Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


samedi 27 mars 2021

 

Algérie. Hirak, le retour

 

Depuis le 22 février, chaque vendredi, les manifestants ont réinvesti la rue, au son des slogans : « Algérie libre et démocratique », « Pour un Etat de droit et de justice », « Presse libre, justice indépendante », « révolution pour la liberté et la dignité », « Ni peur ni crainte, la rue appartient au peuple » « Liberté aux détenus d’opinion », « Dissolution de la police politique », « la force des idées est plus forte que l’idée de la force », « l’Algérie n’est pas à vendre, ni au nom de la religion, ni au nom de l’OTAN » « Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide »... Tout un programme politique ! Pas question, pour les Algériens, de tomber dans la supercherie  des élections législatives (12 juin prochain) car il ne peut y avoir d’élections sans Etat de droit : « Pas d’élections avec les gangs ». Le Hirak avait imposé l’annulation des législatives en 2019, sans pouvoir empêcher celle du 12 décembre plaçant Tebboune à la tête du pays, ni le référendum du 1er novembre 2020 sur la nouvelle Constitution. Le pouvoir s’apprête à boucler sa feuille de route  avec les législatives. Le 19 mars, 109ème vendredi du hirak, des dizaines de milliers de manifestants ont déferlé de Bal El Oued, de la Casbah, de la place des Martyrs…pourfendant les services de sécurité « Services terroristes, à bas la mafia militaire ».  « La révolution continue ». Le cortège de Bal El Oued est le roi de la rue ! Le Hirak n’a pas perdu le cap de ses revendications pour le changement et le rejet des initiatives unilatérales du pouvoir.

alencontre.org                                                                                                                  

  

 

 

Birmanie, Sénégal … répressions toujours !

 

Au cours des dernières semaines, on a peu parlé dans les médias de 2 pays qui ont connu des mouvements populaires : la Birmanie et le Sénégal.

 

En Birmanie

 

Après 50 années de dictature militaire, puis 10 de « démocratie » contrôlée par ces mêmes militaires, le Peuple, à travers les élections, s’est exprimé en masse pour accéder à un vrai régime démocratique. La junte s’est sentie menacée, a annulé les élections et repris le pouvoir.

 

Depuis le 1° février 2021, les manifestations quotidiennes réclament le départ des militaires. Malgré la répression féroce, plus de 250 morts annoncés à ce jour (probablement plus), la rue ne cède pas, la contestation ne faiblit pas. Les jeunes sont souvent les fers de lance de ce mouvement. Le Conseil de Sécurité de l’ONU a appelé la junte à « faire preuve de retenue face aux manifestants ». Mais sur le terrain, dans les rues des villes birmanes, les manifestants sont seuls face à la police et à l’armée. Celles-ci les répriment violemment en tirant à balles réelles. Elles agissent également la nuit, coupent internet, téléphone… puis arrêtent les gens à leur domicile. Les premiers cas de tortures, de mutilations sur les cadavres récupérés par les familles, apparaissent. La junte n’a que faire des résolutions onusiennes.

 

La résistance s’est organisée.

La violence de la police et de l’armée s’est accentuée depuis le 3 mars et le 17 mars, la junte a éliminé l’ensemble des journaux papier indépendants et procédé à l’arrestation de nombreux journalistes.

 

Mais cette politique de terreur n’a pas réussi à interrompre les manifestations. Des jeunes hommes et jeunes femmes organisent l’autodéfense et font preuve d’un courage impressionnant. Ils, elles sont les frontliners et se placent devant les manifestants, protégés par des boucliers. Ma Thu Thu, une jeune femme, dès le 28 février, a décidé qu’il fallait protéger les manifestants de la journée de « l’Alliance du thé au lait » (alliance souple de mouvements pro-démocratiques en Thaïlande, à Hong Kong, à Taïwan et maintenant au Myanmar). « J’ai publié cette idée sur facebook et une de mes amies a fait don de 30 boucliers, j’ai discuté avec mes amis masculins et nous avons décidé de nous porter volontaires en première ligne ». Les porteurs de boucliers, le groupe Tank est en première ligne. Juste derrière eux, se place un groupe chargé de contrer les volées de gaz lacrymogènes, notamment en étouffant les grenades avec des sacs d’eau et des morceaux de tissu imbibés, et dans certains cas, en les arrosant avec un extincteur. « Nous savons que nous risquons notre vie » mais « la révolution doit gagner ! »

 

Le Mouvement de désobéissance civile contre le régime militaire a pris d’autres formes : une grève des fonctionnaires, des manifestations de masse dans les rues et un boycott des entreprises liées à l’armée.

 

Depuis février, médecins, enseignants, employés de banques et des chemins de fer sont en grève. Le 8 mars, le pays a été paralysé par l’appel des 9 des plus importants syndicats à l’arrêt complet et prolongé de l’économie. Pour briser la grève, la police et les soldats ont expulsé le 10 mars, manu militari, plus de 1 000 employés des chemins de fer, de leurs logements publics pour avoir participé au mouvement de désobéissance civile. 90 % des 30 000 employés ont rejoint la grève.

 

Parallèlement, le MDC a lancé la campagne de « sanction sociale » (1) contre les familles des hauts responsables du régime. Les proches de la junte militaire ont été identifiés sur  les réseaux sociaux : leur domicile, leur travail, les universités étrangères que leurs enfants fréquentent, etc. et la population est invitée à les ostraciser, à leur faire honte et à boycotter leurs entreprises. Il s’agit, pour les manifestants, de désigner ceux qui maintiennent le pays  dans l’injustice, la misère et les inégalités, de les inciter à faire profil bas, voire  à  condamner le coup d’Etat… Cette campagne est une forme de vindicte pour les anciens prisonniers politiques et militants de longue date en faveur de la démocratie, qui ont subi cette sanction sociale, sous la précédente junte. Ces dissidents n’ont pas seulement été emprisonnés pendant des années et torturés ; après leur libération, eux-mêmes et leurs familles ont été délibérément marginalisés, incapables de se réintégrer dans la société. Leurs proches travaillant dans la fonction publique ont été licenciés, les passeports leur étaient refusés, ce qui les empêchait de fuir à l’étranger ; les enseignants étaient incités à discriminer leurs enfants à l’école, etc. Cet ostracisme a persisté pendant des décennies. Pendant que les généraux et leur entourage envoyaient leurs enfants dans des écoles à l’étranger, les enfants des citoyens du Myanmar n’avaient pas accès à une éducation appropriée ou à un travail permettant de vivre dignement. Ils se sont sentis asservis. Dans une société juste, aucun enfant ne devrait avoir à payer pour les actes de ses parents, mais cette campagne est le produit naturel de décennies d’injustice et de ressentiment. Cet héritage néfaste ne pourra être surmonté que si la dictature militaire prend fin et que la démocratie et les droits de l’homme peuvent s’épanouir.     

 

Au Sénégal

 

C’est également la jeunesse qui est au 1° rang des mouvements de contestations. Pourtant la situation de départ est totalement différente dans cette ancienne colonie française. Présents dès 1677, les Français utilisent l’île de Gorée comme point de départ des navires d’esclaves vers les Amériques. Un commerce d’arachides, d’or, d’épices… se met en place et assure la prospérité économique des classes blanches dirigeantes. En 1895, le Sénégal fait partie de l’Afrique Occidentale Française (OAF). Les colons blancs continueront à s’enrichir facilement. Quant aux Sénégalais, ils viendront mourir sur le sol français au cours des deux guerres mondiales.

 

Depuis son indépendance en 1960, des présidents élus se sont succédé. Ce pays n’a jamais connu de coup d’Etat. Il a vécu 60 années de démocratie, mais une « démocratie » post coloniale à la française. La feuille de route des dirigeants était, et est toujours, d’assurer à la France un accès privilégié aux richesses du pays et d’en assurer la stabilité. En échange, l’ancien colonisateur ferme les yeux sur les agissements des dirigeants : train de vie fastueux, répression féroce.

 

Léopold Sedar Senghor, 1° président, souvent présenté comme un grand humaniste, n’a pas hésité à emprisonner Mamadou Dia, son opposant en 1962 afin de calmer les velléités de toute l’opposition. Cela lui permit d’être réélu jusqu’en 1980, dans un régime de Parti Unique. Mamadou Dia, lui, restera en prison jusqu’en 1974. Les Présidents se succèderont. Abou Diouf (1981-2001), Abdoulaye Wade (2001-2012), puis Macky Sall, Président actuel, sans changement pour la population. Comme dans beaucoup de pays africains, celle-ci est pauvre. Le revenu moyen par habitant est d’environ 1000 euros/an. 40 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Concernant l’Indice de Développement Humain, le pays était classé en 2018, 160° sur 174. Certes, le Sénégal ne regorge pas de matières premières, il se trouve dans la zone sahélienne, donc pas très favorable pour l’agriculture, mais chaque Sénégalais devrait pouvoir vivre très décemment dans ce pays. Certains y arrivent sans trop de problème :

-        Léopold Sedar Senghor a fini sa vie dans une villa cossue de Normandie. Sa veuve a vendu en février 2021 un tableau de Soulages qui lui appartenait, pour la modique somme de 1,5 million d’euros

-        Macky Sall, le Président actuel, a déclaré une fortune de 2 millions d’euros (7 villas au Sénégal, 1 appartement à Houston au Texas, des parts dans des sociétés immobilières). En outre, il possède 35 véhicules dont la valeur n’est pas connue (certainement des Renault 4 ou des Peugeot 205 !!!).

 

Tant qu’il y avait un peu de croissance, quelques revenus provenant du pétrole, du gaz ou de l’or, tant que la pêche, l’agriculture permettaient de nourrir de nombreuses familles sénégalaises, la population subissait sans rien dire, s’adaptait, se débrouillait… Mais depuis quelques années, la situation s’est détériorée : la baisse des prix des matières premières, les premiers  effets du dérèglement climatique,  la baisse spectaculaire des produits de la pêche, dont la ressource est pillée par les chalutiers-usines étrangers, ont sensiblement dégradé les conditions de vie du peuple sénégalais. S’est rajoutée en 2019 la crise du Covid qui a été un véritable séisme pour l’économie. La diaspora qui, par ses envois d’argent, participait pour 15 % du PIB a très nettement diminué sa manne. Les mesures de confinement ont mis à mal toute l’économie parallèle. Le travail non déclaré fait vivre un grand nombre de Sénégalais, pour eux, l’équation est simple : pas de travail, pas de revenu. L’industrie du tourisme s’est totalement effondrée. La misère est devenue insupportable pour le plus grand nombre.

 

Dans cette situation, il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu au pays.  Celle-ci se produisit le 3 mars 2021 quand Ousmane Sonko, Chef de l’Opposition au Président Macky Sall, fut emprisonné pour trouble à l’ordre public. Convoqué au Tribunal pour une affaire privée,  il s’y est rendu accompagné de partisans. Ce déplacement s’est déroulé sans aucune violence, sous une forme festive et musicale. Mal lui en a pris. C’est pour ce soi-disant trouble à l’ordre public qu’il a été incarcéré et non pas pour l’affaire qui l’avait amené au Tribunal. Aux yeux de ses partisans et de toutes personnes un peu sensées, cela est apparu comme un piège grossier pour l’empêcher de se présenter aux prochaines élections présidentielles.

 

Tout comme en Birmanie, une grande part de la population honnit le pouvoir en place de Macky Sall. Elle est descendue dans la rue pour exprimer son mécontentement, sa lassitude, son désir de changement. Face à ces mouvements populaires, le pouvoir sénégalais a répondu par la violence. Au moins 10 personnes ont été tuées (probablement plus), 600 blessés, sans doute plus aussi car les chiffres sont difficiles à vérifier. Les armes utilisées contre les manifestants,  grenades lacrymogènes, lanceurs de balles en caoutchouc, blindés, armes à feu, sont quasiment toutes made in France. La France étant considérée, à juste titre, comme le principal soutien du pouvoir en place, de nombreux magasins français ont été détruits ou pillés.  

En Birmanie, les mêmes causes produisant les mêmes effets ce sont des magasins chinois qui ont été saccagés.

 

Dans ces deux pays, à partir de situations totalement différentes, on arrive au même résultat : une grande partie du peuple, seul, face à des pouvoirs qui agissent pour leurs propres intérêts, au service d’une puissance qui les téléguide, au détriment de la population. Aucune solution démocratique réelle n’étant en vue, ne reste que la rue pour faire valoir ses justes droits, avec tous les dangers que cela représente. Rien à attendre du côté international, seules quelques déclarations qui ont dû faire sourire les dirigeants birmans et sénégalais.

 

Le point commun entre ces deux pays est le même espoir dans  la jeunesse, plus informée, plus éduquée que les générations précédentes. Dans ces deux cas, c’est elle qui mène la lutte et la résistance. Elle a compris la situation dans le pays, elle a compris qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même.

 

En Birmanie, c’est le mouvement de désobéissance civile qui touche tout le pays, menée principalement par les enseignants et les cheminots. A noter que les moines bouddhistes encore très influents auprès de la population très âgée n’y participent pas, contrairement à 2007 où ils étaient en première ligne.  Le bras de fer continue donc depuis près de 2 mois. On aurait pu penser que le 22-2-2021, journée considérée comme cruciale pour les manifestants, en référence à la passion des Birmans pour l’astrologie et la numérologie, mais, ce jour-là, l’armée voulut, violemment, mettre un coup d’arrêt à la contestation, en jetant toutes ses forces dans la bataille. La répression fut terrible mais n’a pas arrêté le mouvement. La lutte continue. Elle peut toujours basculer en faveur soit du peuple soit de la junte. Mais l’on ne peut que s’inquiéter d’une Birmanie qui se ferme tous les jours davantage (journalistes, internet et téléphones mobiles… Seuls les journaux d’Etat sont disponibles.

 

Même constat au Sénégal. Ousmane Sonko a été libéré sous la pression de la rue. Mais il est toujours inculpé et soumis à un contrôle judiciaire. Après une médiation, le Mouvement de Défense de la Démocratie (M2D) a accepté de suspendre les manifestations. En retour, il attend la libération des prisonniers politiques, une commission indépendante pour indemniser les familles des victimes, la traduction en justice des responsables de la répression et l’arrêt immédiat du complot fomenté contre Ousmane Sonko. Le pouvoir a tenté de dépolitiser la crise, dans un espace politique sénégalais déjà en ruines, Macky Sall s’étant débarrassé de tous ses rivaux. Il s’apprête à briguer un 3ème mandat.

 

La situation parait calme mais les raisons de la colère sont toujours bien réelles et il suffira d’une nouvelle étincelle pour enflammer à nouveau le pays.

 

Jean-Louis Lamboley, le 20 mars 2021  

 

(1)  Extraits d’un article paru le 18 mars 2021 sur le site alencontre.org/ 

 

Des activistes demandent à Total de suspendre ses paiements

 

Présent en Birmanie depuis 1992, le groupe français y exploite principalement les champs en mer Yadana et Sein, qui assurent la moitié de la consommation du gaz du pays, et  12% de celle de la Thaïlande, via un gazoduc de la compagnie nationale MOGE.

« Total est préoccupé par la situation et espère une solution pacifique ». Cette déclaration de Total a déclenché sur le réseau social de vives réactions des opposants à l’armée birmane, certains lui demandant de « couper l’électricité ».

Le groupement d’activistes "Justice pour la Birmanie" a, de son côté, estimé que Total devait faire suivre ses paroles d’actes « en suspendant tous les paiements à la junte militaire illégale ».

L’enquêteur des droits de l’homme des Nations Unies sur la Birmanie, Tom Andrews, a déclaré dans un rapport, début mars, que les pays devraient imposer des sanctions à la société Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), désormais contrôlée par l’armée et qui représente sa plus importante source de revenus.

Selon les dernières données disponibles, Total a versé à la Birmanie 786,5 millions de dollars sur la période 2015-2019, dont 166,6 millions au ministère des Finances et 619,9 millions à MOGE.

 

 

 

Les nouveaux outils d’asservissement

(2ème partie)

 

Les nouveaux outils du capitalisme hypermoderne (séries, jeux vidéo, consumérisme, ‘art’) constituent les derniers avatars de la culture de masse qui laminent les sociétés et domestiquent les esprits.

 

Le consumérisme

 

Nous serions passés d’une société de producteurs à une société de consommateurs. Bien évidemment, les individus peuvent toujours, dans leur grande majorité, être considérés comme des producteurs, car le travail est loin d’avoir disparu, mais ce n’est plus qu’à titre secondaire que la société les engage en tant que tels. Elle les interpelle désormais, avant tout, en tant que consommateurs. C’est l’activité de consommation et non de production qui fournit l’interface entre les individus et la société. C’est la capacité à consommer qui définit le statut social. Selon le sociologue Zygmunt Bauman, la place « que l’on gagne ou que l’on obtient sur l’axe de l’excellence/incompétence en matière de performance consumériste se change en principal facteur de stratification et principal critère d’exclusion et d’inclusion. En outre, elle oriente la distribution de l’estime sociale et des stigmates sociaux, tout en prenant part à l’attention publique ».

 

A contrario, pendant la précédente phase de la modernité, la société interpellait les hommes essentiellement en leur qualité de producteurs et de soldats, et les femmes, avant tout, en tant que fournisseuses de services. Elle s’occupait de gérer des corps afin de les conformer à un certain type d’action et à un mode de vie adaptés à l’usine et aux champs de bataille. Il s’agissait alors pour les individus d’être capables d’obéir aux ordres, de respecter des règles, d’accepter leur condition, de se soumettre à la routine et de se résigner à une certaine éthique de travail – une vie de labeur. Mais progressivement, l’évolution des modes de production, des rapports politiques et une série de changements sociaux profonds, dans lesquels les mouvements de contestation des années 1960 et 1970 ont pris une large part, ont modifié la façon dont la société mobilisait ses membres et les rôles qu’elle leur faisait jouer. Ce processus « d’émancipation » des modèles comportementaux a abouti au triomphe du droit de l’individu et de l’affirmation de soi, à une certaine autonomie individuelle, tout du moins en théorie.

 

Le but premier de la consommation, dans la société des consommateurs, n’est en aucun cas la satisfaction pleine et entière des besoins, des désirs et des manques. Le consumérisme n’est pas un moyen d’arriver à ces fins, de posséder ce dont on a besoin – même si le nombre de besoins s’accroît sans cesse. La consommation est devenue une activité autotélique, qui constitue une fin en soi, n’ayant pour objectif que sa perpétuation ; elle est devenue une véritable culture, une manière d’être au monde. Il faut jouir immédiatement de la consommation et vivre des « expériences » de découverte et d’évasion. Le propre du syndrome consumériste est de raccourcir considérablement, voire d’annuler, l’espérance de vie du désir, soit le temps entre son émergence et sa satisfaction, et entre la satisfaction et la mise au rebut de l’objet désiré. Il n’est que « vitesse, excès et déchet ».

 

Cette culture consumériste rejette tout apprentissage, érudition et accumulation, et rend immédiatement accessible, notamment en ayant recours aux nouvelles technologies, une profusion de biens et surtout d’informations et de données.

 

Les principes et l’esprit consuméristes se sont étendus à tous les aspects et à toutes les phases de notre vie. Le marché, sous des formes diverses, a pénétré des secteurs de la société et des dimensions d’où il était exclu. Les rapports humains de toute nature adoptent désormais son fonctionnement et ses valeurs avec violence et insatiabilité. Les liens entre les humains se fragilisent considérablement. Dès qu’une relation ne donne plus satisfaction, on peut la «zapper», mais l’autre peut faire de même ! Ce qui implique qu’il faille se rendre le plus séduisant et désirable possible pour augmenter sa valeur marchande. L’existence des réseaux sociaux formalise et renforce cette marchandisation des rapports humains. Leurs membres cherchent à attirer l’attention, à obtenir une reconnaissance et à participer au jeu de la socialisation en ayant le plus d’amis possible – l’obsession de la célébrité est d’ailleurs un symptôme de la fragilisation du lien social.  Se développe ainsi un véritable marketing de la personne où chacun est poussé à mettre en place de véritables stratégies, à manager son identité. L’identité est devenue un projet, une série de tâches « qui restent à entreprendre, à accomplir avec diligence et à mener à bien jusqu’à un état d’achèvement infiniment éloigné ». Dans ce contexte, aucune identité n’est donnée, définitive et garantie, dès la naissance. Elle est auto-définie et auto-construite, puis démantelée, car la culture consumériste interdit tout enracinement et toute satisfaction ; elle pousse sans cesse à rejeter la précédente identité pour en expérimenter une nouvelle, plus en phase avec les dernières offres du marché…

 

L’art contemporain et virtuel

 

Depuis le début des années 1960, le pop’art nord-américain a élaboré un processus de création, fondé sur une logique d’intégration des produits issus de la culture de masse. Ont été incorporés des images médiatiques, des affiches hollywoodiennes, des logos, du design graphique d’emballage ainsi que des icônes disneyennes les plus courantes. Du fait de cette profonde modification, couplée à de nouvelles techniques de reproduction, l’art en est venu à se confondre avec la culture de masse, celle-ci étant apparentée à une culture de divertissement. L’art apportait sa contribution à sacraliser l’American way of life, ce mode de vie soutenu par la société capitaliste fordienne, tout d’abord érigé en modèle social et économique pour une partie de l’Occident, avant de devenir un modèle planétaire.

 

La culture de masse – presse, télévision, radio, et aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux – est, par définition, produite et diffusée massivement ; or avec les nouvelles technologies numériques, cette puissance de production et de diffusion s’est trouvée démultipliée, reléguant l’art et la culture au rang d’activités moins attractives, en décalage avec le mythe d’un « nouveau monde ». Ce « nouveau monde », placé sous l’étendard de la « révolution numérique », au nom de la libre entreprise mondialisée et de la libération des normes culturelles, encourage une conception de l’art intrinsèquement libérale, et ce sans limites. Se faisant ainsi le relais de l’esprit du temps, cette mouvance de l’art libéral, ayant fusionné avec la culture de masse, entretient une subreptice domination sur les peuples. En parallèle, elle est soutenue par une très riche bourgeoisie transnationale de collectionneurs, grâce à ses investissements financiers sur le marché de l’art international, lui aussi très prospère.

Le tour de force de la fusion de l’art avec la culture de masse est d’avoir concouru à créer un faux sentiment de cohésion nationale rassemblant en son sein, même ponctuellement, les classes sociales, les différentes cultures d’origine, les générations sans discrimination de sexe ou d’âge.

 

C’est à partir du milieu des années 1990 que les musées se sont équipés des premières bornes multimédias, ces dispositifs attractifs et interactifs qui proposent un grand nombre d’informations. Ceci a constitué un véritable tournant car ces dispositifs constituent le cœur même d’un processus narratif qui structure fortement l’expérience du visiteur. En vingt ans, nous sommes passés d’une résistance à un désir insatiable d’écrans dans les expositions. De façon insidieuse, les technologies numériques ont introduit de nouveaux acteurs (informatique, réseaux, design, sécurité…) dans le champ de la conception et modifié ceux de l’énonciation éditoriale avec pour conséquence le fait que le discours du musée n’est plus le seul fait de l’institution muséale. L’interactivité est devenue le credo des conservateurs et des muséographes modernes. La médiation culturelle numérique est devenue indispensable pour la « bonne » compréhension. L’œuvre d’art ne se suffirait plus à elle-même pour être compréhensible et appréhendable.

 

Les institutions muséales font produire des applications mobiles qui se positionnent comme un dépassement de l’audioguide. Ces dispositifs servent d’appât pour attirer et fidéliser le plus de visiteurs possible, car c’est en renforçant l’intérêt ludique pour les œuvres qu’ils accroissent la fréquentation des expositions, en permettant aux visiteurs de « jouer » avec celles-ci. En effet, l’aspect spectaculaire et ludique de la « magie » des fonctions multimédias transforme les œuvres d’art en banals jeux vidéo. L’utilisation des smartphones et des tablettes tactiles entraîne un bouleversement radical de l’approche sensorielle des œuvres. En conséquence, les œuvres numériques sont « manipulées » et « jouées » tandis que les œuvres authentiques sont finalement moins contemplées. Ce phénomène va avoir pour conséquence une régression de la perception artistique car si les œuvres numérisées acquièrent une proximité visuelle inaccoutumée, elles engendrent également une aliénation de la sensibilité à l’égard des œuvres originales.

 

Avec les dispositifs actuels que sont les assistants personnels de visite, les manipulations RFID, les représentations 3D, la géolocalisation et les lunettes intelligentes qui reconnaissent les œuvres et en proposent un commentaire, ainsi que la réalité augmentée (1), dernier avatar de ces innovations, le visiteur est enseveli sous une tempête de réalisations technologiques qui, loin de l’aider à engager un « dialogue » contemplatif avec les œuvres d’art, le divertissent par leur nature hypnotique.

 

Adorno, un philosophe allemand, insistait sur le fait que les consommateurs de la culture de masse sont tous partagés entre une adhésion fascinée, quasiment hypnotique, à ses productions, et la mise en doute ironique, à peine déguisée, de leurs bienfaits. Mais pourquoi cette scission se maintient-elle ? « Sans se l’avouer, ils pressentent que leur vie devient tout à fait intolérable sitôt qu’ils cessent de s’accrocher à des satisfactions qui, à proprement parler, n’en sont pas (2) ». C’est à ces pseudo-satisfaction » qu’il s’agit de renoncer, et seule une critique exigeante et globale des industries culturelles peut nous libérer de leur emprise ; c’est aussi le sentiment de cette existence intolérable qu’il s’agit de rendre plus vif encore pour en faire une force politique, véritablement révolutionnaire.

 

Stéphanie Roussillon

 

Pour en savoir plus :

Divertir pour dominer 2, dirigée par Cédric Biagini et Patrick Marcolini, L’échappée

L’industrie culturelle, Theodor W. Adorno, Communications n°3