Démocratie
privatisée
Le
13 Septembre 2022, Emmanuel Macron annonce le lancement de la Convention
citoyenne sur la fin de vie. Le président confie le pilotage de cette immense
opération au Conseil économique, social et environnemental (Cese), c’est la troisième
assemblée de l’Etat. Huit mois plus tard, la convention rend son rapport tant
attendu. Les 176 pages publiées le 3 avril et l’organisation de cette
consultation sont revendiquées par le
Cese. Dans la foulée, Emmanuel Macron promet un projet de loi sur la question.
En
vérité, l’histoire est un peu différente. Le 3 novembre 2022, le Cese recrute Eurogroup Consulting pour animer cette
convention. Ce cabinet de conseil au chiffre d’affaires qui se compte en
dizaines de millions d’euros dans le monde (75 millions rien qu’en France en
2021) a un avantage : il vient d’être désigné mandataire d’un lot
« conseil en organisation » dans l’accord-cadre de l’Union des Groupements
d’Achats Publics (UGAP), la centrale d’achat de l’Etat, en 2022. Un marché très
large incluant des prestations de participation citoyenne. Le Cese est donc
poussé à choisir parmi les cabinets attributaires de ce marché.
Ce
cabinet propose alors au Cese un consortium de trois sous-traitants pour gérer
la mission à sa place. Il met ainsi sur pied un collectif de 27 personnes pour
animer chaque session : 22 viennent du privé et les autres du Cese. Eurogroup est en mesure de répondre à
des marchés très importants, capte ainsi les financements de l’Etat et
sous-traite ensuite les missions. Il avait déjà obtenu le marché de la
Convention Citoyenne pour le Climat en 2019 et 2020, pour une rémunération de
1,9 million d’euros. Celui de la Convention pour la fin de vie atteint 1,38
million. La prestation est attractive, « même si les cabinets de conseil assurent qu’ils ne le font pas pour
l’argent », estime un sénateur membre de la commission d’enquête
sénatoriale après l’affaire Mckinsey. « C’est vrai : ce n’est pas le budget de l’Etat qui fait le chiffre
d’affaires de ces cabinets. Mais ce type de mission permet d’entretenir leur
influence. C’est un système ».
Recours systémique
Bien
que le recours à des prestataires soit légal, c’est le caractère systémique de
ce fonctionnement qui interroge. L’Etat n’externalise pas la démocratie
participative de façon ponctuelle. Depuis quelques années, la pratique est
presque automatisée. Et les cabinets de conseil semblent bien connaître le
filon. « De nombreux cabinets, qui
ont l’habitude de travailler avec l’Etat, se sont mis à se positionner sur le
marché de la participation sans en avoir forcément les compétences »,
expose Alice Mazeaud, maîtresse de conférences en science politique.
Eurogroup Consulting a su en tirer profits. En plus de l’animation de la
Convention citoyenne pour le climat, la société a réalisé un « retour d’expérience » de la
convention citoyenne (pour 36 390 euros)
et a « appuyé » le ministère de la Transition écologique dans la mise
en œuvre des propositions de la convention (pour 31 284 euros). En 2020, elle est impliquée dans une consultation
citoyenne sur l’amélioration de l’hôpital. En 2021, elle est encore là lors de
la consultation citoyenne sur la vaccination contre le covid-19 pour 400 387 euros. Tout ça à la place du
Cese.
Et
ce n’est pas près de s’arrêter. Le 18 septembre 2022, le Cese lance un appel
d’offres intitulé « Accompagnement des opérations de participation
citoyenne ». Eurogroup obtient
le premier des cinq lots début mars. Une mission estimée à 650 000 euros. Le quatrième lot, estimé à 350 000 euros, est attribué à Roland Berger, un autre très
important cabinet de conseil. Historiquement, ce second cabinet a plutôt
l’habitude de travailler pour les services du ministère de l’économie mais il
s’implante sur le marché de la démocratie participative. En 2019, Roland Berger
analyse et synthétise les contributions du « grand débat national ».
La même année, il est chargé des consultations sur le revenu universel
d’activité. Un an plus tard, il est l’un des prestataires du Cese pour
synthétiser les contributions de la consultation sur « le monde d’après la crise du covid-19 ». Au tarif de 299 434 euros.
Mais
c’est avec un autre organe de l’Etat consacré à la consultation que Roland
berger se fait une place : le centre interministériel de la participation
citoyenne (CIPC), une cellule au sein de la Direction interministérielle de la
transformation publique (DITP), le vrai guichet de l’Etat en ce qui concerne
les accords avec les cabinets de conseil.
En avril 2021, la DITP lance un appel d’offres pour accompagner le CIPC,
un contrat à 2,8millions d’euros.
Roland Berger se voit attribuer le pilotage des « dispositifs de concertation », estimé à 180 000 euros.
Le
système ne risque pas de se gripper. Avant l’été, la DITP publiait un énième
appel d’offres à 49 millions d’euros.
Un des lots pouvant atteindre 10
millions stipule que, pour postuler, les entreprises doivent présenter un
chiffre d’affaires minimum, réservé aux gros cabinets donc. C’est donc un
réflexe : le Cese et le CIPC remplissent leurs missions de démocratie participative
en recourant au privé. « Au sein de
l’appareil d’Etat, les experts de la participation n’existent pas »
explique Alice Mazeaud. En octobre 2022, le CIPC se composait de trois agents
et deux vacataires. Et le Cese n’est composé que de deux personnes : la
directrice et son adjointe. « Il n’y
a aucune recherche d’internalisation. Le Cese s’appuie complètement sur les
marchés », regrette Guillaume Gourgues, maître de conférences en
science politique. Et, selon les derniers contrats conclus, rien n’est fait
pour que ces organisations sous-dimensionnées changent leur manière de
fonctionner.
Une
participation lucrative
Les
cabinets de conseil se positionnent sur le marché de la démocratie
participative parce qu’il est lucratif, les volumes budgétaires sont très
importants. Les gros cabinets ne viennent pas de ces domaines mais ont
l’habitude de travailler avec l’Etat. Et
les cabinets spécialisées, plus petits, n’ont pas l’habitude de candidater sur
des marchés parfois colossaux, alors ils se retrouvent sous-traitants. Une
pensée dominante s’est développée au sommet de l’Etat qui consiste à dire que
la démocratie participative est un outil pour gouverner et le marché construit
une participation citoyenne sur mesure. Ainsi,’l’Etat contrôle le périmètre de
l’action des acteurs et n’est pas contraint de prendre en compte le résultat
d’une démarche participative.
Il
existe une autre approche : financer un organisme indépendant avec un
budget annuel. Celui-ci existe depuis vingt ans, c’est la Commission nationale du débat public (CNDP), une autorité
administrative indépendante mais elle a été mise à l’écart des grandes opérations participatives nationales.
Elle est réduite à son secteur historique : l’environnement. En 2019, le gouvernement a fait comprendre à
sa directrice qu’elle n’avait pas à se
mêler du grand débat national.
En mai 2023, il a nommé l’ancien directeur de cabinet d’Elisabeth Borne et de
Christophe Béchu à sa tête, une forme de reprise en main.
Le
Sénat a mandaté une commission d’enquête sur l’influence des cabinets de
conseil au sein de l’Etat qui n’a eu aucun effet. L’Etat paye toujours des
cabinets de conseil pour faire le travail que la CNDP pourrait faire. C’est un
gaspillage d’argent public mais il préfère les prestataires privés qui n’ont
pas les moyens de lui faire la pression.
Grands
raouts stériles
Chaque
grande crise que connaît le pays a son grand événement pour débattre, en
veillant à changer de nom à chaque fois. Après les Gilets Jaunes, le grand
débat national. Après sa réélection face à Marine Le Pen, le Conseil national
de la refondation (CNR). Entre-temps, une convention citoyenne pour le climat,
deux consultations sur les retraites et
une autre sur la fin de vie. Mais le grand débat national n’a été suivi
d’aucune réforme, les consultations sur les retraites n’ont pas su éteindre
l’opposition des Français. Et le grand raté de la Convention citoyenne pour le
climat reste dans les esprits. Les 149 propositions des 150 participants n’ont
jamais été retenues « sans filtre » comme le promettait pourtant
Emmanuel Macron.
« On cherche l’introuvable. Sur les sujets
majeurs, qui peut croire un instant qu’il y a un consensus en France ? On
ne peut pas tirer au sort des citoyens et les laisser décider » défend
Eric Woerth. C’est pourtant tout le principe de la démocratie participative.
Pour un ancien conseiller passé pas trois ministères « Le gouvernement a son agenda et sait d’avance ce qu’il va mettre dans
sa loi ». En Macronie, on refuse d’admettre que ce ne sont que des
gadgets. L’exécutif ignorera t’il aussi les conclusions de la Convention
citoyenne sur la fin de vie ? Contacté, le cabinet d’Agnès Firmin Le Bodo
estime « que les travaux menés et le
rapport produit sont précieux, à l’instar des avis rendus par le Comité consultatif
national d’éthique, l’académie nationale de médecine, entre autres. Ils
viennent s’ajouter aux analyses effectuées par le cabinet de la ministre ».
Traduction : cette convention citoyenne ne vaut pas plus qu’une autre
discussion.
Les
conventions citoyennes ne seraient donc que des alibis savamment distillés au
fil d’un quinquennat. Avec pour seul objectif : maîtriser l’agenda
politique. On l’aura compris, le recours à ces conseils, conventions, n’est
qu’un moyen d’évitement et de détournement de la démocratie parlementariste,
d’autant plus usité par Macron lors de son 2ème mandat en l’absence
de majorité pour le soutenir. Il s’agit également pour l’exécutif de coopter
des cabinets privés grassement rémunérés pour reléguer les administrations
publiques dans une seule fonction d’exécution des politiques, au détriment des
réflexions, des perspectives, des propositions qu’elles pourraient formuler. La
cooptation de cabinets, outre le détournement de fonds publics, permet de
mettre en valeur des soi-disant experts soucieux de consulter et de recouvrir
d’un vernis démocratique les palabres gouvernementales.
Stéphanie
Roussillon