La mécanique
raciste
A
l’heure où des émeutes et des
manifestations enflamment le monde et scandent que Blacks Lives Matter – les vies
des Noirs comptent- il est urgent de rappeler que le racisme est
systémique. Certains policiers sont accusés d’utiliser des méthodes
d’interpellation mortelles ou d’avoir sur certains réseaux des propos racistes
mais n’est ce que pathologie individuelle ? Quels sont les ressorts multiformes et complexes utilisés par le système pour justifier domination et discrimination?
Protestations
multiraciales aux Etats-Unis
L’embrasement
part de l’interpellation mortelle d’un homme
Afro-Américain de 46 ans, le lundi 25 Mai à Minneapolis (Minnesota). George
Floyd est jeté au sol et un policier s’agenouille sur son cou. « Je ne peux pas respirer »,
répète-t-il. Ni ses suppliques, ni celles des personnes qui assistent à la
scène ne sont entendues. Puis, le corps de Georges Floyd s’immobilise. Lorsque
les secours interviennent, le policier, Derek Chauvin, est toujours juché sur
lui. A son arrivée, l’hôpital n’a pu que constater sa mort. Il était soupçonné
d’avoir tenté, dans un magasin, de payer avec un faux billet de 20 dollars.
Les
quatre policiers ont été licenciés. Le policier incriminé avait fait l’objet de
dix-huit plaintes liées à son comportement. L’absence de conséquences
judiciaires immédiates a cependant alimenté la frustration de manifestants
pendant plusieurs nuits consécutives.
Les manifestations de colère ont tourné à « l’émeute » et ont
poussé le gouverneur de l’Etat à demander le déploiement de la garde nationale.
Un commissariat a été incendié la troisième nuit d’affrontements et les
manifestations ont essaimé dans le pays, à Los Angeles comme à Chicago, Denver
ou Memphis.
Cette
routine sanglante est vérifiée par les chiffres. Le nombre de personnes tuées
par la police aux Etats-Unis en 2019 s’est élevé à 1004, un chiffre supérieur à
celui enregistré en 2018 et qui concerne de manière disproportionnée les
Afro-Américains, alors que cette communauté représente 12% de la population
totale. Un homme noir a trois fois plus de risques de mourir qu’un homme blanc
lors d’une interpellation.
La
mort de George Floyd a poussé Donald Trump à sortir du silence qu’il a
longtemps observé à propos des violences policières. Il a dénoncé « un spectacle très choquant ».
« J’ai demandé au ministre de la
Justice, au FBI, de se pencher vraiment sur cette affaire et de voir ce qui
s’est passé (…). Ce que j’ai vu n’était pas bon, pas, bon, très mauvais ».
Après
cinq jours « d’émeutes », le procureur a annoncé que l’officier, 44
ans dont dix-neuf ans dans la police, était poursuivi pour meurtre au troisième
degré, c’est-à-dire par négligence et pour homicide involontaire. Il a été
arrêté et risque jusqu’à vingt-cinq ans de prison pour la première
incrimination, jusqu’à dix ans pour la seconde. Mais il en faudrait plus pour
apaiser la colère qui s’est répandue dans la plupart des grandes villes
américaines. La famille de la victime réclamant une incrimination pour meurtre
au premier degré, c’est-à-dire reconnaissant l’intention de tuer, et
l’arrestation des trois autres officiers présents, qui ne font pas alors
l’objet de poursuites.
Le
procureur n’exclut pas de s’attaquer à eux ; son réquisitoire indique que
l’un deux a suggéré à Derek Chauvin de basculer George Floyd en position
latérale de sécurité et qu’il a refusé. Cinq minutes après, un autre officier a
vérifié le pouls de la victime, qui n’en avait plus, ce qui n’a pas empêcher
Derek Chauvin de maintenir, jusqu’à l’arrivée de l’ambulance, sa position sur
un homme pourtant inerte.
Le
vendredi 28 mai, 50 000 manifestants scandent No justice, no peace, Fuck the polic, passent devant les ruines
fumantes de magasins enflammés la veille et devant ceux, épargnés, parce qu’ils
avaient affichés : tenus par une
minorité. Ils dénoncent le racisme et un ennemi commun : la police.
Une banque est incendiée, des vitrines brisées et des pillages recommencent. Le
gouverneur annonce une dizaine d’interpellations mais la crise s’élargit à
d’autres villes où des voitures de police brûlent, deux manifestants meurent
dans des circonstances encore floues.
A
Washington, les manifestants ont affronté la police jusqu’au pied de la Maison
Blanche. Le président a laissé planer l’intervention des militaires,
et provoqué un tollé en
tweetant : « A la moindre difficulté, nous prendrons le contrôle, mais
si les pillages commencent, les tirs commencent». L’expression, très connotée,
avait été employée par le chef de police de Miami, Walter Headley, en 1967,
pour menacer les ‘voyous’ qui
manifestaient pour les droits civiques. Il est revenu sur ses propos, assurant qu’il
ne s’agissait pas d’une menace, mais d’un avertissement sur l’escalade de la
violence. Mais l’agence Associated Press a révélé que des unités de police
militaire avaient effectivement été mobilisées pour une éventuelle intervention
à Minneapolis, ce qui serait une première depuis les émeutes de Los Angeles en
1992.
Une
semaine après la mort de Georges Floyd, l’Amérique était toujours secouée par
un mouvement de colère historique. L’Amérique noire, blanche, latino, hommes,
femmes, du centre droit à la gauche radicale, se retrouve, outrée par un crime
inadmissible. Pas de discours ou d’organisation bien identifiée pour relayer le
ressentiment de ces citoyens ordinaires. La foule dénonce plus qu’elle ne
revendique. Arrêtez de nous lyncher !,
Respectez notre existence ou attendez-vous à notre résistance !
Un constat est partagé : la violence de la police est un fait systémique,
pas le fait de quelques « mauvais » policiers. Même en 1991, après le
meurtre de Rodney King, les manifestations n’avaient pas été aussi étendues.
Donald Trump a menacé de déployer l’armée pour mettre fin « aux émeutes », assimilées à du « terrorisme intérieur ».
Mettre un
genou à terre
Ce
geste est devenu le symbole des protestations contre les violences policières
et le racisme institutionnel. Le maire de Sacramento, des chefs de police et
des centaines de policiers dans tous le pays ont mis genou à terre face aux
manifestants. A l’opposé de la recommandation du président Trump de « dominer » la rue. Ce geste a été
lancé en 2016 par l’ancien maître à jouer de l’équipe de football américain de
San Francisco, Colin Kaepernick, pendant l’exécution de l’hymne national, au
prix d’une carrière sportive écourtée.
Ce
geste évoque aussi l’image du policier de Minneapolis appliquant son genou sur
la nuque de George Floyd. Cette pratique aux conséquences dramatiques a choqué
jusque dans les rangs de la police. Selon Sue Rahr, ancienne shérif et co-autrice
d’un rapport sur une réforme de la culture au sein de la police : « Ce qu’on a vu à Minneapolis n’est recommandé
dans aucun Etat. Ce qui est inquiétant, c’est que trois autres policiers aient
laissé faire leur collègue. Cela signifie qu’on n’a pas affaire à un flic voyou
mais à un fonctionnaire qui pense que ce qu’il fait est permis. C’est un
problème culturel plus que de formation ». L’entraînement des
policiers est réalisé par plus de 600
écoles de polices, sans standards nationaux. Trop d’académies développent un
état d’esprit paramilitaire et forment les recrues pour une guerre contre les
gens qu’ils sont censés protéger. Comme le rappelle Jesse Jannetta, spécialiste
des questions de justice et de police, « la culture policière aux Etats-Unis est aussi enracinée dans la chasse
aux esclaves et la mise en application des lois sur la ségrégation raciale ».
Le
chef d’accusation visant Derek Chauvin a été requalifié le 3 Juin en meurtre au
second degré (meurtre non prémédité), passible de quarante ans de prison. Les
trois autres agents qui l’accompagnaient sont désormais également poursuivis
pour complicité et ont été placés en détention.
La
mort de George Floyd a provoqué des manifestations inédites depuis 1968, année
de l’assassinat du pasteur Martin Luther King. Le temps de la colère et des
émeutes a laissé place à celui du deuil et des revendications politiques. La première demande est celle de la justice
et de la condamnation de Derek Chauvin. Les questions de dysfonctionnements
profonds, structurels, de la police américaine sont posées. A quelques mois des
élections, le sujet des violences policières revient au premier plan de la vie
politique américaine.
Mobilisation
dans l’hexagone
A
l’appel du comité Justice pour Adama,
60 000 manifestants (20 000 selon la Préfecture) se sont rassemblés le 2 Juin
devant le tribunal judiciaire à Paris. Personne n’avait vu venir l’ampleur de
la mobilisation qui s’est poursuivie le
week-end suivant réunissant 23 000 personnes à Paris, Lyon, Lille, Nantes, etc.
Les slogans se sont répondus : « I
can’t breathe », « Je ne
peux plus respirer », en référence aux derniers mots prononcés par
George Floyd et Adama Traoré, mort à 24 ans sur le sol de la caserne de Persan
(Val-d’Oise), suite à son interpellation par trois gendarmes le 19 Juillet
2016.
Le
comité Adama est devenu le symbole le plus connu en France de la lutte contre
les violences policières. Il s’est constitué dans le but de dévoiler la vérité
sur sa mort ; c’est une procédure judiciaire à rebondissements, jalonnés
d’expertises et de contre-expertises médicales ; c’est aussi un visage,
celui d’Assa Traoré, sa grande sœur devenue figure de proue de la lutte contre
les violences policières. Et c’est, en coulisse, un comité qui œuvre pour
multiplier ses actions dans les quartiers populaires, faire tourner sa propre
plate-forme d’informations sur les réseaux sociaux et construire des alliances
stratégiques avec des organisations de la gauche extra-parlementaire.
Cela
fait quatre ans qu’Assa impose le prénom de son petit frère « partout où il y a de l’injustice, de
l’inégalité et de la répression » explique-t-elle, tout en refusant de
parler de « convergence des
luttes ». Le comité est partout : auprès des agents de nettoyage
des gares en lutte, pendant les manifestations des Gilets jaunes, avec les jeunes pour le climat, avec des écologistes
d’Extinction Rebellion et aussi
auprès du collectif contre l’enfouissement des déchets nucléaire de Bure
(Meuse). Il est surtout de toutes les manifestations et marches blanches contre
les violences policières. Il occupe le vide laissé par les organisations
antiracistes traditionnelles des années 80. SOS Racisme et le Mouvement contre
le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) sont en perte de vitesse
depuis plusieurs années.
Le
comité veille a ne pas être sous la tutelle d’un parti comme le furent à leur
époque SOS-Racisme (Parti socialiste) et le MRAP (Parti communiste), malgré
l’appui de plusieurs d’entre eux, comme notamment le Nouveau Parti
Anticapitaliste, La France Insoumise ou le Parti communiste. « Personne ne pourra nous récupérer, on a
appris des erreurs de nos aînés, lance Youcef Brakni, du comité Adama. Nous sommes politisés et politiques, mais au
sens noble du terme ».
« Même sans nous, le mouvement continue,
constate-t-il, satisfait. Le comité n’était à l’origine d’aucun des appels à
manifester du week-end. « Ça nous
appartient plus, ça nous dépasse, et c’est ce qu’on veut. A chacun de prendre
part au combat ».
Ces
rassemblements ramènent la question des violences policières au centre des
débats, après deux mois de confinement déjà tendus entre les forces de l’ordre
et une partie de la population. Depuis début avril, des vidéos sont postées
quasi quotidiennement sur les réseaux sociaux dans le but de dénoncer des
interpellations ou des contrôles brutaux, parfois accompagnés d’injures et de
propos racistes. A plusieurs reprises, l’inspection générale de la police
nationale (IGPN) a été saisie.
Les
syndicats de police réfutent les accusations de racisme tout autant que le
parallèle avec la police américaine. Le gouvernement joue l’apaisement. Le
ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a appelé a ce que « chaque faute » commise par un
membre des forces de l’ordre, « chaque
accès, chaque mot, y compris des expressions racistes, fasse l’objet d’une
enquête (…), d’une sanction ».
Un
policier rapporte que « les
mots bougnoul, bicot, pédé, négro, malheureusement, ça fait partie du
vocabulaire. Pour le moment, il est plus compliqué de dénoncer ces propos que
de les tenir ». Faits confirmés par les groupes Facebook et Whatapp
mis en cause pour des propos racistes, propos que l’un des policiers à son
origine minimise « Après, il y a
l’humour des policiers, parfois c’est drôle, parfois non ».
Racisme systémique
Au-delà
des « brebis galeuses », le racisme est systémique et son
enracinement est culturel. Pierre Tevanian, enseignant de philosophie et auteur
de La mécanique raciste, l’analyse
afin de déconstruire une manière perverse de raisonner, de percevoir l’autre et
de se concevoir soi-même. Le racisme est sur le plan conceptuel l’incapacité de
penser ensemble l’égalité et la différence. Il implique aussi une métaphysique,
une cosmologie, une anthropologie, bref, un discours sur l’espèce humaine. Le racisme
est, sur le plan éthique, le choix d’adhérer à un certain rôle et de jouir
d’une certaine position sociale : celle du dominant.
L’intolérance
et la haine n’adviennent que dans des situations spécifiques, lorsque le
racisme rencontre son Autre : l’affirmation
de l’égalité. L’indifférence, la condescendance et le paternalisme se
transforment alors en crainte ou en haine. En effet, le seuil de tolérance,
pour les dominants, est dépassé lorsque les «dominés » affirment leur
prétention, jugée excessive par les dominants, à la dignité, à la liberté et à
l’égalité.
L’antiracisme
officiel s’interdit toute compréhension en profondeur du racisme en le
définissant comme une simple pathologie, qui n’affecterait que des individus
déviants –sans d’ailleurs qu’on ait la curiosité de se demander à quelles
sources se nourrit cet extrémisme, ni
pourquoi il se manifeste par la haine du Noir, de l’Arabe ou du musulman
plus que du blond, du Breton ou du bouddhiste. Ou le racisme est réduit à une
donnée banalement anthropologique, un penchant naturel présent en chacun de
nous, qu’il faut juste avoir l’élégance de tempérer : « la peur de la différence » ou « de l’inconnu ». Ce qui disparait dans cette vision, ce
sont les effets concrets du racisme ordinaire : une discrimination
systémique, c’est-à-dire une violence inouïe qui est faite, dans toutes les
dimensions de son existence, à un pan entier de la population.
La
forteresse raciste est assiégée. La population non blanche refuse de plus en
plus la posture de profil bas et d’hypercorrection que leur impose l’idéologie
intégrationniste, elle exige le respect et demande des comptes. La
monopolisation des postes de pouvoir politique, économique et médiatique par
des Blancs est désormais mise en question, ainsi que le passé colonial et son
occultation. A une situation de domination tranquille a succédé une situation
de domination inquiète, menacée, et de ce fait plus loquace et plus agressive.
D’une telle situation de crise peut émerger le pire (un violent « retour
de bâton ») comme le meilleur (un réel enrayement de la mécanique
raciste). A chacun, si l’on se veut réellement antiraciste, d’entrer en lutte.
Stéphanie
Roussillon, le 22.06.2020
Pour
en savoir plus, lire le texte de
Saïd
Bouamama
« Violences
policières : une colère populaire qui vient de loin face au déni politique ».
Très intéressante analyse de l’historique des mouvements des
« minorités dominées ».
Publié
le 18.06.2020 sur son blog https://bouamamas.wordpress.com/