eux aussi rejoint les
cortèges. Mais leur influence a été très limitée lors des journées de vendredi
et samedi.
AO: En quoi consiste ce que
certains appellent le «printemps turc»? Quelles sont ses implications au niveau
régional?
OT: Erdogan prétend soutenir les mouvements
révolutionnaires au Moyen-Orient. Mais tandis qu’il fait face à une vague de
révoltes à bien plus petite échelle, son gouvernement ne se prive pas de faire
usage de la violence policière d’une manière brutale pendant des heures et des
heures contre les manifestants. C’est de l’hypocrisie, cela montre combien le
gouvernement turc ne peut en aucun cas servir de «modèle» aux attentes des
masses égyptiennes ou syriennes.
Mais cinquante pour cent de la société turque vote pour l’AKP (Parti pour
la Justice et le Développement, parti au pouvoir, entre autres avec Erdogan)
parce que les gens pensent qu’il réalise progressivement les avancées qui ont
été obtenues par des mobilisations de masse au Moyen-Orient. La Turquie a une
longue tradition d’intervention de l’armée dans la politique par des coups
d’Etat militaires sanglants. Les généraux ont également comploté afin de
renverser le gouvernement de l’AKP, prétextant qu’il voulait faire de la Turquie
«une sorte d’Iran» en imposant la charia. [Une partie d’entre eux ont été
écartés, en laissant la place à une couche plus jeune.]
De nombreuses sections de base de l’AKP veulent un changement et
soutiennent Erdogan parce que ces gens sont convaincus qu’il résoudra tout cela,
l’exclusion de l’armée de la sphère politique, une solution pacifique à la
question kurde et une amélioration en termes de justice sociale. Cela met l’AKP
dans une position contradictoire, un programme néolibéral de droite d’un côté,
et des millions de votants au nom d’un «espoir» de liberté de l’autre. Même au
plus fort de la contestation, la place Taksim était loin de Tahrir en termes de
mobilisation, et son contenu politique ressemblait plus au «Tahrir contre Morsi»
qu’au «Tahrir contre Moubarak».
AO: En quoi la réponse d’Erdogan à
la situation a-t-elle un impact sur le cours de la mobilisation? D’autres grèves
couvrant d’autres aspects du mécontentement sont-elles prévues?
OT: Un porte-parole de l’AKP a reconnu que le
mouvement avait seulement «réussi à rassembler de nombreux groupes disparates
dans la rue.» L’arrogance d’Erdogan et son entêtement à ne jamais faire marche
arrière aident la mobilisation à grossir. C’est là la véritable cause de sa
première défaite sérieuse depuis onze ans, la police a dû se retirer de Taksim
et des dizaines de milliers de personnes ont occupé le parc et l’ont transformé
en scène de festival. Désormais le principal but du mouvement consiste à sauver
le parc de la destruction et à s’opposer aux plans gouvernementaux de
restructuration de Taksim comme un tout.
AO: Qu’en est-il de l’usage de la
brutalité policière et de la récente revendication qui en appelle à la démission
du ministre de l’intérieur?
OT: Le ministre de l’intérieur a fait savoir
que mille sept cent trente personnes avaient été arrêtées pendant les
manifestations. Des centaines ont été blessées par les assauts de la police qui
s’est montrée vraiment brutale, et pas seulement à Istanbul mais dans tout le
pays. Dès lors, la démission du ministre de l’Intérieur, comme celles du préfet
d’Istanbul et du chef de la police constituent des revendications politiques
immédiates importantes.
AO: Qu’en est-il de votre propre
expérience dans les manifestations? Avez-vous vraiment appelé la place Taksim
«Tahrir»?
OT: Les manifestations de masse dans la rue
ont vraiment été enivrantes pendant deux jours, vendredi et samedi. L’âme du
mouvement était comme celle de Tahrir. De nombreux militants ont fait
explicitement référence à la place Tahrir. Des dizaines de milliers ont résisté
à la police sans crainte.
Quand le parc Gezi a été repris, des tas de gens ordinaires ont célébré
cela, puis ils et elles ont rejoint leurs maisons et leurs boulots. Puis est
advenue l’influence grandissante des nationalistes pro-armée, pour la plupart
des électeurs du CHP, qui ont tenté de transformer les manifestations en quelque
chose qui puisse pousser l’armée à passer à l’action contre le pouvoir. Ces
gens-là sont hostiles aux Kurdes et à la communauté arménienne, ils s’opposent
aux négociations de paix engagées avec les Kurdes (ce qui constitue un point
crucial dans l’histoire pour la démocratie en Turquie) et ils désignent le
premier ministre sous le terme de «traître à la nation».
En 1997, des manifestations massives emmenées par la gauche contre «l’État
profond» ont été instrumentalisées par l’armée pour forcer le gouvernement
islamiste de l’époque à prendre congé. Des groupes essaient aujourd’hui de faire
la même chose, leur présence constitue une menace grandissante à l’encontre du
mouvement de masse.
Cela nous divise et nous affaiblit. Mais ils n’ont pas encore réussi à
saboter le mouvement.
Il s’agit là d’une très sérieuse bataille idéologique que nous devons
gagner.
Nous ne sommes pas contre ce gouvernement parce qu’il
est islamique, mais parce qu’il est conservateur et néo- libéral. C’est un
gouvernement élu et légitime, et nous ne voulons donc pas qu’il soit renversé
par les forces armées qui, elles, ne sont pas élues. Nous voulons que ce
gouvernement soit renversé par le mouvement de masse du peuple. (Traduit de
l’anglais par Stella Magliani Belkacem, pour Contretemps)
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Cet entretien est paru sur le site en ligne égyptien
Ahram Online, en langue anglaise. Ozan Tekin
est un auteur turc qui anime le site http://www.marksist.org/, un site «d’informations ancré à
gauche».