Quartiers populaires et émancipation
Les populations françaises, d’origine maghrébine,
subissent plus que d’autres les effets de la crise, des politiques d’austérité
et la relégation dans les cités populaires en déshérence. Les mobilisations, le
« travail » d’éducation populaire auxquels nous avons participé, les
réflexions qui en sont issues ainsi qu’une demande de formulation sur les
difficultés rencontrées, voire les échecs subis, constituent la trame du texte
qui suit. L’on souhaiterait qu’il puisse lancer le débat pour inciter à une
approche constructive de la diffusion d’idées, de comportements en rapport avec
le « ressenti » de ces populations stigmatisées et précaires ainsi
qu’un mode particulier de politisation, lui-même problématique.
Le ressenti de la crise et de ses effets
La crise financière de 2007-2008 ainsi que l’impact des
politiques néolibérales subies auparavant, n’a guère affecté, pour le moment,
la politisation des populations d’origine maghrébine. Cette appréciation, qu’il
convient certes de nuancer, repose sur plusieurs facteurs explicatifs. Les
30/40 ans, ceux qui furent les « grands frères », instrumentalisés,
soit se sont lassés de ne remporter aucune victoire significative, soit se sont
intégrés dans le système. Les résistants, malgré toute la débauche d’énergies,
ne sont qu’une poignée au regard de l’entreprise de mobilisation, de
politisation critique qu’il faudrait entreprendre.
Sans emplois fixes, intérimaires intermittents, vivant du
RSA ou de petits boulots, ils sont de fait « étrangers » au monde du
travail, ne se sentent pas appartenir à une classe sociale. Vulnérables,
relégués, ils sont victimes à la fois des stigmatisations racistes, des
contrôles au faciès, de la violence policière et du désintérêt des organisations
politiques et syndicales à leur encontre. Dans le champ politique
franco-français, ils sont un désert que l’on tient à distance. Ainsi,
s’expliquent les rejets de « s’intégrer » à des combats qui, pour
eux, ne seraient pas les leurs. A quoi bon défendre les services publics qui
ont déserté les quartiers ? A quoi bon défendre les niveaux de retraites
puisqu’ils sont persuadés qu’ils n’en percevront jamais les fruits ?… La
crise, ils la vivent depuis la fin des années 80. Cette époque fut d’ailleurs
le moment pour les « grands frères » d’une politisation paradoxale.
Soif de reconnaissance, espoir que les problèmes des quartiers, avec ladite
politique de la ville, allaient pouvoir être pris en compte. Ce ne fut pas le
cas, la démolition des barres HLM s’est accompagnée d’une dispersion des
familles toujours reléguées plus loin, les plus aisées trouvant à se loger dans
un habitat plus individuel. Et puis, surtout après l’effondrement des tours
jumelles à New York et les attentats terroristes, la stigmatisation raciste et
les violences policières se sont poursuivies, voire intensifiées, sans
qu’aucune condamnation exemplaire ne s’ensuive malgré la débauche d’énergies
des associations, comme le Mouvement Immigration Banlieues. La soif de respect,
de justice, de vérité s’est heurtée à la morgue de l’appareil judiciaire et
policier et à l’indifférence des partis de « gauche » comme à celle,
pour l’essentiel des organisations de défense des droits de l’Homme. Quant aux
médias, ils ont construit l’image des « classes dangereuses »…
d’autant plus acceptée que le racisme a pris la forme d’une islamophobie non
avouée, attisée par les débats sur l’identité judéo-chrétienne de la France et
l’affirmation d’une laïcité de rejet digne du petit père Combes. Or, pour une
partie d’entre elles, ces populations rejetées ont retourné le stigmate qu’on
leur projetait en s’en affublant comme une marque de leur dignité bafouée. Sans
pour autant négliger l’impact d’un certain islam rétrograde, force est de
constater que, parmi ceux que nous avons côtoyés, les positions de tolérance
étaient et sont toujours largement dominantes. A une nuance près, écorchés, à
fleur de peau, ils ne supportent pas les attitudes « paternalistes »
à leur encontre telles qu’ils ont pu les subir avec les partis socialiste,
voire communiste. Cette affirmation d’autonomie s’est affermie au contact de la
mouvance de Tariq Ramadan, les incitant à devenir des citoyens à part entière,
tout en cultivant leurs spécificités culturelles et cultuelles. Même si son
impact s’est aujourd’hui dilué, il reste prégnant tout en étant profondément
perturbé par la « nature » du printemps arabe. Nous y reviendrons
ci-après.
Soulignons auparavant les effets contrastés de la crise
dans sa dimension écologique. A la fois victimes autant que d’autres de la
pollution, ils peuvent être indifférents ou brusquement intéressés par
l’impression catastrophique qu’elle prend. De là à l’imputer à un vaste complot
ourdi par l‘impérialisme américain le pas peut être aisément franchi lorsque
l’on évoque les firmes industrielles tel Monsanto. La victimisation dont ils
sont l’objet est en quelque sorte incorporée et renvoie à leur impuissance et à
leur propre expérience de vie. Au demeurant, cette « prise de
conscience » des dégâts du productivisme, de la « nature » de la
société salariale qui leur est proposée sous la forme du précariat, les images
de la société consumériste et de la réussite sociale pour autant qu’on ait du
fric facile a des effets paradoxaux : « acharnement » dans les
études pour certains, isolement psychologique et paupérisation pour d’autres,
trafic et petite délinquance pour une petite minorité déclassée. Il y a ceux
qui « tiennent les murs » et leur ennui tout en affirmant une
virilité d’existence, ceux qui restent toujours incompris malgré les galères
subies, ceux qui avec culot s’imposent, s’intègrent plus ou moins dans le monde
du travail et puis tous ceux qui ont ce besoin de reconnaissance toujours plus
ou moins nié.
A cet égard, les militants des quartiers populaires (MIB,
Divercité, FUIQP, PIR) reproduisent plus ou moins ces ambivalences qui tiennent
également à leurs itinéraires. Nés de la marche pour l’égalité, refusant
l’instrumentalisation par SOS Racisme, ils luttent contre l’Etat (violences
policières, racisme) tout en lui demandant de leur reconnaître des droits qu’il
leur dénie. Le recours à la justice s’avérant inopérant, ils se tournent vers
le système électoral pour se faire entendre, reconnaître. Certains se veulent,
dans leur projet, les représentants des quartiers populaires, tout en sachant
que minoritaires au 1er tour d’élections locales, ils devront
intégrer des listes pouvant prétendre être majoritaires au second tour. Malgré
les efforts d’unification entrepris, les divisions, querelles d’egos, leurs
faibles moyens, l’ostracisme dont ils font l’objet les renvoient à leur faible
enracinement et à leur manque de perspectives globales. A une exception près
très controversée, celle du Parti des Indigènes de la République, qui prétend
regrouper de manière autonome les héritiers de la colonisation pour mieux
affirmer ces derniers, en s’appuyant sur l’analogie à la lutte des femmes qui
auraient remporté ses succès en s’opposant aux hommes ou du moins en affirmant
leur propre autonomie. Il s’agit là d’une vision réductrice qui ne prend pas en
compte tous les aspects d’une société en mouvement dès les années 1966-1967
jusque dans celles des années 1970. Du reste, cette « stratégie »
importée des Etats-Unis se heurte au souhait de reconnaissance et
« d’intégration » spécifique des populations d’origine maghrébine qui
souhaitent être non pas des Français à part mais des Français à part entière.
Encore faut-il préciser que ces populations vulnérables ont tendance à
s’identifier aux peuples (voire aux régimes) dont leurs parents sont issus ce
qui complique encore leur mode de politisation.
Une politisation ambigüe
Rejetée, humiliée, stigmatisée, la génération des 30/40
ans s’est politisée à la fois lors de la marche pour l’égalité des droits mais
également en identification avec le sort réservé aux Palestiniens et plus
généralement, aux pays du Maghreb. D’où l’ambigüité des prises de position et
des mobilisations caractérisées à la fois par l’émotion populaire suscitée lors
des invasions de l’Irak et de l’agression israélienne de la bande de Gaza,
ainsi que par l’émission de jugements de défense des
« nationalismes » arabes. Cette ambigüité source de confusion, allait
être mise à mal par l’évolution de la situation au Moyen et Proche-Orient.
Défendre l’Autorité palestinienne ou le Hamas organisation de résistance ?
L’unité de « l’islam civilisationnel » face aux déchirements des
sunnites et des chiites ? Reconnaître le Hezbollah chiite comme
organisation de lutte contre le sionisme tout en se gardant de souligner ses
relations avec la Syrie et l’Iran et son opposition à l’Arabie Saoudite et aux Pays du
Golfe ? Face aux « leçons » de démocratie des Occidentaux
vis-à-vis des régimes « nationaux » du Maghreb pouvait-on encore
présenter Bouteflika l’Algérien, ou le Libyen Kadhafi, voire Assad le Syrien
comme des solutions adaptées à ces pays ? Un anti-impérialisme sommaire
avivé par les politiques bushiennes a longtemps occulté la réalité de ces
régimes et continue encore à faire des ravages notamment vis-à-vis de la
révolte syrienne.
Il n’empêche, les printemps arabes ont commencé à changer
la donne. Il en a résulté un grand trouble, une perte de repères compensée pour
partie par une vision complotiste de l’Histoire. L’espoir s’est transformé en
désarroi. Comment être solidaires des gens vis-à-vis desquels ils
s’identifiaient alors qu’ils se déchirent ? Pour ceux qui ont pu assister
aux conférences-débats que nous avons organisés, des éclairages ont pu être
donnés, en faisant intervenir par exemple l’Union juive français pour la paix
avec des représentants de l’AFPS ou Alain Gresh ou encore Gilbert Achcar... Il
n’empêche. L’arrivée au pouvoir des islamistes dits modérés en Tunisie, en
Egypte démontre de plus en plus que l’islam n’est pas la solution d’autant que
les mobilisations qui continuent, se heurtent à la répression conduite par les
pouvoirs « islamistes ». L’intervention occidentale en Libye, la
répression saoudienne au Bahreïn, la solution de paix précaire au Yémen et la
guerre civile armée en Syrie n’ont fait qu’ajouter de la confusion dans les
esprits tétanisés par la tournure volcanique de l’Histoire dans ces pays.
En outre, l’identification à l’islam comme moyen de
retourner le stigmate dont ses populations sont l’objet n’est guère tenable.
Cette identité éclatée qui souffre par ailleurs d’être affublée des
qualificatifs de délinquance génétique du fait même de la dérive de certains
d’entre eux et des politiques dites sécuritaires n’a pas (encore) trouvé les moyens de se
reconstruire. Qui plus est, comme signalé ci-dessus, elle s’est sentie agressée
à la fois par des positions laïcardes relayées
par la Droite et l’Extrême Droite mais aussi par une partie de la Gauche et par
des politiques sécuritaires extrêmement brutales. Il y a d’ailleurs parmi la
classe dominante et ses représentants, une grande hypocrisie : prôner la
civilisation judéo-chrétienne, la France qu’on aime sinon on la quitte, tout en
entretenant les meilleures relations avec les dictatures arabes hier ou les
régimes autocratiques et théocratiques comme le Qatar et l’Arabie Saoudite.
Français à part entière mais différents, victimes du
racisme et des violences policières mais trouvant peu de relais dans le champ
politique et associatif, Français à part néanmoins car intégrés dans aucune
classe sociale et ne pouvant se réclamer d’une classe ouvrière elle-même
éclatée, Français n’ayant droit à aucune part, identifiés aux classes
dangereuses de plus en plus ghettoïsées, Français à la méfiance épidermique,
s’attelant pour certains à survivre y compris dans le business illégal à la
recherche de notoriété et de reconnaissance.
La politique d’éducation populaire en leur direction ne
saurait être par elle-même suffisante, surtout si elle ne provient pas de leurs
rangs, pour briser le carcan de vulnérabilité qui les contraint, soit à des
révoltes sporadiques, soit à la passivité subie ou à l’échappement
individualiste quelle qu’en soit la forme.
La mobilisation populaire comme celle qui s’est déroulée
à Marseille pourrait activer une politisation desserrant le joug qui les
oppresse. Pourquoi pas une nouvelle marche des Français pas comme les autres,
ces nouveaux beurs comme préconisée par Saïd Bouamama ? Si ce n’est pas le
cas, avec les politiques austéritaires, l’on risque d’assister à de nouvelles
« émeutes » d’autant que les jeunes des banlieues de 2013 sont encore
plus imprévisibles que leurs aînés.
Gérard Deneux et Odile Mangeot, 19 juin 2013