Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 28 janvier 2022

 

« Grande Sécu ». Une entourloupe ?

 

« Il n’y a pas de fumée sans feu ». Ainsi, quand Macron, via Véran, son ministre de la santé, commande, en toute discrétion mi-2021, un rapport au Haut Conseil à l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) sur l’articulation entre l’assurance maladie obligatoire (la Sécu) et les assurances complémentaires de santé (mutuelles, instituts de prévoyance et compagnies d’assurances), on se méfie. Déjà en 2016, Macron, ministre de l’économie, affirmait qu’il voulait redonner du pouvoir d’achat aux salariés : il supprimait, en 2018, les cotisations salariales « maladie » et « chômage ». En 2022, le même, préparant sa réélection à la présidence de la République, ressort le dossier, pour les mêmes raisons affichées : augmenter le salaire net des salariés et réduire les inégalités en matière de santé, ce qui inquiète à la fois les syndicats mais aussi les mutuelles et assureurs privés. Ce dossier, à peine dévoilé par des « indiscrétions journalistiques », fait se lever immédiatement les opposants à ce projet. Aussitôt, Véran crève le ballon d’essai envoyé. Il est impossible d’attaquer de front la Sécurité sociale, les Français y sont trop attachés.  Mais, le projet est là, prêt à être dégainé… dans la campagne présidentielle ? Qu’en est-il ?            

 

1 – Ce n’est pas une idée neuve

 

En 2016, Macron voulait « permettre à chaque Français de pouvoir vivre plus dignement de son travail » et donc « diminuer l’écart entre le salaire brut et le salaire net ». Arrivé au pouvoir, il n’augmente pas le SMIC ni le point d’indice de la fonction publique, il supprime les cotisations salariales maladie et chômage… pour les remplacer par une augmentation de la CSG (contribution sociale généralisée). Ce faisant, il rompt avec le système « contributif » dit bismarckien (créé dans les années 1880), basé sur l’assurance du travailleur qui finance avec son employeur sa protection au moyen de cotisations proportionnelles à son salaire, et préfère le modèle beveredgien (conçu pendant la guerre par le gouvernement britannique), faisant porter le financement par l’ensemble de la population, par l’impôt. Une vingtaine de milliards d’euros furent ainsi transférés sur la CSG qui augmente de 1.7 point, sans qu’il y ait eu de mouvements sociaux suffisants pour s’opposer fermement à ce « glissement », voulu par ceux qui, au pouvoir ou proches du pouvoir, « détricotent », par petites touches, les conquis de la Résistance, et notamment le système de solidarité en matière de santé, à l’image du sort qu’ils ont réservé à l’assurance-chômage et de celui qu’ils préparent aux retraites.

Bien avant Macron, Jospin avait déjà fortement diminué la cotisation maladie pour la basculer sur la CSG. La  proposition politique est la même : financement par l’impôt, présenté comme du pouvoir d’achat supplémentaire pour les salariés, oubliant au passage d’en décrire les conséquences, et notamment une forme d’étatisation de la Sécu, écartant de la gestion les représentants des salariés et les syndicats.

 

Les détracteurs de la Sécu de 1945 évoquent la complexité de ce système à deux étages : l’assurance-maladie obligatoire gérée par la Sécurité Sociale et la prise en charge de ce que ne rembourse pas la Sécu, par des mutuelles, assurances privées… Il faut « simplifier le système », « faire des économies », « gagner du temps dans le traitement des dossiers, rendre les remboursements plus égalitaires, éviter que les cotisations soient dilapidées dans la publicité des compagnies d’assurances », etc… Que de bonnes intentions ! Les opposants à cette reprise en main par l’Etat sont sur la défensive : les syndicats, constatant que le système de solidarité a du plomb dans l’aile, et les mutuelles craignant que leur marché s’amoindrisse, voire disparaisse ; ils dénoncent l’étatisation et la disparition d’une gestion « paritaire »… qui ne l’est déjà plus.

 

2 – La Sécu, corsetée par des  contre-réformes successives

 

La construction du système de Santé avec la Sécurité sociale qui prend en charge 80 % des dépenses de santé et les mutuelles, assurances, institutions de prévoyance, qui couvrent ce que le régime de base ne rembourse pas est le résultat du compromis qu’ont dû faire les fondateurs de la Sécu, face aux mutuelles qui existaient. Pour rallier la Mutualité (15 millions d’adhérents) au régime général, ils décidèrent de confier au privé le reste à charge (le ticket modérateur), environ 20 % de l’ensemble des dépenses. Les ordonnances de 1945 avaient « traumatisé » les patrons qui rejetaient l’idée de la cotisation et les tenants du capitalisme qui voyaient leur échapper le  produit juteux qu’était la gestion des assurances. Ils n’auront de cesse de vouloir détruire ce système de solidarité dans lequel ils n’étaient pas conviés.

 

Depuis la création de la Sécu, ses trois grands principes fondamentaux n’ont cessé d’être « grignotés » :

-        uniformité et égal accès aux soins pour tous

-        solidarité : mutualisation des risques entre tous les bénéficiaires : chacun cotise selon ses moyens et est pris en charge selon ses besoins.

-        autonomie budgétaire et gestion démocratique : les assurés gèrent la Sécu, y élisent leurs représentants  

 

Dès 1947,  la loi Morice interdit à la SS de créer sa propre complémentaire mais elle permet à des mutuelles de la fonction publique (MGEN par ex) de gérer, par délégation, l’assurance maladie obligatoire.

 

Dès le début des années 1960, l’Etat prend des mesures restreignant l’autonomie de la Sécu. Elles sont administratives, comme la prise en main, en 1960, du prélèvement des cotisations par l’URSSAF, sous la houlette de directeurs de caisses sortant de l’Ecole nationale de la SS, une sorte d’ENA de la SS. En 1967, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) voit le jour : elle chapeaute les caisses toujours gérées paritairement : la loi de 2004 lui supprime tout pouvoir et le transfère à l’Union nationale des Caisses d’Assurance maladie : la direction est nommée par le gouvernement, les représentants des salariés n’ont plus qu’un rôle consultatif. De fait, c’est depuis 1967, par l’instauration du paritarisme, que l’Etat a mis fin aux élections des représentants des cotisants et fait entrer le patronat  dans la gestion.

 

Un autre pilier du système de solidarité est son autonomie budgétaire : elle permettait à un secteur excédentaire de la Sécu de compenser un secteur déficitaire. Cette disposition est annihilée en 1967 quand l’Etat décide de créer les branches maladie et vieillesse, en complément de la branche « famille » ; il exige que chacune soit à l’équilibre budgétaire.

 

L’assurance-maladie est la branche la plus fortement déficitaire du fait de l’évolution des prestations couvrant de secteurs nouveaux. En 1980, le 1er ministre R. Barre crée le secteur 2 permettant aux médecins de rester conventionnés avec la SS tout en ne respectant pas les tarifs opposables mais en pratiquant des honoraires libres « avec tact et mesure » (aujourd’hui plus de 50 % des spécialistes y adhèrent). Les conséquences de la crise de 1973 et le chômage de masse amoindrissent ses recettes en cotisations et l’Etat ne comble plus par voie de dotations ou de reprise du solde négatif au sein de la dette du Trésor. Apparaît le « fameux trou de la Sécu », la dette sociale que le plan Juppé de 1996 externalisera, en créant la CADES (Caisse d’amortissement de la dette sociale) et la CRDS – contribution au remboursement de la dette sociale – nouvel impôt pour combler le « trou » - pendant que la CADES est autorisée à emprunter sur les marchés financiers ! (1) Juppé donne le coup de grâce à l’autonomie budgétaire de la Sécu : en 1996, l’Etat reprend la maîtrise et signe avec chaque caisse des conventions d’objectifs et de gestion pour 4 ans ; il établit chaque année le projet de Loi de Finance de la SS (PLFSS), voté par l’Assemblée nationale ; il décide des dépenses, des déremboursements, des recettes traduits dans l’Objectif National de Dépenses d’Assurance-maladie (ONDAM).

 

Le fonctionnement de la Sécu est à l’opposé de ce qu’il fut en 1945. C’est l’assurance maladie qui doit s’adapter au budget et non les besoins des assurés qui se traduisent dans le budget.  Entretemps, Rocard aura créé la Contribution Sociale Généralisée (CSG) en 1990, finançant la Sécu par l’impôt ; aujourd’hui, cela représente le quart des recettes de la Sécu. Ainsi, sans annonce brutale pouvant faire descendre les opposants dans la rue, la Sécurité Sociale de 1945 a été vidée de son « âme ».    

 

 La politique de réduction des dépenses publiques a entraîné une baisse continue des prestations avec l’instauration du forfait hospitalier, de déremboursement des médicaments dits « de confort » ou « à faible efficacité », le forfait pour les consultations médicales… et le tout récent forfait urgences (19.61€) lorsqu’il n’y a pas hospitalisation. Par contre, aucun contrôle des prix des médicaments n’est exigé, l’assurance maladie paie sans décider ni de la production, de leur utilité, ni du prix de vente. Ce secteur de dépenses devrait plutôt relever de la politique industrielle et du budget crédit/recherche ! Les multinationales du médicament peuvent dire « merci à la Sécu ! ».

En ce qui concerne les recettes, les choix politiques vont à la réduction ou à la suppression des cotisations, ou encore aux exonérations des cotisations patronales (non compensées par l’Etat). La palme, en la matière, revient à Hollande et Macron avec le CICE – Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi = 40 milliards d’euros d’exonérations.

 

La privatisation est en marche. Le capital s’en lèche les babines. Il s’impatiente ! Cela fait si longtemps qu’il attend. Déjà en 2017, les candidats aux élections présidentielles demandaient la baisse des dépenses socialisées pour accroître celles relevant des contrats auprès du privé. B. Hammon (PS à l’époque) préconisait « une Sécurité Sociale universelle » pour faciliter l’accès des complémentaires à tous ! Il introduisait le loup dans la bergerie, oubliant la loi de 2013 dite de sécurisation de l’emploi, instituant l’Accord national Interprofessionnel, approuvée par le patronat et les syndicats (sauf CGT et FO) qui rendait, entre autres, les complémentaires obligatoires dans toutes les entreprises. Rappelons (encore) que c’est Fabius, en 1985, qui fit adopter un nouveau code de la Mutualité entérinant l’entrée des compagnies privées dans le domaine de la Santé.

 

Que reste-t-il de la Sécu de 1945 ? Les inégalités de soins ne font que s’amplifier du fait de l’augmentation régulière du reste à charge, remboursé par les assurances complémentaires que tous ne peuvent se payer.

 

Y’a un pognon de dingue à se faire !

    

3 – Oui à la grande Sécu… mais laquelle ?

 

Pour établir une vraie Sécu à  100 %, il faut lever deux écueils, et pas des moindres : suppression des assurances complémentaires et du secteur 2 autorisant le dépassement d’honoraires. Une grande Sécu, élargissant le périmètre des soins remboursés par l’assurance maladie obligatoire, signerait la fin de cette médecine à deux vitesses. Encore faudrait-il bien cerner ce qui relèverait de la Sécu ou non. Il faut donc être vigilant sur les annonces fanfaronnées dans les médias, comme celle du plan 100 % Santé relatif aux lunettes, appareils dentaires ou auditifs, il fallait comprendre 100 % sur les modèles « bas de gamme » ! Quant aux dépassements d’honoraires, le gouvernement ne prend pas le chemin de les restreindre, encore moins de les supprimer, au contraire, dans le Ségur de la Santé, il prévoit la possibilité d’étendre l’activité privée libérale des praticiens hospitaliers, dans l’objectif affiché de retenir les médecins dans l’hôpital public.

Dans les 4 scénarios posés par le HCAAM, aucun n’envisage la vraie Sécu 100 % pour un panier de soins et de prévention solidaire, sans dépassement d’honoraires, donc, sans assurance complémentaire, celle-ci pouvant exister pour les prestations ne relevant pas de la solidarité. Pourquoi avoir lancé cette étude si ce n’est pour l’utiliser, pas dans l’immédiat… mais ?

 

Il est urgent de ne pas ignorer ce rapport pour les défenseurs d’une vraie grande Sécu. La Sécu de 1945 est déjà bien décharnée. Est-il possible de lui redonner ses caractéristiques initiales ? Il faut, en effet, compter, aujourd’hui, avec les engagements internationaux, ceux de l’OMC, l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), stipulant que tout service public autorisant la présence de gestionnaires privés, est destiné à être privatisé. En matière de santé, du fait de l’existence des assurances Santé privées, des hôpitaux privés, des laboratoires pharmaceutiques, tout est destiné à être privatisé totalement.

 

L’autre élément extérieur est la propriété intellectuelle des médicaments. L’accord de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) a retiré aux Etats leur souveraineté en matière de production et de vente des médicaments. La crise sanitaire actuelle le démontre : les firmes pharmaceutiques internationales sont les propriétaires des brevets sur les médicaments et ne sont pas prêtes à lâcher ce privilège. D’ailleurs, faibles sont les voix politiques qui demandent la levée des brevets au profit des Etats pauvres qui ne peuvent acheter les traitements pour leurs populations. Entrée interdite : propriété privée !

 

Difficile de croire à la sincérité du gouvernement lorsqu’il affiche vouloir une « grande Sécu » sans en préciser les limites. Outre l’OMC à renier (ou à lui désobéir), revenir à la Sécu initiale prenant en charge 100 % des soins, doit compter avec la suppression des Mutuelles qui se situent désormais sur le marché de la concurrence. Alors qu’à l’origine le mouvement mutualiste voulait s’en extraire, il est « tombé dans la marmite du marché ». La MGEN - mutuelle générale de l’Education nationale - par exemple,  appartient au groupe Istya et investit en Chine. Les assurances complémentaires sont incitées à segmenter leur clientèle et à présenter des contrats-types mis en concurrence pour faire baisser les prix, comme les contrats dits « solidaires et responsables » limitant les remboursements, ce qui peut les pousser à « négocier » avec les professionnels de santé pour qu’ils acceptent de réduire ou choisir certaines prescriptions ! Les assurances complémentaires ont collecté, en 2019, quelque 38 milliards € de cotisations au titre de leur activité Santé.

 

Pour conclure

 

Pour faire revivre l’esprit de 1945 dans la Sécurité Sociale du 21ème siècle, universelle, avec une seule caisse, les mêmes droits pour tous, un panier de soins maximal et non réduit, financée par les cotisants et gérée par leurs élus, il faut désobéir à l’OMC, supprimer les assurances privées, mutuelles incluses. Sinon, le Capital risque d’installer un système à 3 vitesses : la couverture des gros risques par la Sécu avec une prise en charge pour les pauvres (Aide à la Complémentaire Santé), une couverture plus ou moins importante grâce à la complémentaire et une sur-couverture pour les plus favorisés.

 

Ils sont peu les candidats aux futures présidentielles (hormis, pour l’heure, NPA et LFI) à détailler ce qu’ils entendent par « une vraie Sécu à 100% » ; ils se divisent sur l’existence ou non des mutuelles. Mais, sans mouvements sociaux dans la durée, ils ne vont guère peser dans la balance. Le rapport  sur la grande Sécu, version Macron/Véran est rangé dans un tiroir. Il faut le combattre dès aujourd’hui en le dévoilant pour que toutes et tous s’en emparent pour proposer des alternatives. Demain, il sera trop tard.

 

Odile Mangeot, le 21 janvier 2022  

 

(1)   cf PES n° 58 (novembre 2019)

 

Sources : Thierry Rouquet (membre de l’Ardeur, association d’éducation populaire politique), Martine Bulard  (le Monde diplomatique avril 2017), André Grimaldi

 

Liaisons dangereuses

Après avoir quitté le ministère de la Santé, Agnès Buzin rejoignait, le 4 janvier 2021, le cabinet du directeur général de l’OMS, TA Ghebreyesus, ministre de la Santé de l’Ethiopie (2005-2012), puis membre du CA du GAVI (Alliance pour les vaccins) affirmant « développer des méthodes innovantes pour élargir la vaccination contre certaines des maladies les plus mortelles ». Le 29 sept 2020, le CA de GAVI a désigné son nouveau président, José Manuel Barroso, 1er  ministre du Portugal (2002-2004) et président de la Commission européenne (2004-2014), au nom de laquelle il est président non exécutif de Goldman Sachs international. L’un des financeurs du GAVI est la fondation Bill et Melinda Gates, que l’on retrouve en 2ème place des contributeurs de l’OMS, où il pèse pratiquement le même poids que les Etats-Unis. Lionel Astruc, dans L’art de la fausse générosité, la fondation B et M Gates, démontre que Bill Gates est surtout « généreux avec l’argent des autres, avec des ressources dont on prive les Etats via l’évasion fiscale. Le montant de l’évitement fiscal est souvent supérieur à ce qui est donné par la fondation, elle-même adossée à un fonds d’investissement qui finance les causes mêmes de la pauvreté et du pillage des ressources… » Thierry Rouquet

Et il n’a pas encore reçu la Légion d’honneur ? ndlr

 

Ils, elles luttent

 

« On envahit l’aéroport du Bourget ! »

 

Le 21 janvier, plus de 70 activistes d’Attac France, d’Extinction Rebellion et d’Alternatiba Paris ont investi le tarmac de l’aéroport d’affaires du Bourget. Objectif : dénoncer l’indécent  enrichissement des ultra-riches pendant la crise sanitaire et les conséquences de leur mode de vie sur le climat ! Si l’argent des ultra-riches ne ruisselle pas, leur pollution, oui ! Les jets privés connaissent un nouvel âge d’or. Possédés en moyenne par des fortunes qui s’élèvent à 1.3 milliard €, 10 fois plus polluants que les avions de ligne, ils ont vu leur usage augmenter de 20 % en un an. Ce boom est lié aux voyages d’affaires ou de loisirs des milliardaires et à des portefeuilles qui débordent : Oxfam révélait en début de semaine que les grandes fortunes françaises ont accumulé 236 milliards€ supplémentaires pendant la crise sanitaire ! Une minorité de grandes fortunes fait ainsi sécession en utilisant un moyen de transport exclusif, extrêmement polluant, sur des trajets qui comportent tous des alternatives. Ils compromettent ainsi le bien commun grâce à un enrichissement indécent, symptôme d’une injustice fiscale qui perdure. Attac va continuer de maintenir la pression dans les semaines à venir pour imposer le sujet fiscal dans la campagne électorale et défendre des revendications à la hauteur des inégalités abyssales qui se creusent chaque jour un peu plus. L’égoïsme des ultra-riches n’est pas une fatalité. Les pouvoirs publics ont le devoir de réagir.

Communiqué du 23 janvier 2022 sur https://france.attac.org

 

D’où vient ? Où va l’Allemagne fédérale ?

 

Pour tenter de mesurer si l’arrivée au pouvoir de la coalition Arc-en-ciel, succédant à l’ère Merkel, est porteuse de changements, un retour sur la reconstruction de l’Allemagne s’impose. Sur quelles réalités reposent les mythes, tant vantés, du modèle allemand, de la « cogestion » instituée, du couple franco-allemand ? Qu’en est-il aujourd’hui ? En tout cas, longtemps occultées, les purges successives font partie des spécificités de la République fédérale, tout comme l’ordo-libéralisme. Le tournant libéral austéritaire conduit par Gerhard Schröder, ce personnage « social-démocrate » devenu PdG d’une filiale de Gazprom, a modifié la donne, tout comme la réunification-absorption de la RDA et le rôle joué par cette puissance au sein de la construction européenne. Dans le cadre de cet article, l’on omet de souligner les rapports et contradictions externes, susceptibles de bousculer l’hégémonie allemande sur le continent européen. Il conviendrait de les analyser dans le contexte conflictuel du déclin de l’impérialisme US, de la prégnance de l’OTAN, des prétentions de la Russie poutinienne, de l’extension marchande de la Chine… autant de facteurs perturbateurs vis-à-vis de l’alliance des « sociaux- démocrates », des Verts avec les libéraux du FDP. On s’en tiendra donc à certaines spécificités internes de la société allemande souvent méconnues ou minimisées.

 

1 – Constitution de la RFA au sortir de la 2ème guerre mondiale

 

L’Allemagne de l’ouest, occupée par les « alliés », dirigée par les « démocrates-chrétiens » s’est vu imposer la loi fondamentale qui, à la différence d’une Constitution, n’a jamais été discutée, ni votée. Cette démocratie anti-extrémiste limite la liberté d’expression : il ne peut être question de critiquer, de remettre en cause l’organisation de l’Etat, « l’abus » de jugement à cet égard est condamnable. Justifiée dans l’optique de défaire les entreprises de l’emprise nazie, elle est restée sans effet sur la présence de nazis au sein de l’appareil d’Etat. Seuls les hauts dignitaires furent l’objet de poursuites et de condamnations. D’ailleurs, les nationalisations, un temps envisagées, furent abandonnées face au veto des Etats-Unis. La guerre froide allait permettre de donner la mesure à l’obligation de se soumettre à la loi fondamentale. Par décret, Adenauer impose l’exclusion des communistes de la fonction publique. En 1956, la Cour de Justice de Karlsruhe met hors la loi le KPD (parti communiste d’Allemagne). Enquêtes et poursuites sont engagées auprès de 500 000 personnes, des dizaines de milliers d’amendes sont prononcées ainsi que des peines de prison fermes ou avec sursis. Le SPD lui-même est visé, en particulier son organisation de jeunesse (les Jusos). En 1959, il se soumet, lors de son congrès de Bade-Godesberg, au modèle allemand et proclame sa démarxisation.

 

La loi fondamentale est de fait une Constitution économique, bien différente du keynésianisme, qui, lui,  introduit la nécessité de redistribution sociale et de moyens permettant de juguler la finance rentière. En RFA, dans une société anesthésiée, la démocratie chrétienne impose l’ordo-libéralisme. Son inspirateur est un économiste nazi blanchi, Alfred Müller-Armack. Est mise en œuvre une économie de type corporatiste, régie par des procédures et des normes ; prévaut le principe de libre concurrence non faussée (1956) pour éviter la (re)constitution d’oligopoles ; les syndicats sont intégrés dans le « compromis social » avec le patronat, l’Etat étant cantonné à produire des règles. Ainsi est assurée la dépolitisation des enjeux économiques et sociaux au profit proclamé de la reconstruction dans le cadre du Plan Marshall, de la soumission à l’Alliance atlantique et à l’OTAN. L’abandon de la souveraineté monétaire est institué par les prérogatives dévolues à la Bundesbank. Quant aux services publics, contrairement à d’autres pays européens, ils sont réduits au strict nécessaire.

 

De 1966 à 1969, la grande coalition entre le SPD et la démocratie chrétienne stabilise d’une part le « modèle allemand » qui conduira à son exportation dans toute l’Europe sous la forme de l’Acte Unique (1986) puis du Traité de Maastricht (1992). D’autre part, les soubresauts de mai 68 susciteront une évolution en matière de mœurs, rejetant pour partie les trois K (Kinder, Küche, Kirche) conservateurs de soumission des femmes. Mais, dans le même temps, une purge violente étouffera les aspirations turbulentes de la jeunesse.

 

2 – Des années 1968-1970 à l’unification allemande

 

Les années 68 sont, en effet, marquées par une crise structurelle de la jeunesse dans une formation sociale caractérisée par l’intégration de la classe ouvrière qui, contrairement à la France ou à l’Italie, restera passive. Le radicalisme étudiant s’est nourri d’anti-impérialisme, de Tiers-mondisme (guerre du Vietnam) de pacifisme (fusées Pershing dirigées contre l’Union soviétique, course aux armements) ainsi que d’une opposition à la société dite de consommation. Cette volonté manifeste de secouer la société conservatrice est également stimulée par la découverte du passé nazi des parents de la jeunesse en effervescence et par son opposition aux pesanteurs hiérarchiques et paternalistes.  Après l’assassinat du leader étudiant Rudi Dutschke (Ligue des étudiants socialistes  d’extrême gauche), l’impasse de cette mobilisation conduira la frange la plus radicale au « terrorisme » de la « Bande à Baader », tout en provoquant une purge réactionnaire de grande ampleur.

 

Sous la coalition SPD-DC (Willy Brandt, Helmut Schmidt), le décret de février 1972 déclare ennemis de la loi fondamentale tous ceux qui se sont insurgés contre l’Etat. Des interdictions professionnelles sont prononcées, des enquêtes sont diligentées, 2.5 millions de dossiers de fonctionnaires sont examinés, nombre d’entre eux sont exclus sur la base de leurs comportements, opinions, lectures marxistes ou simple appartenance à une organisation critiquant la loi fondamentale. Sont concernés des agents administratifs, des instituteurs comme des universitaires ou membres de l’appareil d’Etat, y compris ceux appartenant à l’aile gauche du SPD. Face à cette véritable hystérie antisubversive, très peu d’intellectuels protesteront mis à part quelques écrivains (Heinrich Böll) et cinéastes (Fassbinder). Néanmoins ce déchirement sera suivi d’un « relâchement » culturel : un travail de mémoire sur le judéocide sera entrepris pour régler les comptes avec le passé nazi et la place des femmes dans la société  sera requestionnée.

 

Toutefois, avec la réunification-absorption de la RDA en 1990, sur fond d’effondrement de tout esprit critique et de révélations sur la réalité liberticide des régimes dits soviétiques, une vague d’épuration va être menée. Au grand dam de tous ceux qui avaient cru, surtout à l’Est, à l’institution d’un socialisme démocratique. La purge ne se limitera pas aux membres de la STASI ou du Parti-Etat de l’Est. Il n’y aura pas de consultation du peuple, ni de nouvelle Constitution mais un démembrement de la RDA, y compris des milieux intellectuels : les 2/5ème des personnels des centres universitaires à l’Est furent licenciés et selon les estimations, 120 000 à 250 000 chercheurs, tant dans les domaines industriels que de la recherche académique, furent exclus. A l’ouest, les intellectuels critiques de l’école de Francfort (Horkheimer, Habermas, Honneth) avaient subi une normalisation les rendant progressivement aphones. Bref, les années 77 à 82 furent marquées avec Helmut Kohl par une droitisation sécuritaire, antiterroriste et anticommuniste. L’effondrement de l’URSS allait ensuite permettre l’extension de l’hégémonie allemande sur les pays de l’Est de l’Europe et ce, dans le cadre de la globalisation financière qui s’annonçait.   

 

3 – De Gerhard Schröder à Angela Merkel

 

Avec le SPD au pouvoir, en alliance avec les Verts, l’on assiste à une inflexion de l’ordo-libéralisme. Le mythe de la cogestion s’effrite sous les coups de boutoir de la globalisation financière afin d’assurer l’hégémonie allemande sur le continent européen : institution d’une épargne-retraite personnelle (fonds de pensions) assortie d’une baisse des retraites collectives. Baisse des impôts des riches et des entreprises ; blocage des salaires, lois Hartz (du nom du syndicaliste ( !) et DRH de Volkswagen) permettant le recours massif à l’intérim, réduction de la période d’indemnisation de chômage (12 mois au lieu de 32) , institution des petits boulots à 400€/mois sans cotisations donc sans droit à pension ; obligation pour les chômeurs de longue durée d’accomplir des tâches dites d’intérêt général (à 1€ de l’heure), suppression des services (centres sociaux, bibliothèques…). Ce pays par cette rafale de contre-réformes s’exhibe en champion de la concurrence sociale et fiscale tout en recourant aux délocalisations et à la sous-traitance dans l’Est de l’Europe. Sa puissance industrielle (automobiles, machines-outils) se matérialise dans ses exportations (23.7 % du PIB en 1995, 51.9 % en 2012). Son revers est le développement de la précarité : les mini-jobs à 400€ concernent 4.8 millions de personnes en 2012 ; 45 % des femmes sont à temps partiel contraint. La marginalisation de la jeunesse, la faible natalité et par conséquent le vieillissement de la population fragilisent le modèle allemand qui avec l’Union européenne a tendance à s’exporter sur le continent. Les Verts, d’extra-parlementaires  en lutte contre le nucléaire, se normalisent en tant que parti et se transforment même en boutefeu lors de la guerre en ex-Yougoslavie et ce, au nom des Droits de l’Homme (Joschka Fischer fut ministre des affaires étrangères sous Schröder).

 

La « gauche » ayant fait le sale boulot, la droite revient au pouvoir dans le cadre consensuel d’une grande coalition. Avec Merkel le maternalisme s’instaure « (Mutti »). Sous la forme d’un immobilisme apparent, des inflexions idéologiques vont tenter de corseter les réactions dites négatives de la population surtout après l’accueil d’un million d’immigrés en Allemagne. La lutte des classes, les révoltes, le racisme et l’homophobie sont définis comme des pathologies sociales résultant d’un déficit de reconnaissance individuelle, faute d’interactions sociales suffisantes. Les inégalités sont analysées comme un manque de performance et de rendement individuel justifiant ainsi l’ordre moral de la compétitivité et de la flexibilité. Mises à part la résurgence de l’extrême droite (AFD, NPD) et une crispation nationaliste, l’on assiste à une acceptation résignée du régime reposant sur la dépolitisation instituée et la marginalisation de die Linke, cette gauche résultant de la fusion d’ex-sociaux-démocrates, de syndicalistes déçus et d’ex-communistes de la RDA défunte. Toutefois, la mondialisation financière sur fond de déclin de l’empire US a fait surgir des blocs de puissance s’affrontant dans la conquête de marchés et des nationalismes aigris face à la tutelle allemande à l’Est comme au Sud de l’Europe. La dépendance de l’Allemagne vis-à-vis des produits chinois et du gaz russe renforce les difficultés d’obtention du consensus toujours recherché. Va-t-on assister à un cycle de turbulences et de crises ?

 

4 – La coalition Arc-en-ciel peut-elle se briser ?

 

Contre toute attente, malgré le désaveu du SPD lors des années Schröder, la CDU de Merkel a été battue donnant naissance à un être hybride qui peut se fracasser sur les contradictions externes et internes.

Si la coalition SPD, Verts et les libéraux du FDP entend conforter le leadership de l’Allemagne, elle est désormais confrontée à des réalités qu’elle ne maîtrise pas. Economiquement ses liens privilégiés tant du point de vue des exportations que des importations sont chinoises, sa dépendance au gaz russe est indéniable surtout depuis la fermeture des centrales nucléaires et son engagement à fermer ses centrales au charbon.

Olaf Scholz, très social-libéral, doit composer avec son ministre des finances FDP qui refuse tout nouvel impôt sur les actifs financiers et industriels. La recherche de l’équilibre budgétaire reste un dogme et ce, dans le contexte de retour de l’inflation. L’austérité doit être maintenue même si l’on concède qu’il faille réaliser des investissements importants dans les nouvelles technologies pour renforcer encore la compétitivité de l’Allemagne. Sur fond de retrait de l’engagement militaire US en Europe, la coalition refuse d’assurer « l’Europe de la défense » malgré les pressions françaises intéressées par son industrie d’armement. Tout doit passer par l’OTAN y compris les fournitures militaires US ; pas question d’augmenter les dépenses militaires. Pire pour Macron, il est envisagé de retirer les instructeurs militaires du Mali. Quoique ?

 

Les Verts qui occupent par leur ministre le poste des Affaires étrangères répandent leur moralisme contre « l’adversaire systémique » chinois  au nom des Droits de l’Homme. Ils soutiennent, sans s’engager véritablement, l’ami américain. Plus inquiétant pour la France de Macron, ils entendent interdire la vente d’armement des pays européens à l’Arabie Saoudite, à l’Egypte, aux Emirats Arabes Unis… Le moralisme pacifiste des Verts va gêner l’atlantisme débridé des autres partenaires de la coalition et ses rapports avec les Etats européens. La coalition peut compter sur ses alliés austéritaires de l’Europe du Nord, opposés au nucléaire même si l’on semble avoir abouti à un compromis laissant entendre que, transitoirement, le gaz russe et l’industrie nucléaire française seraient repeints en vert. Restent pendants le traitement et le recyclage des déchets nucléaires ainsi que la rupture envisagée par les Verts du contrat portant sur le gazoduc Nordstream. Olaf Scholz, pris en étau, s’acharne à ne fâcher ni les Verts, ni les libéraux, mais le risque potentiel d’une rupture de la coalition Arc-en-ciel demeure.

 

Si 2007 fut l’année d’émergence de die Linke, le vieillissement de ses dirigeants, leurs divisions, la participation à l’exécutif social-libéral à Berlin, l’ont depuis marginalisé. A l’Est, les populations se sentent abandonnées, à l’Ouest, les jeunes ont fait le choix des Verts. La « crise des réfugiés » a fait le reste, celui de l’affaiblissement de die Linke sur fond de mise au second plan des questions sociales. Il en est de même pour l’association ATTAC qui s’est effondrée faute d’actualisation de ses positions altermondialistes.

 

Enfin, on ne saurait omettre le passé d’Olaf Scholz qui fut ministre des finances de Merkel et son choix de son conseiller spécial Jörg Kukies. Si ce dernier a adhéré à l’âge de 18 ans au SPD, on retiendra surtout son passé de vice-président de Goldman Sachs qu’il a occupé de 2000 à 2018, ainsi que celui de secrétaire d’Etat chargé des marchés financiers dès 2018 avant de s’occuper à Bruxelles de la politique économique européenne.

 

On nous bassinera certainement sur l’objectif proclamé du fédéralisme européen comme pour mieux occulter les divisions de l’Europe, l’opposition des pays du Nord à tous transferts financiers des pays les plus riches vers les pays endettés, bref, tout le contraire d’un fédéralisme assumé : budget commun renforcé, imposition européenne, emprunts européens. La dette Covid 19 restera, pour sûr, une exception de l’Europe fracturée un grand marché sous pression. En effet, s’il est impossible de savoir comment le bras de fer avec la Russie de Poutine se traduira, il n’en demeure pas moins que les risques d’affrontement en Ukraine sont réels. L’extension tous azimuts de l’Europe du grand marché semble avoir trouvé ses limites. Mais il s’agit là d’un autre sujet plus global rendant encore plus incertaine la question de savoir où va l’Allemagne.

 

Gérard Deneux, le 24.01.2022

 

Pour en savoir plus :

Made in Germany de Guillaume Durand, ed. Seuil

La critique défaite, Stathis Kouvelakis, ed. Amsterdam (sur l’évolution-régression des théories et des idéologies en Allemagne)

Articles dans ACC pour l’Emancipation Sociale mai/juin et juillet 2013 « Etre ou ne pas être germanophile » et « Déliquescence de l’ordo-libéralisme allemand et césarisme européen »