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Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 29 juin 2020


La mécanique raciste

A l’heure où des émeutes  et des manifestations enflamment le monde et scandent que Blacks Lives Matterles vies des Noirs comptent- il est urgent de rappeler que le racisme est systémique. Certains policiers sont accusés d’utiliser des méthodes d’interpellation mortelles ou d’avoir sur certains réseaux des propos racistes mais n’est ce que pathologie individuelle ? Quels sont  les ressorts multiformes et complexes utilisés  par le système pour  justifier domination et discrimination?

Protestations multiraciales  aux Etats-Unis

L’embrasement part de l’interpellation mortelle d’un homme  Afro-Américain de 46 ans, le lundi 25 Mai à Minneapolis (Minnesota). George Floyd est jeté au sol et un policier s’agenouille sur son cou. « Je ne peux pas respirer », répète-t-il. Ni ses suppliques, ni celles des personnes qui assistent à la scène ne sont entendues. Puis, le corps de Georges Floyd s’immobilise. Lorsque les secours interviennent, le policier, Derek Chauvin, est toujours juché sur lui. A son arrivée, l’hôpital n’a pu que constater sa mort. Il était soupçonné d’avoir tenté, dans un magasin, de payer avec un faux billet de 20 dollars.

Les quatre policiers ont été licenciés. Le policier incriminé avait fait l’objet de dix-huit plaintes liées à son comportement. L’absence de conséquences judiciaires immédiates a cependant alimenté la frustration de manifestants pendant plusieurs nuits consécutives.  Les manifestations de colère ont tourné à « l’émeute » et ont poussé le gouverneur de l’Etat à demander le déploiement de la garde nationale. Un commissariat a été incendié la troisième nuit d’affrontements et les manifestations ont essaimé dans le pays, à Los Angeles comme à Chicago, Denver ou Memphis.

Cette routine sanglante est vérifiée par les chiffres. Le nombre de personnes tuées par la police aux Etats-Unis en 2019 s’est élevé à 1004, un chiffre supérieur à celui enregistré en 2018 et qui concerne de manière disproportionnée les Afro-Américains, alors que cette communauté représente 12% de la population totale. Un homme noir a trois fois plus de risques de mourir qu’un homme blanc lors d’une interpellation.

La mort de George Floyd a poussé Donald Trump à sortir du silence qu’il a longtemps observé à propos des violences policières. Il a dénoncé « un spectacle très choquant ». « J’ai demandé au ministre de la Justice, au FBI, de se pencher vraiment sur cette affaire et de voir ce qui s’est passé (…). Ce que j’ai vu n’était pas bon, pas, bon, très mauvais ».

Après cinq jours « d’émeutes », le procureur a annoncé que l’officier, 44 ans dont dix-neuf ans dans la police, était poursuivi pour meurtre au troisième degré, c’est-à-dire par négligence et pour homicide involontaire. Il a été arrêté et risque jusqu’à vingt-cinq ans de prison pour la première incrimination, jusqu’à dix ans pour la seconde. Mais il en faudrait plus pour apaiser la colère qui s’est répandue dans la plupart des grandes villes américaines. La famille de la victime réclamant une incrimination pour meurtre au premier degré, c’est-à-dire reconnaissant l’intention de tuer, et l’arrestation des trois autres officiers présents, qui ne font pas alors l’objet de poursuites.

Le procureur n’exclut pas de s’attaquer à eux ; son réquisitoire indique que l’un deux a suggéré à Derek Chauvin de basculer George Floyd en position latérale de sécurité et qu’il a refusé. Cinq minutes après, un autre officier a vérifié le pouls de la victime, qui n’en avait plus, ce qui n’a pas empêcher Derek Chauvin de maintenir, jusqu’à l’arrivée de l’ambulance, sa position sur un homme pourtant inerte.

Le vendredi 28 mai, 50 000 manifestants scandent No justice, no peace, Fuck the polic, passent devant les ruines fumantes de magasins enflammés la veille et devant ceux, épargnés, parce qu’ils avaient affichés : tenus par une minorité. Ils dénoncent le racisme et un ennemi commun : la police. Une banque est incendiée, des vitrines brisées et des pillages recommencent. Le gouverneur annonce une dizaine d’interpellations mais la crise s’élargit à d’autres villes où des voitures de police brûlent, deux manifestants meurent dans des circonstances encore floues.

A Washington, les manifestants ont affronté la police jusqu’au pied de la Maison Blanche. Le président a laissé planer l’intervention des  militaires,  et provoqué un tollé en tweetant : « A la moindre  difficulté, nous prendrons le contrôle, mais si les pillages commencent, les tirs commencent». L’expression, très connotée, avait été employée par le chef de police de Miami, Walter Headley, en 1967, pour menacer les ‘voyous’ qui manifestaient pour les droits civiques.  Il est revenu sur ses propos, assurant qu’il ne s’agissait pas d’une menace, mais d’un avertissement sur l’escalade de la violence. Mais l’agence Associated Press a révélé que des unités de police militaire avaient effectivement été mobilisées pour une éventuelle intervention à Minneapolis, ce qui serait une première depuis les émeutes de Los Angeles en 1992.

Une semaine après la mort de Georges Floyd, l’Amérique était toujours secouée par un mouvement de colère historique. L’Amérique noire, blanche, latino, hommes, femmes, du centre droit à la gauche radicale, se retrouve, outrée par un crime inadmissible. Pas de discours ou d’organisation bien identifiée pour relayer le ressentiment de ces citoyens ordinaires. La foule dénonce plus qu’elle ne revendique. Arrêtez de nous lyncher !, Respectez notre existence  ou attendez-vous à notre résistance ! Un constat est partagé : la violence de la police est un fait systémique, pas le fait de quelques « mauvais » policiers. Même en 1991, après le meurtre de Rodney King, les manifestations n’avaient pas été aussi étendues. Donald Trump a menacé de déployer l’armée pour mettre fin « aux émeutes », assimilées à du « terrorisme intérieur ».

Mettre un genou à terre

Ce geste est devenu le symbole des protestations contre les violences policières et le racisme institutionnel. Le maire de Sacramento, des chefs de police et des centaines de policiers dans tous le pays ont mis genou à terre face aux manifestants. A l’opposé de la recommandation du président Trump de « dominer » la rue. Ce geste a été lancé en 2016 par l’ancien maître à jouer de l’équipe de football américain de San Francisco, Colin Kaepernick, pendant l’exécution de l’hymne national, au prix d’une carrière sportive écourtée.

Ce geste évoque aussi l’image du policier de Minneapolis appliquant son genou sur la nuque de George Floyd. Cette pratique aux conséquences dramatiques a choqué jusque dans les rangs de la police. Selon Sue Rahr, ancienne shérif et co-autrice d’un rapport sur une réforme de la culture au sein de la police : « Ce qu’on a vu à Minneapolis n’est recommandé dans aucun Etat. Ce qui est inquiétant, c’est que trois autres policiers aient laissé faire leur collègue. Cela signifie qu’on n’a pas affaire à un flic voyou mais à un fonctionnaire qui pense que ce qu’il fait est permis. C’est un problème culturel plus que de formation ». L’entraînement des policiers  est réalisé par plus de 600 écoles de polices, sans standards nationaux. Trop d’académies développent un état d’esprit paramilitaire et forment les recrues pour une guerre contre les gens qu’ils sont censés protéger. Comme le rappelle Jesse Jannetta, spécialiste des questions de justice et de police, « la culture policière aux Etats-Unis est aussi enracinée dans la chasse aux esclaves et la mise en application des lois sur la ségrégation raciale ».

Le chef d’accusation visant Derek Chauvin a été requalifié le 3 Juin en meurtre au second degré (meurtre non prémédité), passible de quarante ans de prison. Les trois autres agents qui l’accompagnaient sont désormais également poursuivis pour complicité et ont été placés en détention.

La mort de George Floyd a provoqué des manifestations inédites depuis 1968, année de l’assassinat du pasteur Martin Luther King. Le temps de la colère et des émeutes a laissé place à celui du deuil et des revendications politiques.  La première demande est celle de la justice et de la condamnation de Derek Chauvin. Les questions de dysfonctionnements profonds, structurels, de la police américaine sont posées. A quelques mois des élections, le sujet des violences policières revient au premier plan de la vie politique américaine.

Mobilisation dans l’hexagone

A l’appel du comité Justice pour Adama, 60 000 manifestants (20 000 selon la Préfecture) se sont rassemblés le 2 Juin devant le tribunal judiciaire à Paris. Personne n’avait vu venir l’ampleur de la mobilisation qui  s’est poursuivie le week-end suivant réunissant 23 000 personnes à Paris, Lyon, Lille, Nantes, etc. Les slogans se sont répondus : « I can’t breathe », « Je ne peux plus respirer », en référence aux derniers mots prononcés par George Floyd et Adama Traoré, mort à 24 ans sur le sol de la caserne de Persan (Val-d’Oise), suite à son interpellation par trois gendarmes le 19 Juillet 2016.

Le comité Adama est devenu le symbole le plus connu en France de la lutte contre les violences policières. Il s’est constitué dans le but de dévoiler la vérité sur sa mort ; c’est une procédure judiciaire à rebondissements, jalonnés d’expertises et de contre-expertises médicales ; c’est aussi un visage, celui d’Assa Traoré, sa grande sœur devenue figure de proue de la lutte contre les violences policières. Et c’est, en coulisse, un comité qui œuvre pour multiplier ses actions dans les quartiers populaires, faire tourner sa propre plate-forme d’informations sur les réseaux sociaux et construire des alliances stratégiques avec des organisations de la gauche extra-parlementaire.
Cela fait quatre ans qu’Assa impose le prénom de son petit frère « partout où il y a de l’injustice, de l’inégalité et de la répression » explique-t-elle, tout en refusant de parler de « convergence des luttes ». Le comité est partout : auprès des agents de nettoyage des gares en lutte, pendant les manifestations des Gilets jaunes, avec les jeunes pour le climat, avec des écologistes d’Extinction Rebellion et aussi auprès du collectif contre l’enfouissement des déchets nucléaire de Bure (Meuse). Il est surtout de toutes les manifestations et marches blanches contre les violences policières. Il occupe le vide laissé par les organisations antiracistes traditionnelles des années 80. SOS Racisme et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) sont en perte de vitesse depuis plusieurs années.
Le comité veille a ne pas être sous la tutelle d’un parti comme le furent à leur époque SOS-Racisme (Parti socialiste) et le MRAP (Parti communiste), malgré l’appui de plusieurs d’entre eux, comme notamment le Nouveau Parti Anticapitaliste, La France Insoumise ou le Parti communiste. « Personne ne pourra nous récupérer, on a appris des erreurs de nos aînés, lance Youcef Brakni, du comité Adama. Nous sommes politisés et politiques, mais au sens noble du terme ».

« Même sans nous, le mouvement continue, constate-t-il, satisfait. Le comité n’était à l’origine d’aucun des appels à manifester du week-end. « Ça nous appartient plus, ça nous dépasse, et c’est ce qu’on veut. A chacun de prendre part au combat ».

Ces rassemblements ramènent la question des violences policières au centre des débats, après deux mois de confinement déjà tendus entre les forces de l’ordre et une partie de la population. Depuis début avril, des vidéos sont postées quasi quotidiennement sur les réseaux sociaux dans le but de dénoncer des interpellations ou des contrôles brutaux, parfois accompagnés d’injures et de propos racistes. A plusieurs reprises, l’inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie.

Les syndicats de police réfutent les accusations de racisme tout autant que le parallèle avec la police américaine. Le gouvernement joue l’apaisement. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a appelé a ce que « chaque faute » commise par un membre des forces de l’ordre, « chaque accès, chaque mot, y compris des expressions racistes, fasse l’objet d’une enquête (…), d’une sanction ».

Un policier rapporte que  « les mots bougnoul, bicot, pédé, négro, malheureusement, ça fait partie du vocabulaire. Pour le moment, il est plus compliqué de dénoncer ces propos que de les tenir ». Faits confirmés par les groupes Facebook et Whatapp mis en cause pour des propos racistes, propos que l’un des policiers à son origine minimise « Après, il y a l’humour des policiers, parfois c’est drôle, parfois non ».

Racisme systémique

Au-delà des « brebis galeuses », le racisme est systémique et son enracinement est culturel. Pierre Tevanian, enseignant de philosophie et auteur de La mécanique raciste, l’analyse afin de déconstruire une manière perverse de raisonner, de percevoir l’autre et de se concevoir soi-même. Le racisme est sur le plan conceptuel l’incapacité de penser ensemble l’égalité et la différence. Il implique aussi une métaphysique, une cosmologie, une anthropologie, bref, un discours sur l’espèce humaine. Le racisme est, sur le plan éthique, le choix d’adhérer à un certain rôle et de jouir d’une certaine position sociale : celle du dominant.

L’intolérance et la haine n’adviennent que dans des situations spécifiques, lorsque le racisme rencontre son Autre : l’affirmation de l’égalité. L’indifférence, la condescendance et le paternalisme se transforment alors en crainte ou en haine. En effet, le seuil de tolérance, pour les dominants, est dépassé lorsque les «dominés » affirment leur prétention, jugée excessive par les dominants, à la dignité, à la liberté et à l’égalité.

L’antiracisme officiel s’interdit toute compréhension en profondeur du racisme en le définissant comme une simple pathologie, qui n’affecterait que des individus déviants –sans d’ailleurs qu’on ait la curiosité de se demander à quelles sources se nourrit cet extrémisme, ni  pourquoi il se manifeste par la haine du Noir, de l’Arabe ou du musulman plus que du blond, du Breton ou du bouddhiste. Ou le racisme est réduit à une donnée banalement anthropologique, un penchant naturel présent en chacun de nous, qu’il faut juste avoir l’élégance de tempérer : « la peur de la différence » ou « de l’inconnu ». Ce qui disparait dans cette vision, ce sont les effets concrets du racisme ordinaire : une discrimination systémique, c’est-à-dire une violence inouïe qui est faite, dans toutes les dimensions de son existence, à un pan entier de la population.

La forteresse raciste est assiégée. La population non blanche refuse de plus en plus la posture de profil bas et d’hypercorrection que leur impose l’idéologie intégrationniste, elle exige le respect et demande des comptes. La monopolisation des postes de pouvoir politique, économique et médiatique par des Blancs est désormais mise en question, ainsi que le passé colonial et son occultation. A une situation de domination tranquille a succédé une situation de domination inquiète, menacée, et de ce fait plus loquace et plus agressive. D’une telle situation de crise peut émerger le pire (un violent « retour de bâton ») comme le meilleur (un réel enrayement de la mécanique raciste). A chacun, si l’on se veut réellement antiraciste, d’entrer en lutte.

Stéphanie Roussillon, le 22.06.2020


Pour en savoir plus, lire le texte de
Saïd Bouamama 
« Violences policières : une colère populaire qui vient de loin face au déni politique ». 
Très intéressante analyse de l’historique des mouvements des « minorités dominées ».

Publié le 18.06.2020 sur son blog https://bouamamas.wordpress.com/