Ukraine en
guerre,
la
régression sociale continue
On
connaissait la manière dont le démantèlement du système « soviétique »
avait pu être mis en œuvre sous Eltsine avec l’aide des Golden Boys : après Gorbatchev, le désenchantement en Russie
fut catastrophique. Les biens publics furent pillés et cette privatisation prit
la forme paradoxale d’une distribution
d’actions aux salariés ; de ces actions à bas coût, la population
n’eut qu’une envie, s’en débarrasser pour faire face aux besoins qu’elle n’arrivait
plus à satisfaire. Les plus malins ou les apparatchiks en situation de pouvoir
rachetèrent les actions, les revendant ensuite, pour se constituer
progressivement, un capital énorme. Cette kleptocratie
donna naissance aux oligarques. C’est ce que raconte un collectif
d’historiens dans « La grande
braderie à l’Est » (publié au Temps
des cerises), sous la direction de Claude Kernoouh et Bruno Drweski.
Pour
illustration « romantique » on peut également lire « Oligarque » d’Elena B.Morozov (ed
Grasset). Ce thriller politico-financier démontre l’ascension d’un oligarque
jusqu’à l’avènement d’un capitalisme oligarchique avec, à sa tête, Poutine.
Mais les révélations faites par Hélène Richard dans le Monde Diplomatique (novembre 2023) laissent entendre qu’il convient
toujours de prendre des distances avec les discours soporifiques imposés,
célébrant la fin du communisme soviétique ou la condamnation sans retenue du régime
poutinien glorifiant le patriote Zelenski.
En
effet, la corruption existe toujours
à grande échelle en Ukraine.
Indépendamment du trafic de vêtements militaires, qui valut la démission du
ministre de la Défense, les trafics en tous genres minent la société. Ainsi, il
faut aligner 4 000 dollars pour se faire réformer et obtenir un certificat
d’inaptitude. Les commissariats au recrutement de militaires s’arrangent avec
les gros employeurs pour déterminer le pourcentage des effectifs appelés sous
les drapeaux, moyennant pots de vin. Les soldes des soldats ne sont pas
toujours versées d’où un mécontentement de plus en plus grand.
Une
nouvelle législation a vu le jour en 2022, annulant l’obligation pour les
employeurs de maintenir le salaire des travailleurs servant au front. Ainsi le
fossé se creuse entre le front et l’arrière qui bénéficie d’une vie « normale ».
Les jeunes exemptés postent des photos de leurs vacances…
Les
régressions sociales prennent la forme également de suppression d’un certain nombre de droits sociaux : suspension des accords collectifs
d’entreprises avec modification unilatérale des conditions de travail,
possibilité de licencier sans délai de prévenance de 2 mois et sans l’obtention
de l’accord du syndicat… Pour les PME qui constituent 70 % des entreprises
de moins de 250 salariés, la « régulation » est encore plus rude :
les licenciements sont déclarés sans cause et les contrats zéro heure se multiplient (travail à la demande de
l’employeur sans en préciser les conditions).
On
assiste donc à la naissance d’un capitalisme sauvage, ce qu’une députée appelle
« décommunisation ». En ce sens, la suppression du fonds d’assurances sociales a été actée pour être
versé dans la caisse des retraites ; les cotisations sociales ont été diminuées
de 14 à 9 %, les travailleurs sont de plus en plus livrés à eux-mêmes.
La
première centrale syndicale (Fédération des Syndicats d’Ukraine) qui comptait
avant la guerre 9 millions d’adhérents, est désormais dans le viseur du pouvoir
de Zelenski et de sa clique.
Cet
organisme de cogestion des œuvres sociales, à l’époque du parti communiste, est
sur la sellette. Il s’est, depuis, relativement effondré. Il gérait auparavant
des sanatoriums, des centres de vacances, des bases de loisirs. Depuis la
guerre, il accueille des réfugiés de l’intérieur, des blessés… La volonté de
l’État de s’accaparer ce patrimoine fut tellement brutal que l’Europe elle-même
s’y opposa : le rapt était trop gros. Il vaut mieux, c’est la solution
retenue, criminaliser les dirigeants syndicaux, entreprendre des actions
pénales contre eux afin de pouvoir
procéder à la nationalisation des biens
détenus par les syndicats, y compris leurs sièges, pour finalement les privatiser en lots distincts. Ceci
devient « d’autant plus facile » que les syndicats connaissent des
véritables banqueroutes (cotisations insuffisantes, chômage).
Cette guerre sociale est favorisée par l’Europe et les créanciers qui ont
prêté au pouvoir ukrainien et attendent d’être remboursés au plus vite à l’aide
des privatisations et de l’austérité en cours. Ainsi, le nombre de
fonctionnaires a déjà été réduit de 10 % et c’est une agence étatsunienne
(USAID)(1) qui mène la danse en imposant avec Google la numérisation des
activités administratives.
En
tout état de cause, dans la société ukrainienne et jusqu’au sommet de l’État,
entre les généraux et Zelenski, les divisions sont de plus en plus grandes et
le moral des soldats est en berne.
Gérard
Deneux, le 6.12.2023
(1) Agence des Etats-Unis pour le développement international