Sources et
maux de la catastrophe sanitaire
Que
peut bien retenir « l’opinion » de la « crise » de
l’hôpital public telle qu’elle est généralement décrite par les médias ?
L’insuffisance des personnels soignants, de leurs rémunérations, des lits
d’hospitalisation ? Et de « l’impréparation » de l’Etat
à affronter la pandémie du Covid 19 ? Surpris, stupéfait par son
ampleur ! Sa survenue aurait déjoué tous les pronostics des gouvernants et
des experts ? D’où le manque de masques, de tests, de médicaments ?
Certes, nombreux sont ceux qui mettent en cause la politique austéritaire,
néolibérale, suivie depuis des années.
Il
faut aller plus loin, ne pas s’en tenir à cette seule nomination qui, en
restant abstraite, occulte la réalité de la construction de l’opinion, de ce qui est devenu une catastrophe sanitaire.
Comment un tel processus et son aboutissement (plus de 30 000 morts en
France) ont pu être mis en œuvre. C’est bien à cette question qu’il faut
répondre.
« L’opinion »
a été préparée pour l’accepter avant qu’elle ne se retourne. Les instruments mis
en œuvre ont inséré les soignants dans un carcan dont il est difficile de se
débarrasser et ce, malgré la mobilisation qui en appelle à l’Etat pour en
desserrer l’étau. Ceux qui furent sourds et aveugles aux revendications des
plaignants sont-ils disposés, réellement, à les entendre et faire preuve de
clairvoyance à l’avenir ? Rien n’est moins sûr.
L’opinion
préparée, construite, pour accepter ce qui est advenu
Le
discours dominant qui s’est imposé au sortir des Trente Glorieuses comporte plusieurs facettes ; le débat fut
d’abord dépolitisé. La question-clé n’était plus celle d’une politique de santé
publique à mettre en œuvre mais celle de la responsabilité individuelle. Chacun devait prendre soin de
lui-même : surpoids, diabète, malbouffe, maladies professionnelles,
devaient être lus sous l’angle du registre moral culpabilisateur. Tout devait
être envisagé sous le prisme du marché,
qu’il fallait réguler. L’imposition du numerus clausus, instaurant la réduction
du nombre d’étudiants en médecine (qui n’ont cessé de baisser, le niveau le
plus bas ayant été atteint en 1993 pour se stabiliser dans les années 2000),
annonçait l’impréparation de la « théorie
demande induite », importée des USA en 1990. Ce jargon néolibéral
prétendait que trop d’offres de soins, de médecins, entraînait une demande de
consommation trop élevée. Il était donc nécessaire d’en réduire ladite
surabondance… jusqu’à l’apparition de déserts médicaux dans les zones rurales,
comme dans les banlieues. Cette logomachie se devait d’être étayée par un
discours modernisateur de fusions-regroupements d’hôpitaux et de maternités,
après les avoir délaissés au point que les usagers les fuyaient pour mieux se
faire soigner dans les usines à soins, construites à l’aide de
« partenariat public-privé », qui allaient encore accroître leur
dépendance financière et donc, renforcer la prégnance des discours de
rationalisation, d’économies à réaliser.
Une
autre facette des idées inculquées consistait, dans les pays centraux, à
prétendre que les pays les plus riches se devaient de se concentrer sur « l’économie de la connaissance ».
Sous ce vocable se justifiait la délocalisation des biens matériels :
l’industrie manufacturière des masques, des médicaments, aux pays du Sud, à la
Chine, à l’Inde… les brevets, la
recherche, aux pays du Nord. Cette fable de l’incapacité des nations
périphériques à acquérir des connaissances et des techniques scientifiques, non
seulement, justifiait le néo-colonialisme à l’œuvre dans la phase initiale de
globalisation (Chine, atelier du monde), mais surtout, ignorait la résurgence
des foyers infectieux, suscités par les facteurs sociaux, environnementaux,
dans une économie globalisée. Cette cécité ne pouvait qu’ignorer les alertes de
la communauté scientifique et de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Les
pathologies nouvelles (tout comme le nuage de Tchernobyl qui n’avait pas
franchi les frontières) devaient être circonscrites aux pays du Sud. On a
d’ailleurs assisté au même aveuglement vis-à-vis de l’augmentation des besoins
de soins, consécutive au vieillissement des populations, au développement des
maladies chroniques en Europe et aux Etats-Unis.
Toutefois,
ces idées néolibérales n’auraient pu se concrétiser sans la mise en œuvre de
dispositifs contraignants, de supports organisationnels, pyramidaux, pour
réduire et concentrer et réduire l’offre de soins.
La mise en
œuvre de la politique austéritaire
Il
s’agissait, d’abord, de supprimer l’autonomie relative des hôpitaux, reposant,
à la fois, sur la dotation globale de fonctionnement octroyée chaque année en
fonction des dépenses de l’année précédente et de l’inflation, et sur la
structure locale de direction, en particulier, la commission médicale
d’établissement où siégeaient les « mandarins » médecins et les notables
(les maires). Elle fut marginalisée au profit d’une structure hiérarchique et pyramidale, dépendant,
en dernière instance, du gouvernement. Ainsi furent mises en place les Agences
Régionales de Santé (ARS), dirigées par des préfets sanitaires. Quant aux
directeurs d’hôpitaux, ils furent nommés directement par le ministre de la
Santé. Cette bureaucratie pouvait, dès lors, imposer contrôles, critères de
surveillance, en fonction des objectifs à atteindre. Ceux-ci, définis par les
« experts » financiers de l’ONDAM (1), se fondaient non point sur les
besoins de santé mais sur les finances de la Sécurité Sociale et son déficit.
Sa fonction consiste à définir des enveloppes budgétaires à ne pas dépasser
(2).
Ce
cercle de la raison austéritaire ne pouvait s’imposer sans la modification du
financement des hôpitaux. La tarification à l’activité (T2A) fut imposée comme
outil de rationalisation. Le codage des soins standardisait les
activités ; tout fut vu sous l’angle de la contrainte budgétaire, de la
performance… Le « mécanisme des
points flottants » fut mis en œuvre pour contrecarrer la
multiplication des actes rentables à laquelle pouvaient se livrer les hôpitaux
pour faire face à leurs besoins. Ainsi, l’on vit apparaître les points
décroissants pour excès de dépenses.
Cette
machinerie austéritaire fut complétée par l’ingérence des sociétés de consulting, chargées de légitimer, auprès des
soignants, les coupes budgétaires : diminution de la masse budgétaire,
blocage des rémunérations, suppression de postes, rationnement de l’achat de
médicaments. Elle fut particulièrement efficace lors du regroupement
d’activités sur un seul site ou de la fusion d’hôpitaux. Tous ces acteurs
décisionnels prêchaient dans le même sens : management moderne, réduction
des moyens et des coûts, souplesse, flexibilité, agilité, pour faire admettre,
entre autres, l’annualisation des RTT puis leur mise à l’index sur un
compte-épargne-temps.. Les sociétés de consulting, valorisant leurs titres
d’experts à l’aide de tableaux excel
et de diaporamas, avaient pour fonction de convaincre : il n’y a pas
d’autre alternative. Issus du même monde que les ARS, sortis de l’ENA et de
l’Ecole des hautes études de la santé publique, passant du public au privé,
leur seul évangile, c’est la finance. Elles reçurent un premier coup de massue
en 2018 par les critiques portées par la Cour des Comptes : « Leurs missions sont peu approfondies, leurs
appréciations parfois erronées, leurs préconisations laconiques… débouchent sur
l’appauvrissement des compétences internes ». En connivence avec les
ARS et les directeurs d’hôpitaux, « elles
se créent de véritables rentes de situation ».
Ce
sévère jugement renvoie évidemment à la réalité du malaise dans les hôpitaux et
à la mobilisation des soignants. En effet, la casse fut catastrophique au fur
et à mesure des lois et réglementations que Droite et Gauche imposèrent pour
mettre en œuvre cet arsenal de contraintes.
Des
conséquences catastrophiques
Il
y a d’abord les 35 H, jamais véritablement appliquées. Elles auraient nécessité
la création de 40 000 postes en 2002. En 1980, on comptait, en France, 11
lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants. Ils n’étaient plus que 6 pour
1 000 en 2019. De 1993 à 2018, 100 000 lits d’hôpital furent
supprimés, plus 26 000 en psychiatrie (- 44 %). La « prise en charge
ambulatoire » (novlangue pour dire « décharge »), c’est-à-dire
sans nuitée et soins de suite à l’hôpital, n’avait pour fonction que de libérer
des lits en nombre insuffisant. Et la Buzyn de préconiser dernièrement le
passage de 43 % à 55 % en ambulatoire !
C’est
que la situation était devenue intolérable. En juin 2018, près de 100 000
patients avaient passé la nuit sur des brancards, dans des couloirs, faute de
lits. Pour les professionnels de la Santé, chercher des lits dans les
autres hôpitaux devient chronophage,
tout autant que le travail administratif de codage des actes (T2A).
De
la suppression de postes, de l’accumulation des heures supplémentaires et des
RTT (il faudrait recruter 100 000 soignants selon SUD-Santé) résultaient
un turn-over important et une perte d’attractivité des hôpitaux publics, au
profit notamment des cliniques privées se réservant les activités les plus
rentables.
Conditions
de travail conjuguant pénibilité, alternances du travail de nuit et de jour,
rémunérations insuffisantes, qualité de vie détériorée, conduisaient à fuir ou
se révolter. Le sens du métier semblait s’évaporer face à la maltraitance
induite que subissaient les malades par voie de conséquence. Le
comte-épargne-temps, lui-même « libérait », plus tôt, par la mise à
la retraite de fait. Les technocrates pour la mise en oeuvre, vaille que
vaille, des politiques d’austérité, procédèrent au recrutement de médecins
intérimaires coûteux. Les « mercenaires de la santé » se vendaient
bien : 1 200€ pour 24 H de nuit de garde.
Faute
de médecins français, le recours à la main-d’œuvre
étrangère se généralisa : ¼ des postes de praticiens hospitaliers et
15,2 % des infirmiers sont étrangers. Le même phénomène se reproduit dans tous
les pays de l’OCDE : en Australie, 1 sur 2, 41 % en Irlande, 38 % au
Canada, 32 % au Royaume-Uni, 30 % aux USA. Le néolibéralisme, c’est aussi le pillage des cerveaux dans les pays du
Sud. Bien évidemment, ils font plus d’heures, travaillent le plus souvent la
nuit, à compétence égale, sont moins bien payés que leurs collègues français et
s’ils proviennent de pays hors Union européenne, ils doivent se contenter d’un
statut précaire. Certains services d’urgence fonctionnent avec 80 %
d’étrangers. C’est d’ailleurs dans ce secteur que la pénibilité est la plus
prononcée.
Les
dominants accusent la «défaillance » de la médecine de ville privée, alors
même que le numerus clausus a provoqué des déserts médicaux et la raréfaction
des spécialistes. Quant à la permission des dépassements d’honoraires, elle
allait dans le même sens, celui de favoriser la clientèle aisée des quartiers
bourgeois. Il va de soi que la pénurie d’accès aux soins de ville renvoyait de
fait les populations délaissées aux urgences.
Ce
tableau ne serait pas complet si l’on n’évoquait pas l’abandon de la recherche
fondamentale, la pénurie de médicaments suite à la délocalisation des chaînes
de production pharmaceutique.
Toutefois,
ce qui pèse le plus dans les finances des hôpitaux c’est certainement le
recours quasi systématique au partenariat public-privé, destiné à construire
ces hôpitaux-usines. Sûr que le BTP s’en met plein les poches. Les entreprises
privées, comme Bouygues, construisent et se paient sur les hôpitaux par des
loyers-rentes qui accroissent leur déficit. La dette des hôpitaux en France,
c’est plus de 30 milliards d’euros. L’on s’acheminerait vers les 40 milliards
et il faudrait absolument revenir à l’équilibre !
L’impossible
réforme ?
Nous
ne reviendrons pas ici sur l’année de mobilisation des hospitaliers et autres
professionnels de la santé, leur détermination, leurs modes d’organisation, ni
sur leur courage à affronter la pandémie du Covid. Même après la
« démission » de 1 200 chefs de service refusant d’accomplir les
actes administratifs (T2A), la surdité du gouvernement, comme sur la loi de
démantèlement du Code du Travail, fut des plus éloquentes, tout comme son
mépris et ce, avant le grand retournement de l’héroïsation des blouses blanches… qui n’eurent droit
qu’à des concessions de pure forme : une prime de 1 500€ (pas pour
tous) et la reprise d’une partie de la dette des hôpitaux, 10 milliards… sur 3
ans, sur les 40 milliards…
Quand
la pandémie fut venue, il fallut bien admettre que l’austérité programmée
ruinait la simple prévoyance. Il n’était même plus possible de se défausser sur
les hôpitaux. Du temps de la ministre Bachelot, avant qu’elle ne soit décriée,
l’Etat avait prévu de se constituer un stock
de masques, de vaccins... 1 milliard de masques était nécessaire en cas de
pandémie. De l’apparition de nouveaux virus, il en était question sauf que le
H1N1 redouté ne fit pas autant de ravages qu’il était envisagé. Alors,
subrepticement, l’établissement public créé pour acheter des masques, les
stocker, fut réduit à sa plus simple expression avant de disparaître. Et l’Etat
fut fort dépourvu lorsqu’apparut le Covid-19. Ne restaient plus, pour se
couvrir de l’ineptie, que les mensonges d’Etat et le déni. On avait délaissé la
nécessaire reconstitution des stocks mais Macron, le 6 mars, affirmait que
c’est « une petite grippe, il ne
faut rien changer à nos habitudes », « la Chine et l’Italie sur-réagissent », et ce, avant que
d’autres à son service, ne martèlent que les masques pour le public ne
servaient à rein, de même pour les tests.
Lorsque
survint le déconfinement, on eut droit à une autre mascarade, malgré les mises
en cause, faite d’arrogance et de faux
semblant démocratiques. Ainsi, devant la Commission d’enquête parlementaire, le
dénommé Salomon, l’ancien conseiller de la ministre Marisol Touraine
(2013-2015), l’expert en titre de Macron, s’accorda un satisfecit, prétendit
qu’il n’avait eu aucune défaillance sauf à concéder que le stock de (seulement)
754 000 masques procédait « d’un
changement de doctrine », les hôpitaux (sans le sou), les entreprises,
devaient s’en procurer par eux-mêmes. En ce qui concerne la recommandation
réitérée de l’OMS de tester, il se réfugia derrière son dédain du peuple :
« les Français auraient eu des
réticences à se faire tester ». Du bout des lèvres, il reconnut
n’avoir pas osé faire preuve de pédagogie ( !). Vis-à-vis de la pénurie de
médicaments, lui, le directeur général de la Santé publique, hautain, botta en
touche : « Voyez cela avec
d’autres agences pour les détails ». Bon ! Apèrs toutes les
plaintes déposées, on n’en restera pas là.
S’agissant
de la colère noire des blouses blanches, il convenait de l’apaiser. Avec Nicole Notat, comme
chef d’orchestre d’une « démocratie
participative en trompe-l’œil »,
et des déclarations lénifiantes, il fallait étouffer le mouvement revendicatif
et, passer l’été. Le SEGUR de la Santé, dont la composition exclut les
coordinations d’infirmiers, aboutira certainement à une nouvelle impasse.
Après, c’est entendu, il y aura une réforme. Macron l’a dit : « pas de changement de cap », T2A
conservée mais modifiée et un moratoire pour les lits, on n’en supprimera plus…
pour le moment. Comme le souligne Isabelle Stengers (3) « Il est stupide de faire confiance à ceux qui
nous gouvernent, à ceux qui aveuglés par l’idéologie austéritaire, n’ont pas
voulu voir la menace prévisible. Elle résulte des désordres écologiques, de
l’exploitation du vivant et de son milieu ».
Rien
ne laisse supposer que Macron et ses zélateurs, formatés à l’idéologie
néolibérale, procèderont à une transformation radicale. Elle supposerait
d’abord de déconstruire toute cette machinerie bureaucratique et pyramidale, de
renoncer à la verticalité du pouvoir faite d’injonctions et de surveillance. Donner tout le pouvoir aux soignants et aux
patients, bref, instaurer une véritable démocratie sanitaire, en supprimant
les ARS, la nomination des directeurs d’hôpitaux par le ministre de la Santé. Vous n’y pensez pas ! Revenir à la
dotation globale des hôpitaux ? Idem !
300€ en plus pour les petites mains, infirmiers, aides-soignants, brancardiers,
etc. ? Idem ! Et encore,
exproprier et socialiser les industries pharmaceutiques et en créer d’autres
dont les finalités seraient de répondre aux besoins de santé publique.
A
ceux qui se gargarisent de « notre » République, de
« notre » démocratie, il faut rappeler qu’elles ne sont pas les
nôtres. La chose publique, le bien commun, ne peuvent se conjuguer avec les
intérêts mercantiles de la finance et l’explosion de la richesse de
quelques-uns. Il faudrait, en effet, pour le moins, un changement radical de la
médecine dite de ville. Il n’y a aucune raison que les médecins libéraux
continuent d’être payés à l’acte. Ils devraient avoir le même statut que les
enseignants et disposer de maisons médicales après suppression de l’Ordre
corporatiste des médecins, institué sous Vichy.
Si
ces pistes n’épuisent pas le sujet, elles laissent entrevoir une autre vision de l’avenir. C’est par là qu’il
faut commencer, par la conquête de « l’opinion » impliquant des
organisations véritablement autonomes vis-à-vis des politiciens de la gauche de
droite et de la droite s’affublant d’oripeaux démocratistes. D’autres luttes
plus radicales sont à venir.
Gérard
Deneux, le 24.06.2020
Article
paru dans Pour l’Emancipation Sociale
n° 64 – juin 2020
(1)
Objectif National
de Dépenses d’Assurance Maladie
(2)
Il faudrait
pouvoir aborder le financement de la Sécurité Sociale, les
« réformes » qui l’ont dénaturée, les exonérations de cotisations
patronales, non remboursées par l’Etat, etc.
(3)
Isabelle Stengers
– philosophe – tribune dans le Monde
du 21 et 22 juin 2020. Dernier ouvrage : Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, ed. la
Découverte.
Pour
en savoir plus :
La casse du siècle. A propos des
réformes de l’hôpital public.
Collectif Raison d’agir.