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lundi 24 juin 2013

Déliquescence de l’ordo-libéralisme allemand et césarisme européen

Pour comprendre la spécificité de l’Allemagne et saisir l’impossibilité de sa transposition en tant que «modèle», l’évocation du libéralisme régressif mené par Gérard Schröder fausse, pour partie, la perspective. En fait, les politiques néolibérales effritent les particularités du «modèle» allemand historiquement construit. Une brève rétrospective s’impose pour en comprendre les ressorts et les faiblesses au regard de la «construction» européenne dont l’édifice est en passe de se lézarder sous les effets conjugués de son élargissement, de la domination du capital financier et de la crise de 2008.

L’Allemagne, une construction nationale spécifique

C’est après les guerres napoléoniennes dévastatrices (1) et sous l’impulsion du printemps des peuples (1848) par lequel s’affirme le principe des nationalités que l’Allemagne se projette en tant que nation. Certes, l’impulsion prussienne sous Bismarck est décisive mais la méthode choisie l’est également : dès 1834, est instituée une union douanière entre les différents «pays». Cette unification par le marché maintient une répartition des ressources capitalistes et culturelles sur tout le territoire qui, à la différence de la France jacobine, ne connaît pas d’hypercentralisation. L’autoritarisme prussien présent dans l’armée se manifeste surtout à l’encontre de la montée du mouvement ouvrier et de la social- démocratie vis-à-vis desquels des concessions sociales sont octroyées pour mieux les contenir.

Cette tardive unification de l’Allemagne s’est conjuguée avec la quasi-absence de colonies. Ce pays décentralisé, d’essor capitaliste tardif, à la différence de l’Angleterre et de la France, n’eut que des miettes d’empire colonial (Togo, Cameroun, Nouvelle Guinée…). Il fut d’abord un pays d’émigration aux Etats-Unis (16.5% d’Américains sont d’origine allemande), en Argentine, au Chili et dans les pays de l’Est de l’Europe. C’est dans ces conditions que l’essor du capitalisme allemand rencontre la rivalité française qui aboutit à la guerre de 1870 où Bismarck, non seulement s’empare de  l’Alsace-Lorraine, mais permet aux troupes versaillaises d’écraser la Commune de Paris. Si le capitalisme allemand s’est développé dans l’ombre du militarisme prussien, il s’est nationalisé en faisant prévaloir le droit du sang sur le droit du sol. Cette conception ethnique de la citoyenneté permit l’unification expansionniste tout en préservant des liens avec la diaspora.

La République de Weimar, construite après la défaite allemande, résulte d’une trahison-compromission de la social-démocratie avec l’aile militariste de la bourgeoisie et des Junkers pour écraser la révolution allemande (2). On sait ce qui en a résulté. Les réparations de guerre démesurées, l’occupation française de la Sarre,  l’humiliation et le désir de revanche puis les effets catastrophiques de l’inflation et de la crise de 1929-1930, provoquèrent la montée du nazisme et la guerre.

En 1945, l’Allemagne est divisée. La République fédérale de l’ouest comprend dix Länder. En 1948-49, le plan Marshall soustrait les pays européens à l’attraction de l’URSS tout en voulant éviter la reconstruction d’Etats européens rivaux contestant la domination américaine. Tout en rejetant le centralisme nazi, les Allemands vont s’y plier en prônant l’ordo-libéralisme. Cette doctrine rejette l’interventionnisme d’Etat, favorise la concurrence par la régulation marchande, tout en institutionnalisant la négation de l’antagonisme de classes. Ce dernier principe est mis en place avec d’autant plus de facilité que, outre les épreuves sanglantes subies, il rencontre l’existence de fortes corporations qui sont toujours vivaces ; à la différence de la France, il n’y eut pas de loi Le Chapelier les interdisant. C’est dans cet espace «préservé» que va se développer la cogestion. Les branches professionnelles vont permettre à la fois la négociation de conventions collectives tout en limitant la concurrence et le droit de grève : pendant toute la durée des accords, les conflits sociaux sont interdits dans les branches concernées. Il s’agit, sous couvert de l’idéologie de cogestion qui la sous-tend, de défendre la compétitivité allemande. Cette collaboration provoque un dualisme du marché du travail. Il y a ceux qui sont couverts par des conventions collectives (62% des salariés du privé contre 98% en France) et ceux qui ne le sont pas. L’Etat n’intervient pas dans le domaine du droit du travail. Ainsi, sauf à supposer qu’il soit fixé prochainement, il n’y a pas de SMIC allemand : en 2010, 3 millions de salariés perçoivent des salaires inférieurs à 6 euros de l’heure alors qu’à la même période, le SMIC français était de 8/9 euros.

Autre particularité de l’ordo-libéralisme qui servit de modèle dans les premiers pas de la construction européenne : l’indépendance de la banque nationale. Il s’agissait de tuer dans l’œuf toute tendance inflationniste, de triste mémoire, et par voie de conséquence de contenir les salaires, ce qui permit  le développement du capitalisme financier et procura un avantage compétitif à l’industrie. C’est ce «modèle»  sur lequel s’appuyèrent les euro-américains tels Jean Monnet, la fondation Ford, pour construire l’Europe des élites arrimée au char états-unien. Europe zone de libre-échange ou Europe des Etats, l’Europe fut tiraillée entre deux conceptions contradictoires. Depuis, la mondialisation financière et la crise de 2007-2008 ont modifié les paramètres bien que les «forces et faiblesses» allemandes proviennent toujours des mêmes caractéristiques historiques.

Une puissance issue de ses propres «faiblesses»

La puissance allemande est incontestable surtout depuis la réunification qui s’est traduite par une annexion de sa partie orientale et une conquête économique de sa périphérie immédiate à l’Est, lieu de délocalisations et de sous-traitances. Mais, indépendamment de ces données issues de l’effondrement du mur de Berlin et de l’introduction des politiques néolibérales sous Kohl et surtout sous Schröder, le décollage de l’économie résulte des particularités de l’ordo-libéralisme.

La «cogestion» tout d’abord, cette forme de collaboration de classes où les ouvriers ont le sentiment d’être acteurs dans leurs entreprises : les projets d’expansion, de modernisation industriels doivent recevoir l’approbation des salariés dans les comités d’entreprise constitués à partir de 5 salariés (en France, 50). Ces derniers possèdent un droit de veto (en France, ils émettent des avis) en matière d’horaires de travail, de congés, de rémunérations et de promotions. On est loin du management autoritaire et hiérarchique à la manière française ou anglo-saxonne d’autant que les représentants des salariés sont présents dans les instances dirigeantes. Cette structure duale des entreprises, où les syndicats siègent à côté des actionnaires au sein du directoire et du conseil de surveillance, est somme toute l’un des facteurs clés de la compétitivité allemande, surtout si on l’articule avec la coopération interentreprises et la banque-industrie, ces deux autres ressorts typiques qui, avec la mondialisation, sont entrés en crise.

C’est dans la vivacité d’un corporatisme remis à l’honneur après guerre qu’il faut chercher les raisons de cette coopération qui a permis la mise en œuvre d’un système de normes visant la standardisation et la qualité des produits. Pour ce faire, les patrons allemands disposent (disposaient…) de 400 experts spécialisés et de 20 000 professionnels dans différentes sociétés, animant des groupes de travail interentreprises afin d’assurer, de maintenir l’avantage compétitif de l’Allemagne. Ainsi, la recherche dans le secteur privé, représente 1.7% du PIB (1.1% en France), le secteur public dans ce domaine, intervenant à hauteur de 2.5% du PIB (2.1% en France).

Ce système de coopération capitaliste fut longtemps renforcé par les liens étroits tissés entre les banques et les entreprises, même s’ils ont perdu de leur importance ces 20 dernières années. Auparavant, les banques regroupaient 84% des droits de vote des actionnaires dans les assemblées générales de 24 grandes sociétés. Lorsque les actions étaient en baisse, elles se rattrapaient sur les revenus tirés de l’endettement des entreprises auxquelles elles apportaient leur concours sous forme de prêts. Depuis une loi de 1992, leur droit de voter pour le compte des actionnaires qui leur confiaient leurs titres a été retiré aux banques. Cette mesure ne fit qu’accompagner l’internationalisation du capital financier et le développement à l’étranger des multinationales allemandes qui, différenciant leur sources de financement, ont racheté des sociétés et se sont développées à l’étranger.  

Toutefois, le poids persistant des corporations qui demeure renvoie à la prédominance de l’apprentissage dans le système éducatif, à la valorisation des métiers manuels, aux possibilités de promotion à l’intérieur des entreprises et au possible retour à l’enseignement des postulants, pouvant disposer d’une certaine mobilité sociale interentreprises. Ce système est entré en crise sous l’effet de plusieurs facteurs : contraintes financières des entreprises, évolution des métiers (robotique…). Face à la désaffection des patrons à embaucher des apprentis, le gouvernement fédéral s’est senti obligé de réagir en instituant une taxe d’apprentissage applicable aux entreprises n’accueillant pas suffisamment de candidats. Il n’empêche, 300 000 jeunes sont désormais en situation d’attente, mis en réserve dans des dispositifs de formation-parking et, bien évidement, ne figurent pas dans les statistiques du chômage. Ce constat renvoie de surcroît aux spécificités de l’éducation en Allemagne : pas de collège unique, pas d’école uniforme, chaque Land ayant son propre système, un faible nombre de jeunes poursuivant des études supérieures (25.7% en Allemagne contre 43% en France en faculté, BTS, DUT). C’est d’ailleurs ce qui explique le moindre poids des dépenses publiques d’éducation en Allemagne (4.8% du PIB en 2008 contre 6% en France) et ce, malgré de meilleures rémunérations des enseignants. Malgré tout, et par l’effet d’un plongeon démographique, le taux de chômage des 15-24 ans est faible (8.6% contre 22.1% en France). Pour en rendre compte, d’autres spécificités se doivent d’être évoquées.   

Un pays conservateur, voire réactionnaire

De 1949 à 1963, le gouvernement Adenauer a contribué à instituer une véritable chape de plomb conservatrice sur la société allemande. Dans la continuité de ce qui existait avant guerre, et malgré le droit de vote accordé aux femmes dès 1919 (sous l’impulsion de la social-démocratie allemande révolutionnaire avant qu’elle ne trahisse (2), la règle non écrite pour les femmes demeure : «Kinder, Küche, Kirsche». De fait, elles doivent choisir entre la carrière professionnelle ou leur rôle de mère, et celles qui travaillent sont encore considérées comme mères-corbeaux (mauvaises mères). Cette inégalité renvoie certes à la faiblesse des infrastructures de garde qui ne concernent que 18% des enfants (41% en France), à l’absence d’écoles maternelles, au fait que les écoles primaires qui ne dispensent pas de cours l’après-midi sont rarement dotées de cantines scolaires. L’idéologie de la mère au foyer attachée à sa cuisine et à l’obligation d’assister aux offices religieux, est d’autant plus prégnante que les structures sont contraignantes. A cela, il convient d’ajouter l’hostilité des dominants à la hausse des dépenses publiques. De ce «retard» allemand dans la revendication de l’égalité hommes-femmes résulte la croissance de la dualisation du marché du travail et des inégalités de revenus.

Les femmes, lorsqu’elles travaillent, exercent dans les services, les branches les moins protégés comme les hôtels, restaurants, cafés… 3 millions d’entre elles sont payées à moins de 6€ de l’heure, ce qui explique le faible coût des services outre-Rhin. Le travail à temps partiel concerne 45% d’entre elles contre 33%, en 1995. Les écarts de salaires se sont donc accrus entre hommes et femmes (23% contre 16% en France, en  2010). Cette réalité, en contradiction avec l’évolution qu’a connue l’ensemble des pays européens à l’ouest, renvoie à la faible natalité en Allemagne (83% des femmes occupant un premier emploi n’ont pas d’enfants, 17% ont 1 ou 2 enfants) et, par conséquent, à la baisse démographique. Une génération de jeunes allemands ne représente que 730 000 personnes (contre 800 000 en France) ; le couple allemand a 1.8 enfant en moyenne contre 2.03 en France. Le renouvellement démographique n’est plus assuré.

Désormais, avec l’impact des mesures mises en œuvre sous Schröder (3), le taux de pauvreté a bondi entre 1999 et 2006, de 10.5 à 14.6%. Ces revenus, inférieurs à 60% du revenu médian, contrastent avec l’enrichissement des plus riches. Par ailleurs, il devient difficile, pour l’industrie comme pour les services publics et privés, de trouver des jeunes qualifiés. Avec la crise dans les pays du Sud et les politiques «austéritaires» mises en œuvre, on assiste à l’émigration des cerveaux européens vers l’Allemagne. Mais la politique d’intégration défaillante jusqu’ici, notamment vis-à-vis des Turcs, laisse augurer de nouvelles difficultés sur fond de renforcement du racisme et de la xénophobie. Les médias mènent campagne contre les «paresseux, corrompus et inefficaces» peuples grec et plus généralement latin ; ces dérapages chauvins sont relayés par les partis libéral (FDP) et conservateur (CSU en Bavière). Ces apprentis sorciers s’appuient sur les réflexes frileux d’une population vieillissante, celle qui a pu bénéficier de l’époque des Trente Glorieuses et de l’ordo-libéralisme, possédant une épargne excessive qu’elle craint de voir s’effondrer.

L’Allemagne demeure en effet un pays conservateur modelé par le christianisme «social» (4), pour limiter, réprimer les ardeurs révolutionnaires revendicatives de la classe ouvrière. Dotées de nombreuses œuvres sociales, les églises possèdent un ancrage populaire indéniable qui compense une intervention restreinte de l’Etat en matière de dépenses publiques. La démographie déprimée, les investissements publics insuffisants renvoient à la réalité d’un Etat fédéral «faible» et à cet engouement paradoxal pour l’écologie.

En effet, il faut chercher son origine historique et culturelle dans le romantisme allemand, dans cette nostalgie d’une nature vierge en contradiction avec la densification urbaine ; dans cette Allemagne décentralisée de l’étalement urbain, la nouvelle génération bobo issue d’après-guerre s’est inquiétée, là plus qu’ailleurs, de la gravité de la crise écologique. Sur la base de la mobilisation de 1968, les Grünen se sont développés rapidement et, grâce au scrutin proportionnel, ont pu former un groupe parlementaire dès 1987. Ils ont adopté sans état d’âme le cours social-libéral de Schröder (tout comme les partis conservateurs mus par le refus de l’intervention étatique) et ont pu faire avaliser, après son rejet dans l’opinion, la sortie du nucléaire (2011), le recyclage des déchets, le recours à l’énergie solaire…qui ont bénéficié de mesures fiscales incitatives, désormais mises en cause pour des raisons de restriction budgétaire et de concurrence chinoise.

Le fameux modèle allemand est donc un mythe. Que l’on se réfère à l’ordo-libéralisme ou au social-libéralisme de Schröder/Merkel, l’on rencontre toujours un pays vieillissant et cette fois, une nouveauté, les inégalités de territoires, que la réunification n’a fait qu’amplifier. En tout état de cause, l’ordo-libéralisme, comme «l’Etat-social» des Trente Glorieuses en France, est entré en déliquescence sous les effets conjugués de la crise des années 70, de la mondialisation financière et de la construction de l’Europe.

Briser le césarisme européen. Est-ce possible ?

A l’origine, l’Europe s’est construite sur la base de l’ordo-libéralisme, c’est-à-dire sur la base de normes et de traités le traduisant et construisant par là-même un marché de libre-échange. Il s’agissait, en somme, de mettre hors de portée du parlementarisme de chaque Etat, l’organisation économique, à savoir la propriété privée, la concurrence et la stabilité des prix, pour mieux comprimer les hausses salariales. Cette construction politique du marché a pu assurer une certaine croissance avant la crise des années 1970 et dans les premiers temps de la mondialisation libérale. Or, si l’Europe est désormais en situation d’échec économique et politique, elle n’en possède pas moins une structure juridico-bureaucratique bloquant toute évolution malgré ses aspects mortifères. En effet, la concurrence sociale et fiscale que se livrent les Etats européens entre eux, le recours aux paradis fiscaux qu’utilisent les filiales des transnationales, les banques et les riches particuliers, les systèmes économiques et sociaux différents auxquels on impose des règles, ne produisent pas de solution politique commune. L’Europe politique apparaît impensable ou du moins infaisable. Les tractations en cours pour un gouvernement économique commun, la lutte concertée contre les paradis fiscaux ou une politique fédérale européenne, se heurtent aux égoïsmes nationaux et d’abord à l’hégémonie allemande, bien qu’elle soit elle-même de plus en plus fragilisée. Comment défaire ce qui a été considéré comme la panacée néolibérale, alors même que les Etats, tous plus ou moins endettés, sont dans une impasse ?

Le premier obstacle est constitué par les normes mises en place et la juridiction pour les faire respecter. Le pouvoir judiciaire de la Cour de Justice de la Communauté Européenne est considérable. S’appuyant sur les «cinq libertés fondamentales» issues des traités européens, à savoir la libre circulation des biens et des personnes, des services et des marchandises ainsi que la libre concurrence, elle a constitué une jurisprudence opposable à toute législation nationale contraire. Ainsi, s’est installé, au cours du temps, par un travail d’interprétation, un système normatif, véritable constitutionnalisme de marché. Au regard des libertés dites fondamentales, l’on a assisté à la remise en cause de la protection sociale, du droit de grève, de la liberté syndicale et même du droit pénal. Ainsi, la nécessité de la libre prestation de services l’emporte sur le droit de grève et il en est de même pour la liberté d’établissement des entreprises vis-à-vis des conventions collectives nationales. Bref, la liberté du capital domine, assujettit le droit du travail.

La déconstruction de cette machine de guerre suppose, pour le moins, la révision des traités européens, infaisable en l’état puisqu’elle nécessite la majorité ou l’unanimité des Etats.  

Qui plus est, la construction européenne, c’est aussi la mise en place de structures bureaucratiques sans légitimité démocratique (dans le sens restreint du parlementarisme bourgeois). Que ce soit la Commission Européenne, le Conseil des Chefs d’Etat et de gouvernement ou, mieux, la Banque Centrale Européenne, ces organismes exécutifs et législatifs (qui agissent par directives) échappent pour l’essentiel au contrôle des députés nationaux. Ce césarisme bureaucratique est au service de la domination du capital financier et des transnationales. Dans ces conditions, et même si l’on assistait à un coup de force du Parlement croupion européen, le fédéralisme européen (ces Etats-Unis européens sous domination allemande dans la zone euro !) est un mot d’ordre réactionnaire. Cette construction n’est possible que si un Etat parvient à imposer aux autres sa suprématie économique et politique. A la limite, les dirigeants européens ne peuvent se mettre d’accord que contre les intérêts des peuples européens et accessoirement contre les Etats les plus faibles (Grèce, Chypre…) ainsi que contre leurs rivaux internationaux. On en est loin puisque l’on assiste plutôt à la défaisance de l’Europe libérale  sous l’égide de l’euro et à la résurgence des nationalismes sous l’effet de la crise et de la récession provoqué par les politiques «austéritaires».

C’est que, dans chaque pays, l’Etat n’est pas la simple émanation de la bourgeoisie. Il est un champ de compromis entre différentes classes et fractions de classes, où la fraction dominante doit composer et réaliser un équilibre de rapports de forces pour maintenir son hégémonie. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il y aurait une unification économique que s’imposerait une unification politique ; dans la configuration actuelle, c’est plutôt l’inverse qui se produit, à savoir la résurgence d’une lutte de classes qui déstabilise les forces dominantes. D’où les replis nationaux (Royaume-Uni, Irlande), les discours xénophobes et nationalistes (Hongrie…), l’intransigeance vis-à-vis des mouvements sociaux (Grèce, Espagne, Portugal…) ou encore l’apparente volonté de certains Etats endettés de faire la chasse aux délits fiscaux, au secret bancaire, voire aux paradis fiscaux. Elle est de fait, à ce sujet, l’expression de la contradiction entre le caractère cosmopolite de la liberté du capital et celui, national, de chaque Etat endetté.

Si l’Allemagne a tiré profit de son unification et de son expansion à l’Est, si elle a su bénéficier de la crise compte tenu du  poids de son appareil productif et du recours massif au chômage partiel lui permettant de conserver le savoir faire de ses ouvriers (en 2009, 1.5 million de travailleurs au chômage partiel contre 275 000 en France) maintenant aussi le pouvoir d’achat et la demande intérieure, sa puissance s’est exercée au détriment de ses «partenaires» européens déclenchant ce qu’il est convenu d’appeler des sentiments germanophobes. L’entêtement dans des politiques «austéritaires» qu’elle entend faire prévaloir, plonge la zone euro dans la récession et, de fait, empêche tout désendettement public. En mai 2012, Joschka Fischer le reconnaissait en ces termes «Il serait à la fois tragique et ironique ( !)… que l’Allemagne réunifiée pour la troisième fois…. soit la ruine de l’ordre européen».

A ce sombre tableau, il faut ajouter l’effet massif de la  hausse de l’euro face au dollar (encore plus vis-à-vis du yen japonais…). En 2000, 1 euro s’appréciait 0.90 dollar, en 2010, 1 euro valait 1.5 dollar, autrement dit, en 2000, une heure de travail US coûtait 17% plus cher qu’une heure de travail en France ; en 2010, le retournement est stupéfiant : une heure de travail US vaut 14% de moins qu’une heure de travail en France. Et c’est précisément maintenant que les Etats-Unis veulent imposer à l’Europe un traité de libre-échange déséquilibré. Ce constat prouve que la logique capitaliste de libre concurrence s’articule toujours autour des Etats dominants et impérialistes.   

Cette logique de domination du capitalisme financiarisé peut-elle être remise en cause ? A coup sûr, elle ne peut l’être par cette Gauche de Droite libéralisée. En atteste le précédent de 1999 à 2010, période pendant laquelle les gouvernements dits socio-démocrates étaient majoritaires (12 sur 15).

Ce qui est sûr, c’est que la crise, occasion pour la classe dominante d’imposer des reculs sociaux sans précédent (en Grèce, les salaires ont chuté de 45%), a provoqué d’intenses mobilisations dans l’Europe du Sud. Les pays du centre vont-ils suivre ? Rien n’est certain. En tout cas, les légitimités électorales s’affaiblissent, le recours à l’union sacrée «gauche»/droite s’exerce contre les peuples récalcitrants, les blocs historiques faits d’alliances des classes dites moyennes sous la coupe de la bourgeoisie capitaliste se désagrègent. Des forces chauvines, xénophobes, nationalistes attirent une partie d’entre elles vers des solutions rétrogrades, voire réactionnaires. L’Europe «austéritaire» pour se maintenir ne peut être qu’une Europe autoritaire.

A contrario, la précarisation de l’ensemble des sociétés suscite la mobilisation «d’indignés». Ils sont porteurs, avec les classes populaires en lutte, d’une possible rupture avec l’Union Européenne, sur une base internationaliste de classe. L’Alter-sommet qui se tiendra à Athènes les 8 et 9 juin prochains permettra d’en mesurer l’impact réel. 

Gérard Deneux, le 25.05.2013

(1)    3 millions de morts dont nombre d’Allemands
(2)    lire à ce sujet «Allemagne 1918. Une révolution trahie» Sébastian Haffner – éd. Complexe
(3)    voir mon article précédent (ACC n° 244) «Etre ou ne pas être germanophile»
(4)    lire à ce sujet «Le Vatican, l’Europe et le Reich» Annie Lacroix-Riz – éd. Armand Colin. Les prêtres sont des «fonctionnaires» rémunérés en partie par l’Etat qui se finance par un impôt spécial. L’Allemagne est un pays concordataire plutôt que laïc à la française.
 

Sources pour cet article :
«Savoir Agir» n° 23 «Europe, la dictature de l’austérité»
«Made in Germany» de Guillaume Duval – éditions du Seuil