Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


dimanche 20 janvier 2013


Égypte: la deuxième révolution qui se cherche

Deux ans après le surgissement de la révolution en janvier 2011, les événements de fin novembre et début décembre 2012 ont montré un pouvoir de Morsi et des Frères Musulmans fortement contesté par une large fraction de l'appareil judiciaire mais aussi, et surtout, par la rue qui exigeait sa chute dans des manifestations massives en même temps que le petit peuple des villes et campagnes passait aux actes en incendiant ou mettant à sac les locaux du Parti de la Liberté et de la Justice des Frères Musulmans, allant jusqu'à chasser des mosquées ses représentants les plus connus.
Le régime qui avait tenté de s'octroyer les pleins pouvoirs était aux abois - Morsi fuyant même son palais présidentiel assiégé le 4 décembre par 750 000 manifestants - n'étant pas sûr que les troupes chargées de sa sécurité, montrant un certain flottement, ne fraternisent avec le peuple.

"Morsilini" sauvé par l'opposition

Morsi rebaptisé "Morsilini", souvent affublé d'une croix gammée sur les pancartes des manifestants de décembre, a été sauvé par l'opposition libérale, socialiste nassériste, démocrate révolutionnaire et de gauche. Celle-ci s'est unie à cette occasion dans un Front de Salut National ( FSN) de 18 partis sous la direction des libéraux non pas pour prolonger la volonté populaire de faire tomber le régime, mais au contraire pour détourner la colère de la rue dans les urnes du référendum constitutionnel proposé par Morsi comme ultime carte pour sauver son régime. Le but de ce dernier était de canaliser la révolution dans les urnes mais aussi de la diviser autour de la question religieuse, pour ou contre une constitution centrée sur la charia. Le FSN a joué le jeu, sachant pourtant qu'il ne pouvait gagner ce référendum, alors que les Frères Musulmans et ses alliés salafistes et jihadistes disposaient de tous les pouvoirs pour frauder à leur gré, ce dont ils ne se sont pas privés.

Ainsi, ce n'est pas tant le succès du "oui" – à 64% - à la constitution que la faible participation – 30% - donnant un prolongement au mouvement de la rue, qui a surtout marqué ce scrutin. Ce résultat a enlevé tout crédit à cette constitution usurpée. Mais il a surtout rendu visible le formidable fossé entre le peuple égyptien et tous les partis institutionnels. Non seulement près de 80% des électeurs n'ont pas voté en faveur du "oui", mais près de 70%, en refusant de participer à cette farce électorale elle-même, ont désavoué tout à la fois le pouvoir et l'opposition officielle. L'ensemble des partis a été mis en minorité par le peuple.

Ce n'est pas une surprise. Toute l'année 2012, depuis les mouvements de fin janvier et début février 2012 jusqu'à cette tentative insurrectionnelle de décembre en passant par les élections présidentielles de mai-juin, a montré, d'une part, ce divorce entre le peuple égyptien qui continue la révolution et ses partis qui s'y opposent ou y rechignent et, d'autre part, cette recherche populaire des voies et des moyens d'une deuxième révolution.
L'année 2013 ne peut que continuer à approfondir ce cheminement.
Depuis les événements de décembre un grand silence lourd enveloppe la population égyptienne. Une ambiance jamais vue jusqu'à présent. Certains espèrent ou craignent que cela signifie que la révolution a commencé sa pente descendante. Mais beaucoup plus espèrent ou craignent qu'il ne s'agisse que d'une digestion politique de l'événement.

Quels partis, quels outils la révolution doit-elle désormais forger pour enfin aboutir à l'objectif qu'elle s'était donnée dès ses débuts "le pain, la liberté et la justice sociale", alors que l'inflation menace et que le pouvoir s’apprête à interdire une fois de plus les grèves et les manifestations pour préparer une hausse drastique des taxes sur de multiples produits ainsi que le passage de départ en retraite de 60 à 65 ans ?

Importance des luttes sociales et faiblesse de leur représentation politique

Si l'on veut comprendre quels objectifs peuvent se donner aujourd'hui les socialistes révolutionnaires, il faut bien voir que ce qui détermine le fond de tous les évènements en Égypte, c'est la lutte des classes menée par les exploités.

Les autorités ont recensé 2 000 grèves en Égypte sur les deux derniers mois de septembre et octobre 2012. Ce qui est considérable. Le nombre de grèves qui ont marqué les deux ans de la révolution est le plus important de l'histoire de l’Égypte et la vague de cet automne/hiver 2012 en est une des plus marquantes.[1] Et cela alors que de nombreux syndicalistes sont condamnés à la prison et que les amendes qui frappent les grévistes peuvent aller jusqu'à 50 000 euros soit 100 ans de travail pour ceux, nombreux, qui ne gagnent que 50 euros par mois !

Par son importance et sa constance, la lutte des ouvriers et exploités pèse considérablement sur la vie politique. Elle modifie les relations de l'islam à la laïcité, de la démocratie à la dictature et les alliances au sommet, qu'elles soient entre l'armée, et les Frères Musulmans et maintenant les libéraux, les socialistes nassériens et les démocrates. Mais plus que cela, au fur et à mesure que les illusions sur les promesses de l'islam politique ou de la démocratie participative s'usent, ces luttes sociales qui, depuis longtemps et sans cesse, ne portent pas que sur des questions économiques mais aussi sur des questions politiques, menacent les autorités du spectre d'une deuxième révolution, clairement sociale celle-là.

La faiblesse du mouvement social jusqu'à présent c'est qu'il n'avait pas de représentants politiques. C'est la menace de cette maturation politique qui est la cause de la fébrilité au sommet depuis des mois et des très nombreux retournements de situation. C'est cette crainte qui a fait que le front mené par les libéraux a préféré se réfugier dans le giron référendaire des Frères Musulmans plutôt que de se laisser porter au pouvoir par une insurrection populaire.

C'est ce fond des luttes sociales qui rend l’Égypte si surprenante voir incompréhensible à tous ceux qui n'ont qu'une vision institutionnelle des évènements ou ne savent utiliser comme grille de lecture que celle des démocrates, l'opposition des religieux aux laïcs ou/et des Frères Musulmans à l'armée.

Cela ne veut pas dire que ces derniers aspects ne comptent pas, ou même n'aient pas une certaine autonomie et leur logique propre, mais, tous, à un degré ou à un autre, dépendent de la profondeur de la lutte de classe et de la progression de la conscience politique des classes exploitées. L'armée et les islamistes sont des adversaires mais s'allient dés l'instant où ils se sentent menacés par les classes exploitées. Et on vient de voir qu'il en est de même entre les libéraux laïcs[2] et les islamistes. C'est la progression de cette conscience ou plus exactement le reflet de la peur qu'elle provoque dans les classes dominantes et leurs partis que nous mesurons à chaque événement.

Une lutte de classe omniprésente dans tous les grands évènements politiques.

Le "lâchage" de Moubarak par l'armée au cours de l'insurrection de janvier 2011 qui a provoqué la chute du régime, est né de la crainte d'une grève générale et des conséquences politiques et idéologiques que la chute de la dictature provoquée par une insurrection ouvrière aurait pu avoir en Égypte, dans le monde arabe mais aussi au niveau mondial. Cette crainte reposant sur le fait que c'était le mouvement social, encore plus que le mouvement démocratique, qui avait marqué l’Égypte pré-révolutionnaire de 2005 à 2011.

Les premières décisions de la junte militaire au pouvoir, dés le mois de mars 2011, ont été d'interdire les grèves. Ce qui ne les a pas empêché, bien au contraire.

C'est encore contre une menace de généralisation de la grève des enseignants en septembre 2011 que l'armée a tenté de diviser en montant la provocation, dite de Maspéro, le 9 octobre, en opposant coptes et musulmans. C'est cette manipulation militaire des communautés religieuses qui a conduit aux violents affrontements contre l'armée de novembre 2011 et à la rupture du peuple d'avec l'armée.

C'est toujours la peur d'une grève générale appelée par les étudiants, début février 2012, qui a déclenché un tel déchainement haineux du patronat, des grands médias, des autorités militaires mais aussi religieuses qui prédisaient l'enfer aux grévistes, qui a entraîné par son excès la montée d'un courant d'opinion socialisant et l'effondrement électoral et politique des Frères Musulmans.
C'est encore le mouvement de grèves de mars avril 2012 et dans sa foulée, l'effondrement en mai, au premier tour des présidentielles, du vote islamiste passé de 70% aux législatives de l'hiver 2011 à 20%, ainsi que le succès du vote socialiste (fut-il nassérien), véritable vainqueur politique du scrutin, qui a provoqué la tentative de coup d’État militaire de juin. C'est ensuite la crainte d'une deuxième insurrection populaire qui a entrainé le "sabre" à ne pas mener son putsch à terme puis à remettre le pouvoir au "goupillon" des Frères Musulmans, seule structure institutionnelle avec ses mosquées et ses deux millions de membres, peut-être encore à même à protéger l'ordre établi en canalisant la colère sociale.

Après un été traversé de mouvements sociaux, de barrages de routes ou voies ferrées et d'émeutes en tous genres, c'est la peur d'une jonction, annoncée le 24 août, entre ce peuple en lutte et les révolutionnaires de la place Tahrir pour renverser ensemble l'alliance Armée-Frères Musulmans au pouvoir depuis juillet, qui a amené ces derniers à se séparer début août ( de manière concertée) du Conseil Supérieur des Forces Armées ( CSFA) qui assurait jusque là l'autorité suprême, et à gouverner seul.
C'est la crainte de l'élargissement d'un vaste mouvement des enseignants à la rentrée de septembre 2012 qui a provoqué la tentative de détournement de la colère sociale par la farce islamiste de septembre autour du film "l'Innocence des musulmans". Puis c'est toujours ce même mouvement prolongé en octobre par celui des médecins, des employés des transports et de bien d'autres qui a amené les Frères Musulmans à une tentative de coup de force avec le but affiché de mettre fin au désordre social. C'est de là qu'a surgi le mouvement insurrectionnel du peuple de novembre et décembre exigeant la chute du régime islamiste. Enfin c'est la crainte de cette poussée sociale prenant un tour insurrectionnel qui a conduit le FSN conduit par les libéraux à se prêter au jeu du détournement référendaire où tous les partis ont perdu une bonne partie de leur crédit politique.

Ainsi, l'année écoulée, peut se résumer par toute une série de ruptures psychologiques et politiques dans le peuple, d'abord avec l'armée, ensuite avec la démocratie participative puis les islamistes et enfin avec les libéraux et dans une moindre mesure probablement les démocrates, les socialistes nassériens et la gauche.

Révolution démocratique et révolution sociale
Une nouvelle génération et de nouveaux objectifs

Ces mouvements, ces grèves, sont économiques et portent sur des augmentations de salaires, l'embauche des précaires, parfois la nationalisation. Ces grèves s'accompagnent souvent de la part des grévistes, mais aussi de la population, de blocages de routes, voies ferrées, d'administrations, commissariats de police, ministères, d'occupations de lieux publics, d'attaques de bâtiments d’État au cocktail Molotov, de séquestration de responsables, de boycott de paiement des factures d'eau ou d'électricité, d'émeutes, etc... Mais, depuis le début, elles ont aussi eu un caractère politique, exigeant souvent que les directeurs de sites ou de services, à tous les niveaux, soient "dégagés" comme Moubarak l'avait été. Ainsi les employés du métro du Caire – parmi bien d'autres - ont obtenu en novembre le limogeage de leur directeur. Ainsi les salariés des entreprises sous commandement militaire (l'armée possède de 20 à 40% de l'économie) exigent que plus aucun officier ne participe à aucune instance de direction quelle qu'elle soit.

Les classes populaires montrent dans les faits qu'elles veulent compléter la révolution de janvier 2011 qui avait "dégagé" Moubarak par une révolution sociale en dégageant cette fois tous les petits Moubarak, de tous les types, tous les échelons et de tous les secteurs parce qu'au fond rien n'a changé pour elles, sinon ce droit de le dire.

Bien que les grandes dates de la révolution se soient donc bâties depuis deux ans autour de mouvements sociaux et qu'une grande partie des grèves ait porté une expression politique forte depuis longtemps, ce sont pourtant principalement les objectifs démocratiques, liberté d'expression, de la presse, élections, constitution... qui ont pris jusque là le devant de la scène politique.

On peut résumer ce paradoxe au fait que le prolétariat n'avait aucune organisation politique qui lui soit propre et qui lui permette de défendre ses exigences politiques. Il espérait son émancipation des autres forces sociales et politiques, principalement de l'armée puis l'islam et avec lui, la démocratie représentative et tous ses représentants, des libéraux aux socialistes nassériens en passant par la gauche. Il a construit ses organisations syndicales mais celles-ci sont dirigées principalement par des socialistes nassériens, des militants des Frères Musulmans ou de la gauche classique qui, tous, confinent la classe ouvrière à ses revendications économiques ou aux fausses solutions nationales d'une économie égyptienne forte bâtie autour de l'alliance des travailleurs et des patrons patriotes.

Aujourd'hui, la dimension politique de la poussée sociale se fait plus pressante proportionnellement au déclin des illusions démocratiques et religieuses et aux évolutions des militants du mouvement social au travers des possibilités qu'ils ont acquises de se réunir et s'exprimer.

Avec des manifestations, grèves et luttes qui n'ont jamais cessé durant deux ans, les Frères Musulmans ont grandement perdu leur influence dans les associations professionnelles qu'ils dirigeaient ou dominaient, enseignants, ingénieurs, médecins, pharmaciens, avocats, magistrats, journalistes et, de là, l'influence qu'ils pouvaient avoir sur les milieux populaires, directement ou par le biais de leur activité caritative. Chez les travailleurs, ils n'avaient jamais réellement réussi à percer, mais c'est l'influence du syndicat inféodé au pouvoir qui est remise en cause par une nouvelle confédération syndicale de 3 millions de membres. Plus largement, c'est l'ensemble de l'opinion populaire qui construit peu à peu son indépendance de pensée par des collectifs multiples, des associations de quartier aux AG de grèves jusqu'aux associations de cinéastes, vidéastes, artistes... qui ont modifié le paysage psychologique, médiatique, intellectuel et politique du pays.

De là, une nouvelle génération de jeunes militants est en train d'apparaître, issue des classes pauvres, des quartiers populaires, des usines, de certains cercles ouvriers syndicaux les plus avancés mais aussi des milieux étudiants et lycéens, qui cherche dans le programme socialiste les outils intellectuels d'une deuxième révolution. Cela s'est vu en février 2012 par un premier appel des étudiants aux ouvriers, puis en juin 2012 dans le succès électoral du socialiste nassérien H.Sabbahi.

Ces militants, quasiment sans aucun droit sinon le rapport de force qu'ils ont construit, risquant en permanence la prison ou la vie, n'ont guère d'illusions sur la protection de la loi et de l’État. Ils ont vite compris qu'ils ne se heurtent pas qu'à leur propre patron, leur propre chef ou directeur, mais au gouvernement et à l’État, tout en se frottant aux autres classes sociales qui, d'une manière ou d'une autre, occupent aussi l'espace de la contestation.

La situation rend ces classes populaires de plus en plus disponibles pour une conscience politique radicale. Aux présidentielles de mai 2012, le mouvement ouvrier présentait deux candidats pendant que le candidat socialiste (nassérien) surprenait tout le monde en faisant le meilleur résultat dans les grandes villes et les quartiers populaires jadis acquis aux islamistes. On peut mesurer une autre expression de cette maturation à l'effort des supporteurs Ultra des clubs de foot, à bâtir un parti des "Ultras de la place Tahrir", féroces ennemis de l'armée et des Frères, fers de lance de la révolution, acclamés partout où ils se présentent et se référant clairement aux "travailleurs".

Il ne fait pas de doute que cette nouvelle génération de jeunes militants et d'ouvriers révolutionnaires inquiète le pouvoir qui comprend bien que le socialisme nassérien très institutionnel risque bien de n'être qu'une étape vers plus radical.
D'autant plus que si, jusqu'à présent, la question démocratique a tenu le devant de la scène révolutionnaire, aujourd'hui, pour la majorité des égyptiens, peu importe la forme du régime, parlementaire, présidentiel, civil ou théocratique... Ils voient la corruption partout et sont d'abord et avant tout anxieux de la quête de leur gagne-pain, d'une vie digne et d’une justice sociale pour laquelle ils ont payé de leur vie.
Avec le "lâchage" public de la révolution sociale par la révolution démocratique en décembre 2012, il ne fait pas de doute que s'ouvre une nouvelle période.

Jusque là, tenter de donner un prolongement aux revendications politiques du prolétariat à dégager les "petits Moubarak" pouvait relever surtout de la propagande et ne permettre pour les révolutionnaires socialistes que de passer du stade de petit groupe à celui d'une organisation. Ce n'était toutefois pas rien car ça permettait de se mettre en meilleure situation pour aborder l'étape suivante. Mais, aujourd'hui, la chute des illusions populaires doit permettre en se faisant le porte parole des exigences populaires au renversement des "petits Moubarak" à passer du stade d'organisation à celui de véritable parti. Et cela d'autant que la logique de la situation, la méfiance à l'égard des militants des "grands" partis, devrait encore plus mener les classes populaires à chercher à construire leurs propres outils d'un pouvoir populaire dans les quartiers, les usines ou les champs, alors que la machine de l’État commence à se gripper à tous les niveaux.

Un vote "socialiste", une exigence politique des grèves à "dégager les petits Moubarak", une avant-garde cherchant les voies d'une deuxième révolution, le chaos politique au sommet, ceux d'en bas qui ne veulent plus et ceux d'en haut qui ne peuvent plus, n'est-ce pas le germe d'une marche vers le pouvoir populaire ?
L'enjeu se trouve donc dans la capacité des militants ouvriers, étudiants, intellectuels, Ultra et socialistes révolutionnaires à donner à cet objectif une politique au quotidien. On peut imaginer toutes les tactiques, les fronts et les alliances, mais seulement à partir de cette volonté d'une politique indépendante qui s'appuie sur l'exigence populaire à renverser les "petits Moubarak" et à ne pas en laisser la seule démagogie frauduleuse aux Frères Musulmans qui cherchent, eux, à détourner cette revendication par une simple épuration de l'appareil d’État à leur profit.
Cela veut dire appeler à la construction de collectifs populaires, à tous les niveaux, nationaux et locaux, visant à donner de la visibilité, de l'efficacité et de la force à cette expression populaire d'une deuxième révolution... dont on imagine le retentissement international.

Le 18.01.2013. Jacques Chastaing







[1]             On peut se référer pour ces grèves de septembre/octobre à l'article sur l’Égypte publié par la revue "Tout Est A Nous" du mois de décembre et pour les mouvements précédents aux articles publiés par "Carré Rouge" en ligne.
[2]              El Baradei, un des leaders du FSN, s'est empressé en ce début d'année à dénoncer les grèves, à faire l'apologie de la religion et de la fin de la révolution tout en acceptant le dialogue avec les Frères Musulmans en vue d'un éventuel gouvernement commun.

Gaz de schiste aux USA : nouvelle ruée vers l’or ?


Le rapport établi en novembre 2012 par l’Agence Internationale pour l’Energie (AIE) a de quoi surprendre. Les Etats-Unis seraient en passe de devenir la première puissance pétrolière et gazière du monde. Ils disposeraient de 1 900 milliards de m3 de gaz de schiste et de pétrole bitumineux (non conventionnel)[1] et devanceraient ainsi le Proche-Orient dont les réserves équivaudraient à 1 200 milliards.

Du Dakota au Texas, de la Californie en passant par la Pennsylvanie, le pays se couvre de centaines de milliers de puits. Outre la collusion entre scientifiques et industrie pétrolière pour démontrer la prétendue innocuité de la fracturation hydraulique, cette ruée vers l’or trouve son origine dans la politique lancée depuis plus de 10 ans par la Maison Blanche. Apparemment, les résultats sont là : au premier semestre 2012, les USA ont assuré 83% de leurs besoins en pétrole et en gaz, la production locale a progressé de plus de 25% en 4 ans et l’on annonce que les Etats-Unis seraient auto-suffisants en énergie en 2030. Déjà, le gaz US serait de 50 à 70% moins cher qu’en Europe, sans compter le coût moindre de tous les dérivés du pétrole et du schiste bitumineux. Cette fuite en avant pour la souveraineté énergétique et les royalties qui vont avec est-elle tenable ?

Une croissance dopée par le capitalisme du désastre

Les «explorateurs» de gaz disposent d’incitations fiscales et de subventions généreuses qui les poussent à se ruer vers le nouvel eldorado. Les particuliers états-uniens, propriétaires du sol le sont aussi du sous-sol ; ils acceptent ainsi, contre royalties sonnantes et trébuchantes, d’autoriser les forages sans trop se poser de questions. La législation laxiste fait le reste. Ainsi, entre 2005 et 2010, grâce à ce «nouveau gisement de croissance», 400 000 emplois directs et indirects auraient été créés.

Mais cette embellie pourrait tourner au cauchemar. Des voix s’élèvent déjà, au sein même de l’Agence d’information de l’énergie pour mettre en garde «ceux qui creusent d’abord et réfléchissent ensuite». «Il est fort probable que beaucoup de ces entreprises (qui se sont lancées à corps perdu dans le forage) vont faire faillite». Des «bulles» vont se former. Cette «exubérance irrationnelle» pourrait se terminer en «fiascos financiers». «Victimes de leur succès» les industriels du gaz de schiste seraient en situation de surproduction.  Alors qu’il caracolait à 13 dollars pour 28 m3, le prix du gaz plafonne aujourd’hui à 2,8 dollars ! Faillite, concentration, exportation. Jean Atbiboul, patron d’une des plus grosses sociétés de courtage du gaz a la solution : «quatre fois moins cher qu’en Europe, six fois moins qu’en Asie, le gaz américain a permis la relocalisation d’activités gourmandes en énergie, comme la chimie ou l’acier». Son entreprise se dit prête à investir «10 milliards de dollars (ce) qui pourrait faire des Etats-Unis le concurrent du Qatar ou de la Russie en 2016» (!) 

Dans l’attente de ce désastre à venir, les conséquences sur l’homme et la nature sont irrémédiables : contamination des sols et des eaux souterraines, la fracturation hydraulique nécessitant le recours à des produits chimiques toxiques, dégagement de méthane dans l’atmosphère, de 3,6 à 8% du gaz extrait : celui-ci, ayant un impact à court terme plus puissant que le CO2 au cours des deux premières décennies avant sa dissipation. En outre, l’injection massive d’eau pour fracturer la roche risque d’entrer très vite en conflit avec les besoins de l’agriculture, la pêche et l’alimentation humaine. Il faudrait en effet 10 000 à 15 000 m3 d’eau pour chaque forage. Reste l’urbanité des paysages perforés et bruyants. Des solutions lucratives ont déjà été trouvées : des palissades matelassées pour réduire les nuisances sonores aux abords des terrains de golf… Le «vacarme assourdissant» des gigantesques pompes installées en surface, le ballet des camions-citernes, l’énorme emprise au sol de ces installations qui mitent le paysage, sans compter les kilomètres de pipelines, préfigurent-ils une nouvelle ghettoïsation rurale et urbaine ?    


Des résistances : un exemple surprenant

A Longemont, dans le Colorado, les compagnies gazières avaient pourtant mis le paquet pour convaincre les habitants de cette ville de l’innocuité de la fracturation hydraulique : 500 000 dollars investis dans la publicité qui faisait miroiter par ailleurs la création de centaines d’emplois. Mais, ça n’a pas suffi, d’autant que les autorités de cette bourgade se sont vues contraintes d’organiser un référendum ! A 59%, la population s’est prononcée contre ces installations ! Le gouverneur de l’Etat qui, pour sa campagne électorale en 2010 avait reçu 76 441 dollars de «contribution» ( !) de l’industrie gazière, est furieux. Il menace la ville des foudres de la justice, l’Etat, d’après lui étant le seul habilité à réglementer les forages. Quant aux magnats du gaz, ils ont porté plainte pour entrave aux droits de forage qu’ils ont acquis auprès des particuliers… Pour reprendre la formule de Karl Marx, à notre manière, si le capitalisme n’épuise plus l’homme et la nature, ce n’est plus du capitalisme.

Cet exemple à contre-courant est loin d’illustrer un changement d’orientation. Pour l’heure, la fuite en avant continue. Peut-elle avoir, comme on le prédit, des conséquences géopolitiques ?

Vers une réorientation de la domination états-unienne ?

Depuis presque 70 ans, un pacte structure la géopolitique mondiale. Il fut conclu le 12 février 1945 à bord du croiseur Quincy entre Roosevelt et le monarque, théocrate, Ibn Saoud. En échange de la protection politique et militaire de son régime, le roi concédait un droit de pillage et d’exploitation de son or noir. L’Arabie Saoudite promettait d’approvisionner son tuteur pour 60 ans à «prix stable et modéré». Il y eut bien quelques coups de griffe à cette entente, notamment lors de ladite «crise du pétrole» où les prix ont flambé momentanément, mais ce pacte, pour l’essentiel, fut maintenu et même renouvelé par Georges Bush et le prince Abdallah, lors de sa visite en 2005 au Texas.

Pour les pétromonarchies du Golfe, restent la Chine et l’Europe, des marchés qui ne sont pas prêts de s’éteindre. N’empêche que si l’hypothèse d’une quasi souveraineté énergétique (momentanée ?) des USA s’esquissait, la 5ème flotte US aurait-elle encore intérêt à stationner dans le Golfe pour protéger un pétrole acheminé pour l’essentiel en Europe et en Chine ? L’impérialisme US serait-il conduit à voir venir et à diriger de l’arrière, surtout après les fiascos irakien et afghan ? Et à laisser l’Arabie Saoudite à ses démons ? Dans ce pays le plus archaïque et le plus réactionnaire au monde, où 2 Saoudiens sur 3 ont moins de 30 ans, où 3 chômeurs sur 4 ont entre 20 et 30 ans, qui compte désormais 25 millions d’habitants (dont 5 millions d’étrangers), la collusion entre le gaz de schiste US et l’or noir de la péninsule arabique pourrait connaître demain des explosions inattendues. Ce n’est pas par largesse d’esprit que le roi rentier Abdallah, dont la seule fortune pèse 18 milliards de dollars, s’est engagé, suite au «printemps arabe», à dégager sur 5 ans 130 milliards pour la construction de logements, l’augmentation des salaires et des indemnités de chômage. Car on ne le sait pas assez, là-bas, dans ces étendues désertiques aux villes fabuleuses, 4 millions de personnes (si l’on compte les étrangers) vivent au-dessous du seuil de pauvreté.


La fièvre de l’or noir pousse aux forages tout en alimentant la vieille taupe qui creuse ses galeries sous le vieux monde pour le pire et le meilleur.

Gérard Deneux le 20 janvier 2013.

Sources pour cet article : le Monde du 1er au 17 janvier 2013, traduction d’articles du New York Times,  sites énergies nouvelles et stop au gaz de schiste   


[1] D’autres chiffres plus extravagants sont annoncés : 23 000 milliards de m3 prétend Didier Houssin de l’AIE

dimanche 13 janvier 2013


Où va Syriza ?

Par Panous Petrou – membre dirigeant de l’organisation anticapitaliste Gauche internationaliste des Travailleurs (DEA), l’un des groupes fondateurs de Syriza en 2004. Il a publié un article sur le site socialisworker.org le 19 décembre 2012 (traduit de l’anglais par Jean-Philippe Divès) dont nous livrons les éléments les plus significatifs

La coalition de la gauche radicale, connue sous le nom de Syriza, a créé un choc en Grèce et à l’échelle internationale quand, au printemps 2012, elle est à deux reprises passée à quelques points d’une victoire dans les élections nationales. Syriza proposait une alternative à l’austérité drastique défendue par l’establishment de la politique et de l’économie grecques avec, derrière lui, les dirigeants européens.

Syriza a tenu du 30 novembre au 2 décembre 2012 sa première conférence nationale de délégués élus, premier pas d’un processus visant à constituer une organisation plus unifiée au printemps 2013.

Syriza compte aujourd’hui près de 500 sections et plus de 30 000 membres dans tout le pays. Ces membres ont élu 3 000 délégués à la conférence nationale, qui à leur tour ont élu une nouvelle direction de la coalition. La transformation de Syriza en une organisation de masse avec la mise en place de droits démocratiques et d’une représentation nationale ou parlementaire est d’autant plus nécessaire que la majorité de ses membres sont des milliers de militants non organisés ayant rejoint Syriza surtout depuis les élections d’une part, et, d’autre part que la coalition est actuellement composée d’une douzaine d’organisations de gauche, allant du socialisme révolutionnaire au réformisme radical. Il y a des raisons urgentes de clarifier le niveau d’accord entre les différentes composantes de Syriza. Si des élections étaient convoquées, Syriza pourrait être amenée à prendre la tête d’un gouvernement avant son congrès de fondation prévu au printemps. C’est pour ces raisons que des forces au sein de Syriza ont décidé de rendre public le débat politique. En effet, des divergences de fond existent entre les organisations formant la Coalition, sur les questions controversées notamment de l’alliance avec le Parti communiste (KKE) et Antarsya (la Gauche anticapitaliste qui regroupe plusieurs organisations), de la dette et la zone euro, du refus de tout chantage de l’UE destiné à maintenir l’austérité. Si Synaspismos compose l’essentiel de la direction actuelle de Syriza et compte dans ses rangs Alexis Tsipras (président du groupe des 71 députés Syriza), pour autant deux tendances fortes existent au sein du mouvement de la Coalition.  Elles se sont exprimées lors du Congrès récent et ont exprimé leurs divergences :  

-         Celles qui ont formé «le Bulletin unitaire» : la majorité de Synaspismos, soutenant la direction en place et Alexis Tsipras, l’Organisation communiste de Grèce (KOE, organisation maoïste), la Gauche de renaissance communiste et écologique (AKOA, d’orientation eurocommuniste), les communistes libertaires du Groupe de la gauche radicale (Roza) ainsi que des groupes d’anciens membres du Pasok ayant rejoint Syriza. Cette alliance défendait le projet de déclaration s’accordant sur l’idée que Syriza évolue dans la bonne direction. Elle a remporté 75% des voix
-         Celles de «la Plateforme de Gauche» qui a obtenu 25% des voix : le Courant de Gauche de Synaspismos, le «Regroupement de Gauche» avec la Gauche internationaliste des travailleurs (DEA), Kokkino («Rouge») et les anticapitalistes (APO)

Le Bulletin unitaire a intégré un large spectre de forces, depuis les membres du Synaspismos les plus modérés, qui poussent à ajuster le programme de Syriza dans le sens du «réalisme» jusqu’à des camarades de gauche très radicaux qui ont probablement pensé que la meilleure façon de faire avancer Syriza était d’argumenter en faveur de leurs positions dans le cadre de la majorité, ou bien qui ont priorisé le besoin pour la coalition d’apparaître «unie», certains éléments de la majorité présentant La Plateforme de gauche comme des «diviseurs».

La Plateforme de Gauche s’est formée sur la base d’un accord sur les points principaux suivants :
-         Syriza doit maintenir son engagement en faveur d’un «gouvernement de gauche» avec des appels à une collaboration avec le Parti communiste et Antarsya
-         Syriza ne doit accepter qu’un «gouvernement de gauche», c’est-à-dire refuser tout soutien à une coalition gouvernementale incluant des partis bourgeois
-         Elle doit défendre la fin immédiate du paiement de la dette et refuser le moindre sacrifice pour sauver l’euro
-         Elle doit défendre la fin de l’austérité par tous les moyens nécessaires et placer les besoins des travailleurs au-dessus des   propositions «réalistes» destinées à satisfaire les besoins du capitalisme.
La Plateforme de Gauche a présenté des amendements qui, s’ils n’ont pas été adoptés, ont obtenu plus que 25% : par exemple, l’amendement disant que l’unité devait être recherchée avec le Parti communiste et Antarsya ou celui sur la dette et la zone euro, ont frôlé les 40% des délégués.

L’émergence de la Plateforme de gauche et les efforts de ceux qui l’ont formée afin d’ouvrir le débat politique établissent, pour Syriza, d’importants précédents, en imposant quelques règles élémentaires pour le fonctionnement d’une coalition plus unifiée, en particulier le droit de critiquer la direction, d’exprimer et de défendre les divergences politiques qui existent, comme un contrepoids face à toute tentative de faire virer Syriza à droite. La Plateforme de gauche a envoyé aux membres dirigeants de Syriza, à la classe dirigeante qui entend domestiquer Syriza, aux camarades du parti communiste et d’Antarsya, le message qu’existe une opposition de gauche forte et visible face à toute tentative d’imprimer à Syriza un tournant à droite ou un certain modérantisme.

L’une de nos tâches les plus importantes est d’organiser ces forces, de les engager dans les luttes sociales et de les coordonner en leur donnant une voix politique. Cela peut s’avérer la plus importante contribution afin de mettre un terme aux rêves des barons des médias qui voient Syriza capituler dans le futur devant le modérantisme. Notre organisation, DEA, combat pour ces objectifs depuis maintenant des années et continuera à le faire avec les camarades partageant notre contribution commune avec Kokkino et APO, avec ceux qui ont formé la Plateforme de gauche, et avec tous les camarades souhaitant lutter pour une véritable alternative ouvrière à la crise du capitalisme. La route qui nous attend ne sera pas facile mais il est clair que l’avenir de la gauche et de la lutte des classes en Grèce dépendra dans une très large mesure du cours que prendra Syrisa. Personne ne devrait s’abstenir de la bataille qui se mène pour ce cours politique.