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dimanche 9 juin 2013

Etre ou ne pas être germanophile ?

Il a suffi d’un texte du Parti Solférinien mettant en cause «l’égoïsme» de la politique allemande pour faire enfler une polémique sur la prétendue germanophobie qui se serait emparée d’une partie non négligeable des «socialistes» de gouvernement. Ce bruit médiatique, tout comme les clameurs apitoyées déplorant la mise en cause de «l’amitié franco-allemande», prennent sens si on les rapporte à leur enjeu : poursuivre quoi qu’il advienne les politiques «austéritaires». Il est évident, en effet, que la zone euro en crise subit l’indéniable suprématie «teutonne», ce qu’il faut précisément occulter pour prétendre encore à l’existence d’un couple franco-allemand «moteur de la construction européenne». Ce qui domine en réalité, c’est un césarisme juridico-politique incarné par la Troïka (Commission Européenne, Banque Centrale Européenne, FMI) qui entend imposer aux peuples l’accélération des politiques de restrictions budgétaires sous l’égide du «modèle allemand». Lorsque les forces dominantes l’encensent, elles ne font référence qu’aux mesures prises sous le gouvernement Schröder, tout en gommant la spécificité de la société d’Outre-Rhin et ses agencements issus de sa propre histoire. Quel est donc ce modèle que l’on veut vendre aux «masses désorientées» ? D’où vient la puissance de l’Allemagne et quelles sont ses caractéristiques ? Quels rapports et contradictions celle-ci entretient-elle avec la Troïka ? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles voudrait répondre cette suite d’articles afin de resituer le débat suscité par la polémique apparemment germanophile.

Le modèle allemand que les néolibéraux veulent nous vendre.

L’Allemagne, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, ne s’est ralliée que tardivement au néolibéralisme. Prévalait encore sous Helmut Kohl une «économie de marché» dite sociale, construite par l’institution de règles visant à favoriser la concurrence et le rejet de toute intervention étatique (1), partagée à la fois par les conservateurs et les sociaux-démocrates. Ce qu’on a appelé l’ordo-libéralisme s’est d’ailleurs imposé comme modèle de la construction européenne. Cet empilement de normes inscrites dans les traités successifs et les institutions bureaucratiques chargées d’en faire respecter l’application ont façonné cette Europe antidémocratique de déconstruction de la souveraineté des Etats les plus faibles.

Il a fallu attendre l’arrivée au pouvoir du «socialiste» Schröder pour que la société allemande soit profondément perturbée par les politiques néolibérales. Admirateur de Blair et de Clinton, partisan de la soi-disant «3ème voie» néolibérale, il s’opposa à Oskar Lafontaine qui démissionna de son poste de ministre des finances et de la présidence du SPD. Celui-ci, opposé à la politique d’austérité entamée par le conservateur Kohl pour mener à bien la réunification allemande, misait sur une politique de relance afin de faire baisser le chômage qui atteignait alors 9.4% de la population active. Telle n’était pas l’optique des nouveaux sociaux-libéraux. Ces fraichement convertis au vent de la mondialisation entendaient faire baisser les impôts des plus riches, réduire le «coût» de la masse salariale et flexibiliser le marché du travail.

Lors de son premier mandat, Schröder en s’appuyant sur le SPD, tenta de faire admettre son projet de «grande alliance pour l’emploi» aux syndicats afin d’imposer des «dégraissages» dans les entreprises. Ce fut un échec, les syndicats refusèrent cette cogestion de la précarité. Il s’en prit avec plus de succès aux retraites en 2001 : en contrepartie de l’institution d’une «épargne retraite personnelle», la baisse des retraites collectives fut imposée. Dix ans plus tard, compte tenu du faible rendement et du caractère aléatoire de ces fonds de pension, l’on assiste au retour massif de la pauvreté parmi les personnes âgées. Quant aux dépenses publiques, elles furent réduites brutalement en contrepartie de la réduction de recettes fiscales ciblées : baisse des impôts des plus riches et sur les entreprises.

Schröder, malgré son impopularité, fut réélu en 2002 pour accomplir un second mandat grâce à un concours de circonstances favorables. Les médias et le patronat, tout en l’encensant, fustigèrent le «coût» des acquis sociaux allemands. La droite ne lui opposa qu’un candidat falot (Stoïber) et lui-même mettant à profit son opposition à la guerre de Bush en Irak et son énergie apitoyée face aux désastres des inondations frappant l’Allemagne, apparut comme le seul pouvant se succéder à lui-même. Ainsi fut mis en œuvre son «agenda 2010», le modèle allemand néolibéral : baisse des cotisations patronales, hausse des cotisations ouvrières, déremboursement de nombreuses prestations d’assurance maladie. Outre l’accroissement des difficultés pour se soigner, la réduction des retraites futures est programmée, indépendamment du recul de l’âge légal pour en bénéficier (67 ans en 2029). A ce rythme, les calculs effectués par des experts font apparaître à terme une situation insupportable pour la population vieillissante. Le taux de remplacement qui était de 48% en 2003 va connaître une baisse des plus significatives. En 2030, un salarié rémunéré actuellement à 2 500€ par mois ne toucherait que 638€ de pension !   

Dans l’immédiat, ce sont les «réformes» du marché du travail initiées par les législations Hartz (du nom de l’ancien dirigeant syndical de Volkswagen, également DRH !) qui font sentir leurs effets : le recours à l’intérim jusque-là limité est facilité, des petits boulots à 400€ sans cotisations sociales (donc sans droit à pension) sont institués, la durée d’indemnisation du chômage est passée de 32 à 12 mois (23 en France) ainsi qu’un RMI à l’allemande conditionné au regard de l’épargne et du patrimoine acquis qui en réduisent l’importance ( !) Les chômeurs ont en outre l’obligation d’accepter n’importe quel boulot indépendamment de leur qualification et de leur rémunération antérieure. Quant aux chômeurs de longue durée (pour survivre ?), ils ont l’obligation d’accepter des tâches dites d’intérêt collectif à 1€ de l’heure. Ces jobs constituent une forme nouvelle de travail forcé.

Ces mesures de régression sociale assorties d’une stricte modération salariale, négociées entre le patronat et les dirigeants syndicaux, et la baisse de l’emploi dans le secteur public (recul de 6.8% des effectifs en 2000 et 2006 au niveau fédéral, 13.6% pour les communes) constituent une défaite du mouvement ouvrier et des classes populaires. Elles provoquèrent des remous et l’effondrement du SPD et, dans une moindre mesure, des syndicats. Bien que désapprouvant ces décisions ils restèrent légitimistes. Ils ne remirent pas en cause les limitations du droit de grève, interdisant d’y  recourir pour s’opposer à des projets politiques.

Certes, Schröder, le «chancelier des patrons» fut désavoué par les urnes. Mettant à profit les liens privilégiés qu’il avait tissés avec Poutine, il se replia sur les affaires et devint PDG de Gazprom pour le secteur de toute l’Europe centrale, tout en restant membre du SPD. L’Allemagne en sortit profondément transformée. Si le chômage officiel est de 5.6% à l’ouest, il est de 9.8% à l’est et 15.6% de la population sont considérés comme pauvres (2) (14% à l’ouest, 19.5% à l’est). La réduction des dépenses de fonctionnement dans les communes a entraîné la suppression de centres sociaux, de maisons de jeunes, de piscines et de bibliothèques. La population vieillissante semble y avoir été insensible tout comme elle a l’air de s’accommoder de l’accroissement des inégalités (1). En 2006, 10% des plus riches gagnaient plus de 7 fois plus que les 10% les plus pauvres ; le taux d’épargne des catégories les plus aisées ayant progressé (16.4% en 2006) avoisine le record détenu par les Suisses. Mal leur en prit car leurs banques ont recouru à des placements risqués en Grèce, en Irlande, en Espagne et, quand la crise fut venue, leur engouement pour la rente se transforma en peur de tout perdre. Qui plus est, la politique sociale-libérale de cadeaux aux riches a provoqué le recours à l’emprunt, la dette fiscale s’est alourdie passant de 59.8% du PIB en 1997 à 68.6% en 2005.

Et pourtant, tout indique que, face à la crise de 2007-2008, l’économie allemande s’en est pour le moins bien mieux sortie que les autres pays européens.

Quelles sont donc les vraies raisons du rebond allemand par rapport à la récession de 1993 ?

Elles sont à chercher, non dans le modèle allemand qu’on veut nous vendre, mais dans les caractéristiques de l’économie allemande qui prévalaient avant l’arrivée de Schröder et qui, malgré tout, continuent de faire sentir leurs effets.

Certes, la politique suivie par Merkel, bien que dans la continuité de son prédécesseur, est moins antisociale, l’austérité salariale s’est relâchée, alimentant la demande intérieure à la peine. Mais d’autres facteurs sont à prendre en considération : la forte valorisation du travail industriel, sa spécialisation dans les biens d’équipements et les automobiles haut de gamme, le succès des OPA de l’industrie allemande sur les pays de l’Est, entraînant la compétitivité-prix des produits, ainsi que la collaboration patronat-syndicats furent décisifs. En outre, l’absence de bulle immobilière en Allemagne a évité à ce pays les affres des expulsions et l’effondrement des banques spéculatives.

Mais, plus fondamentalement, il convient de souligner que l’effondrement du mur de Berlin a favorisé, avec l’unification allemande, l’implantation d’usines à l’est et tout particulièrement dans les PECO (pays d’Europe centrale et orientale). L’industrie allemande a acquis une position dominante par l’implantation d’usines dans cet Hinterland sous forme de délocalisations et de sous-traitance. Les composants et sous-ensembles qui y étaient fabriqués, réimportés en Allemagne, étaient assemblés en produits finis dans la mère patrie. L’envolée des exportations qui représentaient 23.7% du PIB en 1995 fut supérieure (51.9% du PIB) en 2012. Cet impérialisme économique s’est traduit par la conquête en Europe et dans le monde de nouveaux marchés, d’autant qu’à la même période, la demande des pays émergents a explosé. C’est dans la combinaison de ces facteurs que la compétitivité allemande se niche ainsi que sa propre résilience aux effets de la crise financière. Ainsi, de 2006 à 2012, l’Allemagne a pu créer 2.8 millions d’emplois, tout en étant une société profondément déséquilibrée (1).

Les mini-jobs qui, pour quelques heures par semaine, ne rapportent que 400€ par mois ont continué leur progression. Ils concernaient, en 2012, 4.8 millions de personnes dont 3.1 millions de femmes et alimentaient le poids des travailleurs pauvres (29 millions en 2012). Quant au vieillissement de la population et, par conséquent, au poids plus négligeable des jeunes de moins de 15 ans (13.3% de la population contre 18.5% en France) ils constituent autant d’avantages provisoires : moins de bouches à nourrir, moins de logements à construire, moins de dépenses publiques à assumer. C’est ce recul démographique qui a évité pour partie la bulle spéculative immobilière en Allemagne. Il n’y avait aucun besoin de recourir à des politiques fiscales pour inciter à la construction de logements à crédit et qui plus est, les placements germaniques étaient orientés vers l’industrie ou l’épargne bancaire. Mais ces commodités ne sont que conjoncturelles : d’ores et déjà, l’industrie a des difficultés à recruter des jeunes qualifiés et l’accélération du recours à l’immigration des cerveaux se heurte à une politique d’intégration des plus inefficaces. Il ne s’agit plus seulement d’un racisme anti-turc déjà ancien mais du développement d’une xénophobie largement alimentée par les médias à l’occasion des prêts consentis aux Etats en situation de quasi faillite. Il n’y a pas que les Grecs qui sous les qualificatifs de paresseux, inefficaces, corrompus, sont vilipendés. Les dérapages chauvins assurant l’apparente supériorité allemande s’ajustent aux comportements frileux et conservateurs d’une population vieillissante troublée par la possible perte de son épargne de précaution. Les apprentis-sorciers  ultralibéraux du FDP, l’extrême droite raciste, les partisans du retrait de l’euro font de la surenchère et prospèrent sur le malaise des classes moyennes et la marginalisation des jeunes.

Le mythe du modèle allemand «schröderisé»  qu’on veut nous imposer conduit certes à la récession : l’Etat dépense moins, les équipements publics sont délaissés, les banques préférant la spéculation prêtent moins aux entreprises et aux ménages qui réduisent leurs dépenses d’investissement et d’équipement, la demande intérieure en ressort contractée et les politiques «austéritaires» renforcent cette spirale dépressive. Contrairement aux attentes de la Troïka, malgré les prêts consentis et les ajustements structurels, les dettes publiques, au lieu de se résorber, augmentent : la croissance et les recettes fiscales sont en berne dans nombre de pays du sud, ainsi qu’en France, aux Pays-Bas et en Belgique. Même le FMI le reconnaît : les réductions des déficits publics menées à marche forcée depuis 2008 ont un profond effet récessif. Alors, stupides, irrationnelles ces politiques «austéritaires»  ? Pas pour les créanciers qui veulent coûte que coûte être remboursés, c’est-à-dire les banques des pays riches et des Etats du nord de l’Europe. Pour la finance et les transnationales, les réformes dites de structure obéissent à une logique de dépossession. Il s’agit de pressurer au maximum les peuples du Sud pour dégager des flux de remboursement de la dette, de susciter en périphérie une zone à bas coût de main d’œuvre, et à l’occasion des privatisations de faire son marché pour y acquérir, à vil prix, des secteurs à haute profitabilité. Lors de sa visite à Athènes dans les pas de Merkel, Hollande, le VRP des entreprises françaises, ne s’y est pas trompé : «les privatisations…  (en Grèce), les entreprises françaises doivent y prendre toute leur part». Ce paltoquet, converti aux vertus du néolibéralisme pour préserver le couple franco-allemand en déliquescence, se fait le chantre des relations de type néocolonial qui tend à s’instaurer entre l’Allemagne et quelques pays du centre européen avec les sociétés du Sud car, pour lui et pour Merkel, la stabilité financière de l’Etat consiste, comme pour les banques privées, à récupérer leurs créances.  

Il suffit de penser à cette aide de 55 milliards de prêts consentis à la Grèce, et aux intérêts substantiels attendus, dans le cadre du fonds dit de stabilité financière alimenté à 27% par l’Allemagne, à 20% par la France, à 18% par l’Italie…. pour mesurer la férocité des carnassiers de la Troïka. D’autant que le risque est réel, celui de n’être jamais remboursé et de ne pas pouvoir rembourser les emprunts consentis pour alimenter ce fonds (aux taux de 1.37% pour l’Allemagne, de 4% pour la France, de 4 à 6% pour l’Italie).

Cette stratégie de choc et l’entêtement à la poursuivre constitue une machine de guerre contre les peuples qui est d’autant moins irrationnelle si l’on considère que l’objectif consiste à faire de l’euro une monnaie mondiale face au dollar. Lâcher la Grèce aurait été pour la BCE le signal négatif de trop, comme elle manque de l’être pour Chypre hier, et pour la Slovénie, voire l’Espagne, demain. Maintenir cette monnaie forte à tout prix, c’est souscrire une assurance contre les variations de changes et rassurer la finance contre les risques hypothétiques d’inflation rognant la rente financière. Dans cette optique, la seule variable d’ajustement contre les chocs économiques demeure les salaires directs et indirects (prestations sociales). La propagande faite sur les vertus supposées du modèle allemand et les réactions ampoulées contre la prétendue germanophobie n’ont pas d’autre sens. Il n’en demeure pas moins, même si nous avons esquissé quelques raisons explicitant la puissance hégémonique de l’Allemagne sur la zone euro, qu’il convient d’y revenir sous un angle plus historique. Il illustrera la méthode de construction de cette Europe antidémocratique et, par ailleurs, les faiblesses inhérentes au modèle allemand de naguère, en voie de dislocation. Restera à mesurer par rapport  aux politiques réactionnaires la réaction des peuples. Ce sera l’objet d’un prochain article.

Gérard Deneux, le 12 mai 2013

(1)  Voir prochain article «la déliquescence de l’ordo-libéralisme à l’allemande et le césarisme européen»
(2)  Le taux de pauvreté est mesuré à partir des rémunérations inférieures de 60% vis-à-vis du revenu médian. En 1999, on dénombrait 10.5% de pauvres et 14.6% en 2006



Sources pour cet article :
-         « Made in Germany » de Guillaume Duval – édition du Seuil

-         interview de Cédric Durand dans Savoir/Agir n° 23 (mai 2013) éditions du Croquant