Etre ou ne pas être
germanophile ?
Il a suffi d’un
texte du Parti Solférinien mettant en
cause «l’égoïsme» de la politique
allemande pour faire enfler une polémique sur la prétendue germanophobie qui se
serait emparée d’une partie non négligeable des «socialistes» de gouvernement.
Ce bruit médiatique, tout comme les clameurs apitoyées déplorant la mise en
cause de «l’amitié franco-allemande»,
prennent sens si on les rapporte à leur enjeu : poursuivre quoi qu’il
advienne les politiques «austéritaires». Il est évident, en effet, que la zone
euro en crise subit l’indéniable suprématie «teutonne», ce qu’il faut
précisément occulter pour prétendre encore à l’existence d’un couple
franco-allemand «moteur de la
construction européenne». Ce qui domine en réalité, c’est un césarisme
juridico-politique incarné par la Troïka (Commission Européenne, Banque Centrale
Européenne, FMI) qui entend imposer aux peuples l’accélération des politiques
de restrictions budgétaires sous l’égide du «modèle allemand». Lorsque les forces dominantes l’encensent, elles
ne font référence qu’aux mesures prises sous le gouvernement Schröder, tout en
gommant la spécificité de la société d’Outre-Rhin et ses agencements issus de
sa propre histoire. Quel est donc ce modèle que l’on veut vendre aux «masses désorientées» ? D’où vient
la puissance de l’Allemagne et quelles sont ses caractéristiques ? Quels
rapports et contradictions celle-ci entretient-elle avec la Troïka ? Ce
sont là quelques-unes des questions auxquelles voudrait répondre cette suite
d’articles afin de resituer le débat suscité par la polémique apparemment
germanophile.
Le modèle allemand que les
néolibéraux veulent nous vendre.
L’Allemagne,
contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, ne s’est ralliée que
tardivement au néolibéralisme. Prévalait encore sous Helmut Kohl une «économie de marché» dite sociale,
construite par l’institution de règles visant à favoriser la concurrence et le
rejet de toute intervention étatique (1), partagée à la fois par les
conservateurs et les sociaux-démocrates. Ce qu’on a appelé l’ordo-libéralisme
s’est d’ailleurs imposé comme modèle de la construction européenne. Cet
empilement de normes inscrites dans les traités successifs et les institutions
bureaucratiques chargées d’en faire respecter l’application ont façonné cette
Europe antidémocratique de déconstruction de la souveraineté des Etats les plus
faibles.
Il a fallu attendre
l’arrivée au pouvoir du «socialiste» Schröder pour que la société allemande
soit profondément perturbée par les politiques néolibérales. Admirateur de
Blair et de Clinton, partisan de la soi-disant «3ème voie» néolibérale, il s’opposa à Oskar Lafontaine
qui démissionna de son poste de ministre des finances et de la présidence du
SPD. Celui-ci, opposé à la politique d’austérité entamée par le conservateur
Kohl pour mener à bien la réunification allemande, misait sur une politique de
relance afin de faire baisser le chômage qui atteignait alors 9.4% de la
population active. Telle n’était pas l’optique des nouveaux sociaux-libéraux.
Ces fraichement convertis au vent de la mondialisation entendaient faire
baisser les impôts des plus riches, réduire le «coût» de la masse salariale et
flexibiliser le marché du travail.
Lors de son premier mandat, Schröder en s’appuyant
sur le SPD, tenta de faire admettre son projet de «grande alliance pour l’emploi» aux syndicats afin d’imposer des «dégraissages» dans les entreprises. Ce
fut un échec, les syndicats refusèrent cette cogestion de la précarité. Il s’en
prit avec plus de succès aux retraites en 2001 : en contrepartie de
l’institution d’une «épargne retraite
personnelle», la baisse des retraites collectives fut imposée. Dix ans plus
tard, compte tenu du faible rendement et du caractère aléatoire de ces fonds de
pension, l’on assiste au retour massif de la pauvreté parmi les personnes
âgées. Quant aux dépenses publiques, elles furent réduites brutalement en
contrepartie de la réduction de recettes fiscales ciblées : baisse des
impôts des plus riches et sur les entreprises.
Schröder, malgré
son impopularité, fut réélu en 2002 pour accomplir un second mandat grâce à un
concours de circonstances favorables. Les médias et le patronat, tout en
l’encensant, fustigèrent le «coût» des acquis sociaux allemands. La droite ne
lui opposa qu’un candidat falot (Stoïber) et lui-même mettant à profit son
opposition à la guerre de Bush en Irak et son énergie apitoyée face aux
désastres des inondations frappant l’Allemagne, apparut comme le seul pouvant
se succéder à lui-même. Ainsi fut mis en œuvre son «agenda 2010», le modèle
allemand néolibéral : baisse des cotisations patronales, hausse des
cotisations ouvrières, déremboursement de nombreuses prestations d’assurance
maladie. Outre l’accroissement des difficultés pour se soigner, la réduction
des retraites futures est programmée, indépendamment du recul de l’âge légal
pour en bénéficier (67 ans en 2029). A ce rythme, les calculs effectués par des
experts font apparaître à terme une situation insupportable pour la population
vieillissante. Le taux de remplacement qui était de 48% en 2003 va connaître une
baisse des plus significatives. En 2030, un salarié rémunéré actuellement à
2 500€ par mois ne toucherait que 638€ de pension !
Dans l’immédiat, ce
sont les «réformes» du marché du travail
initiées par les législations Hartz (du nom de l’ancien dirigeant syndical de
Volkswagen, également DRH !) qui font sentir leurs effets : le
recours à l’intérim jusque-là limité est facilité, des petits boulots à 400€
sans cotisations sociales (donc sans droit à pension) sont institués, la durée
d’indemnisation du chômage est passée de 32 à 12 mois (23 en France) ainsi
qu’un RMI à l’allemande conditionné au regard de l’épargne et du patrimoine
acquis qui en réduisent l’importance ( !) Les chômeurs ont en outre l’obligation
d’accepter n’importe quel boulot indépendamment de leur qualification et de
leur rémunération antérieure. Quant aux chômeurs de longue durée (pour
survivre ?), ils ont l’obligation d’accepter des tâches dites d’intérêt
collectif à 1€ de l’heure. Ces jobs constituent une forme nouvelle de travail
forcé.
Ces mesures de
régression sociale assorties d’une stricte modération salariale, négociées
entre le patronat et les dirigeants syndicaux, et la baisse de l’emploi dans le
secteur public (recul de 6.8% des effectifs en 2000 et 2006 au niveau fédéral,
13.6% pour les communes) constituent une défaite
du mouvement ouvrier et des classes populaires. Elles provoquèrent des
remous et l’effondrement du SPD et, dans une moindre mesure, des syndicats.
Bien que désapprouvant ces décisions ils restèrent légitimistes. Ils ne
remirent pas en cause les limitations du droit de grève, interdisant d’y recourir pour s’opposer à des projets
politiques.
Certes, Schröder,
le «chancelier des patrons» fut
désavoué par les urnes. Mettant à profit les liens privilégiés qu’il avait tissés
avec Poutine, il se replia sur les affaires et devint PDG de Gazprom pour le
secteur de toute l’Europe centrale, tout en restant membre du SPD. L’Allemagne
en sortit profondément transformée. Si le chômage officiel est de 5.6% à
l’ouest, il est de 9.8% à l’est et 15.6% de la population sont considérés comme
pauvres (2) (14% à l’ouest, 19.5% à l’est). La réduction des dépenses de
fonctionnement dans les communes a entraîné la suppression de centres sociaux,
de maisons de jeunes, de piscines et de bibliothèques. La population
vieillissante semble y avoir été insensible tout comme elle a l’air de
s’accommoder de l’accroissement des inégalités (1). En 2006, 10% des plus
riches gagnaient plus de 7 fois plus que les 10% les plus pauvres ; le taux
d’épargne des catégories les plus aisées ayant progressé (16.4% en 2006)
avoisine le record détenu par les Suisses. Mal leur en prit car leurs banques
ont recouru à des placements risqués en Grèce, en Irlande, en Espagne et, quand
la crise fut venue, leur engouement pour la rente se transforma en peur de tout
perdre. Qui plus est, la politique sociale-libérale de cadeaux aux riches a
provoqué le recours à l’emprunt, la dette fiscale s’est alourdie passant de
59.8% du PIB en 1997 à 68.6% en 2005.
Et pourtant, tout
indique que, face à la crise de 2007-2008, l’économie allemande s’en est pour
le moins bien mieux sortie que les autres pays européens.
Quelles sont donc les vraies raisons du rebond allemand
par rapport à la récession de 1993 ?
Elles sont à
chercher, non dans le modèle allemand qu’on veut nous vendre, mais dans les caractéristiques
de l’économie allemande qui prévalaient avant l’arrivée de Schröder et qui,
malgré tout, continuent de faire sentir leurs effets.
Certes, la
politique suivie par Merkel, bien que dans la continuité de son prédécesseur,
est moins antisociale, l’austérité salariale s’est relâchée, alimentant la
demande intérieure à la peine. Mais d’autres facteurs sont à prendre en considération :
la forte valorisation du travail industriel, sa spécialisation dans les biens
d’équipements et les automobiles haut de gamme, le succès des OPA de
l’industrie allemande sur les pays de l’Est, entraînant la compétitivité-prix
des produits, ainsi que la collaboration patronat-syndicats furent décisifs. En
outre, l’absence de bulle immobilière en Allemagne a évité à ce pays les affres
des expulsions et l’effondrement des banques spéculatives.
Mais, plus
fondamentalement, il convient de souligner que l’effondrement du mur de Berlin a favorisé, avec l’unification allemande, l’implantation
d’usines à l’est et tout particulièrement dans les PECO (pays d’Europe centrale
et orientale). L’industrie allemande a acquis une position dominante par
l’implantation d’usines dans cet Hinterland sous forme de délocalisations et de
sous-traitance. Les composants et sous-ensembles qui y étaient fabriqués,
réimportés en Allemagne, étaient assemblés en produits finis dans la mère
patrie. L’envolée des exportations qui représentaient 23.7% du PIB en 1995 fut
supérieure (51.9% du PIB) en 2012. Cet impérialisme économique s’est traduit
par la conquête en Europe et dans le monde de nouveaux marchés, d’autant qu’à
la même période, la demande des pays émergents a explosé. C’est dans la
combinaison de ces facteurs que la compétitivité allemande se niche ainsi que
sa propre résilience aux effets de la crise financière. Ainsi, de 2006 à 2012,
l’Allemagne a pu créer 2.8 millions d’emplois, tout en étant une société
profondément déséquilibrée (1).
Les mini-jobs qui,
pour quelques heures par semaine, ne rapportent que 400€ par mois ont continué
leur progression. Ils concernaient, en 2012, 4.8 millions de personnes dont 3.1
millions de femmes et alimentaient le poids des travailleurs pauvres (29
millions en 2012). Quant au vieillissement de la population et, par conséquent,
au poids plus négligeable des jeunes de moins de 15 ans (13.3% de la population
contre 18.5% en France) ils constituent autant d’avantages provisoires : moins de bouches à nourrir, moins de
logements à construire, moins de dépenses publiques à assumer. C’est ce recul
démographique qui a évité pour partie la bulle spéculative immobilière en Allemagne.
Il n’y avait aucun besoin de recourir à des politiques fiscales pour inciter à
la construction de logements à crédit et qui plus est, les placements
germaniques étaient orientés vers l’industrie ou l’épargne bancaire. Mais ces
commodités ne sont que conjoncturelles : d’ores et déjà, l’industrie a des
difficultés à recruter des jeunes qualifiés et l’accélération du recours à
l’immigration des cerveaux se heurte à une politique d’intégration des plus
inefficaces. Il ne s’agit plus seulement d’un racisme anti-turc déjà ancien
mais du développement d’une xénophobie largement alimentée par les médias à
l’occasion des prêts consentis aux Etats en situation de quasi faillite. Il n’y
a pas que les Grecs qui sous les qualificatifs de paresseux, inefficaces, corrompus,
sont vilipendés. Les dérapages chauvins assurant l’apparente supériorité
allemande s’ajustent aux comportements frileux et conservateurs d’une
population vieillissante troublée par la possible perte de son épargne de
précaution. Les apprentis-sorciers ultralibéraux du FDP, l’extrême droite
raciste, les partisans du retrait de l’euro font de la surenchère et prospèrent
sur le malaise des classes moyennes et la marginalisation des jeunes.
Le mythe du modèle
allemand «schröderisé» qu’on veut nous imposer conduit certes à la
récession : l’Etat dépense moins, les équipements publics sont délaissés,
les banques préférant la spéculation prêtent moins aux entreprises et aux
ménages qui réduisent leurs dépenses d’investissement et d’équipement, la
demande intérieure en ressort contractée et les politiques «austéritaires» renforcent
cette spirale dépressive.
Contrairement aux attentes de la Troïka, malgré les prêts consentis et les
ajustements structurels, les dettes publiques, au lieu de se résorber, augmentent :
la croissance et les recettes fiscales sont en berne dans nombre de pays du
sud, ainsi qu’en France, aux Pays-Bas et en Belgique. Même le FMI le reconnaît : les réductions des déficits publics
menées à marche forcée depuis 2008 ont un profond effet récessif. Alors, stupides, irrationnelles ces politiques
«austéritaires» ? Pas pour les créanciers qui veulent coûte que
coûte être remboursés, c’est-à-dire les banques des pays riches et des Etats du
nord de l’Europe. Pour la finance et les transnationales, les réformes dites de
structure obéissent à une logique de dépossession. Il s’agit de pressurer au
maximum les peuples du Sud pour dégager des flux de remboursement de la dette,
de susciter en périphérie une zone à bas coût de main d’œuvre, et à l’occasion
des privatisations de faire son marché pour y acquérir, à vil prix, des secteurs
à haute profitabilité. Lors de sa visite à Athènes dans les pas de Merkel,
Hollande, le VRP des entreprises françaises, ne s’y est pas trompé : «les privatisations… (en Grèce), les
entreprises françaises doivent y prendre toute leur part». Ce paltoquet,
converti aux vertus du néolibéralisme pour préserver le couple franco-allemand
en déliquescence, se fait le chantre des relations de type néocolonial qui tend
à s’instaurer entre l’Allemagne et quelques pays du centre européen avec les sociétés
du Sud car, pour lui et pour Merkel, la stabilité financière de l’Etat consiste,
comme pour les banques privées, à récupérer leurs créances.
Il suffit de penser
à cette aide de 55 milliards de prêts consentis à la Grèce, et aux intérêts
substantiels attendus, dans le cadre du fonds dit de stabilité financière
alimenté à 27% par l’Allemagne, à 20% par la France, à 18% par l’Italie…. pour
mesurer la férocité des carnassiers de la Troïka. D’autant que le risque est
réel, celui de n’être jamais remboursé et de ne pas pouvoir rembourser les
emprunts consentis pour alimenter ce fonds (aux taux de 1.37% pour l’Allemagne,
de 4% pour la France, de 4 à 6% pour l’Italie).
Cette stratégie de
choc et l’entêtement à la poursuivre constitue une machine de guerre contre les
peuples qui est d’autant moins irrationnelle si l’on considère que l’objectif
consiste à faire de l’euro une monnaie
mondiale face au dollar. Lâcher la Grèce aurait été pour la BCE le signal
négatif de trop, comme elle manque de l’être pour Chypre hier, et pour la
Slovénie, voire l’Espagne, demain. Maintenir cette monnaie forte à tout prix,
c’est souscrire une assurance contre les variations de changes et rassurer la
finance contre les risques hypothétiques d’inflation rognant la rente
financière. Dans cette optique, la seule variable d’ajustement contre les chocs
économiques demeure les salaires directs et indirects (prestations sociales).
La propagande faite sur les vertus supposées du modèle allemand et les
réactions ampoulées contre la prétendue germanophobie n’ont pas d’autre sens.
Il n’en demeure pas moins, même si nous avons esquissé quelques raisons
explicitant la puissance hégémonique de l’Allemagne sur la zone euro, qu’il
convient d’y revenir sous un angle plus historique. Il illustrera la méthode de
construction de cette Europe antidémocratique et, par ailleurs, les faiblesses
inhérentes au modèle allemand de naguère, en voie de dislocation. Restera à
mesurer par rapport aux politiques
réactionnaires la réaction des peuples. Ce sera l’objet d’un prochain article.
Gérard Deneux, le
12 mai 2013
(1)
Voir prochain article «la déliquescence de
l’ordo-libéralisme à l’allemande et le césarisme européen»
(2)
Le taux de pauvreté est mesuré à partir des rémunérations
inférieures de 60% vis-à-vis du revenu médian. En 1999, on dénombrait 10.5% de
pauvres et 14.6% en 2006
Sources pour cet
article :
-
« Made in
Germany » de Guillaume Duval – édition du Seuil
-
interview de Cédric Durand dans Savoir/Agir n° 23 (mai 2013) éditions du Croquant