Nous faisons le constat exaspérant que les thématiques progressistes comme le
féminisme, la laïcité ou la liberté d’expression sont régulièrement invoqués
pour le justifier. Le fait qu’en février, à peine passé à gauche, le Sénat ait
voté une loi d’interdiction de certains emplois aux femmes voilées ne fait que
confirmer nos craintes. Il en est de même quant aux comportements et discours
néo-coloniaux et racistes du Parti de Gauche et
des organisateurs du fameux débat sur
« comment
faire face au Front national » (sic) à la Fête de l’Humanité [
1].
Les conséquences de l’islamophobie sont
grandes pour celles et ceux qui la subissent :
des lois
liberticides votées ces dernières années jusqu’aux
discriminations insidieuses, parfois flagrantes (par ex : les 4 animateurs de
Gennevilliers suspendus car faisant le ramadan), sans parler
des insultes et agressions diverses. Ces attaques
racistes risquent fort de croître, et nous devons nous préparer à les combattre
sans aucune ambiguïté.
En tant que
libertaires nous réfutons et
combattons tout raisonnement islamophobe porté au nom de l’idéologie libertaire
et avons décidé de l’affirmer clairement par cet
appel.
Parce que nous pensons qu’au sein du discours médiatique dominant,
journalistique et politique, certains « philosophes », «
dessinateurs » et « écrivains » surmédiatisés, comme
Michel Onfray, Caroline Fourest ou l’équipe de
Charlie Hebdo, participent
de cette islamophobie ambiante et de sa propagation en se positionnant parfois
comme
libertaires, ou en agissant au nom de la
tradition et de l’idéologie libertaire.
Parce que nous constatons que certains secteurs de « notre famille
politique » sont imprégnés par l’idéologie islamophobe, et cela est
insupportable. Cela se traduit au mieux par un
désintérêt pour cette question (parfois par une
condamnation certes claire de l’islamophobie mais couplée de moult
rappels du combat primordial contre l’aliénation
religieuse), au pire par le refus de reconnaitre l’islamophobie comme un racisme
voire par le fait de s’affirmer islamophobe au nom d’un anticléricalisme
primaire importé de contextes historiques différents, voire par
des connivences et compromissions inacceptables,
heureusement marginales mais pas assez vigoureusement condamnées.
Certaines choses doivent donc être
rappelées
à nos «
camarades ».
NON, le terme islamophobie n’a pas été inventé par le régime iranien pour
empêcher la critique de l’islam comme le proclame Caroline Fourest, le terme
existait d’ailleurs déjà au début du XXème siècle.
NON, combattre l’islamophobie ne nous fait pas reculer devant les formes
d’oppression que peuvent prendre les phénomènes religieux. Nous apportons ainsi
notre soutien total à nos
camarades en lutte au
Maghreb, au Machrek et au Moyen-Orient qui s’opposent à un salafisme qui prend
là-bas les formes réactionnaires et fascistes, et cela au plus grand bénéfice de
l’impérialisme occidental.
NON, tous les musulmans qui luttent contre les lois islamophobes ne sont pas
des crypto-islamistes ni
des communautaristes venus faire du prosélytisme ou
souhaitant interdire le blasphème. Beaucoup d’entre eux et elles sont
des acteurs et actrices du mouvement social à part
entière. Ils et elles luttent, s’auto-organisent, se battent pour leurs droits,
contre le patriarcat, le racisme et pour la justice sociale au quotidien en
revendiquant la spécificité de leurs oppressions et en pointant les
contradictions qu’il peut y avoir au sein d’un certain discours « militant ».
Critiquer leur façon de s’organiser ou de militer est une chose, les
disqualifier par un discours marginalisant et raciste en est une autre.
La critique récurrente qui est faite à ceux qui parlent d’islamophobie. [
2], est
qu’ils sont les porteurs d’un concept qui produirait du communautarisme. Nous
disons que l’islamophobie est la politique de l’Etat envers de nombreux fils
d’immigrés. Cette politique, il l’avait déjà expérimentée avec certains
colonisés. L’islamophobie est bien un instrument de la domination, ce que le
Palestinien Edward Saïd décrivait comme
« la longue histoire d’intervention
impérialiste de l’Occident dans le monde islamique, de l’assaut continu contre
sa culture et ses traditions qui constitue un élément normal du discours
universitaire et populaire, et (peut-être le plus important) du dédain ouvert
avec lequel les aspirations et souhaits des
musulmans, et particulièrement des Arabes, sont
traités [
3]. » Dans
la parfaite lignée de la structure de « l’orientalisme », l’Occident disqualifie
l’Orient par le prisme de l’islamophobie et régénère par là sa
pseudo-supériorité morale. Assumée ou dissimulée, cette structure de pensée
gangrène une vaste partie du champ politique progressiste.
L’islamophobie n’est donc pas un
concept flottant manié par
des militants mal intentionnés, comme certains
réactionnaires se plaisent sournoisement à l’inventer, mais une politique de la
domination, de l’Etat post-colonial, qui imprime les corps
des dominés. Dénoncer l’islamophobie n’est pas non
plus l’apanage d’une communauté qui chercherait à se défendre. C’est au
contraire un langage raciste de peur permanente qui
désigne le paria sous les traits imprécis du
musulman. A Salman Rushdie qui affirme lui aussi que l’islamophobie n’existe
pas, car les musulmans ne sont pas une race, il faut
rappeler, à lui et à tous ceux qui connaissent si mal
l’histoire du racisme en Europe, que l’antisémitisme concerne les juifs, qui ne
sont pas non plus une race.
Ce langage voudrait aussi imposer une assignation : tout arabe, tout
africain, ou parfois tout être, ayant l’islam comme part de sa culture et comme
part de son histoire serait un être essentiellement réactionnaire,
fondamentalement religieux, et donc incompatible avec les principes fondamentaux
républicains - principes par ailleurs complètement
désincarnés, qui ne servent que pour justifier cette
exclusion. Comme l’a montré Frantz Fanon, le colonisé,
« par l’intermédiaire
de la religion, ne tient pas compte du colon ».
« Par le fatalisme, toute
initiative est enlevée à l’oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu. L’individu accepte ainsi la
dissolution décidée par Dieu, s’aplatit devant le colon et devant le sort et,
par une sorte de rééquilibration intérieure, accède à une sérénité de
pierre [
4]. »
Assigner les colonisés, et aujourd’hui les fils d’immigrés, à une religion,
relève d’une dynamique de domination expérimentée dans les anciennes colonies.
Les islamophobes n’ont peur que d’une chose : que les dominés s’emparent
des armes de la critique sociale et de la
philosophie, car c’est sur ce terrain que se prépare leur défaite, sur ce
terrain que la lutte sociale se déploie et nous réunit.
Au-delà de l’islamophobie, ce problème soulève le peu d’intérêt et
d’engagement contre le racisme visant les enfants d’immigrés issus de la
colonisation. Ce sont aussi toutes les questions liées aux quartiers populaires
qui font les frais d’un déficit d’engagement de la part du mouvement social.
Pour preuve le peu de personnes militant contre les violences policières et les
crimes racistes et sécuritaires.
Les populations issues de la colonisation, qu’elles soient noires, arabes,
musulmanes, habitantes
des quartiers
populaires, ont décidé de ne plus rester à la place où l’on veut les assigner et
s’affirment comme forces politiques en s’auto-organisant. Nous devons avancer
côte à côte et lutter contre le racisme sous toutes ses formes, de toutes nos
forces.
L’islamophobie dominante, encouragée par tous les pouvoirs occidentaux, est
aussi l’occasion de diviser ceux qui devraient s’unir, et unir ceux qui
devraient être divisés. Dans une société régie par le spectacle, elle a en outre
pour fonction de jeter de vastes écrans de fumée sur les réalités sociales. Ne
tombons donc pas dans le piège !
Enfin ce problème pose aussi la question d’une sorte d’injonction à
l’athéisme, condition sine qua non pour prendre part à la guerre sociale et
militer dans une organisation libertaire. Il serait donc impossible ou infondé
d’exprimer sa foi si l’on est croyant, tout en partageant certaines convictions
progressistes. Nous nous opposons à l’essentialisation
des croyants et du phénomène religieux, qui se fait
sans donner la parole aux premiers concernés, et qui nous conduit aujourd’hui
aux pires amalgames.
Notre opposition sans concession à l’islamophobie, en tant que
libertaires, doit se faire entendre sur cette
question. Nous sommes aussi le reflet d’un certain nombre de contradictions : de
même que nous sommes traversés par les rapports de domination sexistes ou
homophobes, ce qui est aujourd’hui (plus ou moins !) reconnu par le mouvement
libertaire, nous devons reconnaitre l’être aussi par les rapports de domination
racistes, postcoloniaux et faire le travail qui s’impose, dans le contexte
social où l’on se trouve.
Contre cette arme coloniale de division massive et de « régénération du
racisme » qu’est l’islamophobie, contre la construction d’un nouvel ennemi
intérieur, nous affirmons en tant que
libertaires notre solidarité avec celles et ceux qui
luttent et s’auto-organisent contre cette oppression, et
appelons au sursaut antiraciste partout pour les mois
et les années à venir.
Premiers signataires :
Nicolas Pasadena (Alternative Libertaire), Skalpel, E.one et Akye
(BBoyKonsian-Première Ligne), Fred Alpi, Samuel Idir (Journal L’Autrement),
Docteur Louarn (CNT-BZH), K-listo (Soledad), Aodren Le Duff (CNT), Subversive
ways, Yly, Sophie B (CNT), George Franco, Marouane Taharouri (Alternative
Libertaire), JM Smoothie (CNT-BBoyKonsian), Samia (BBoyKonsian), Elie Octave
(Sud-Etudiant), Haythem Msabhi - Mouvement
Désobéissance (Tunisie), Rabaa Skik (Artiste
plasticienne), Zack O’Malek (Journal L’Autrement), Rola Ezzedine (Professeur
d’histoire), Isabelle Vallade (Collectif Bordonor), Christophe Ceresero (NPA -
CLA), Simo Shmaa, Michaël Courrouyan (Quidam bordelais), Mariam Seri-Sidibe
(Travailleuse sociale - NPA), Adeline Dehel (Alternative Libertaire), Devi
Neserelic, Guilhem Theron (Alternative Libertaire - Sud-Etudiant ), Chris
(OVBT), Cegolan Berneri, Thibaut Hoerner, Marc Boué (Alternative Libertaire),
Serge Quadruppani (Ecrivain, traducteur), Olivier René Faye, Hugues Pineau
(Alternative Libertaire), Mathias Caldato (CNT-BZH), Faiçal Marzaq (Communiste
libertaire marocain), Michaël Jacques (FA), Ronny Guinguette (Alternative
Libertaire), Soraya El Kahlaoui, François Brun (NPA), Fahima Laidoudi (Militante
Anticapitaliste
des Quartiers Populaires), Nino
(CNT-Lille), Charles Lemoine, Samia Ammour (Féministe internationaliste),
Timothée Chopin, Monsieur Saï, Duval Mc, Dany (Alternative Libertaire), Absone
Samsa (Chômeur), Samuel Morville (Alternative Libertaire), Bilal/Robin
Meerbergen (Educateur - Bruxelles), Jean-Marc Capellero (Alternative
Libertaire), Donà Denis, Gwenola Ricordeau, Lola Gonzalez-Quijano, Mathieu
Rougier (Comités Syndicalistes Révolutionnaires - Redskins Limoges), Pierre
(Sud-Etudiant), Geosmin Petrichor, Valérie de Saint-Do, Charlette Ternaux, Bruno
Bourgarel, Samuel Hayat (Enseignant-Chercheur en science politique), Zoé,
Sébastien Marchal (Alternative Libertaire), Gisèle Felhendler (Militante
internationaliste, antiraciste et anticolonialiste), Antoine Lacoste...
Pour figurer parmi les signataires, envoyez un mail à cette
adresse :
akye@bboykonsian.com
Akye
Jeudi 27 Septembre 2012