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mercredi 3 mai 2023

 

Enjeux des langues

 

Le mythe de la Genèse, selon lequel les humains parlaient tous la même langue avant de construire la tour de Babel, répand encore son venin. Dans les années 1930, le linguiste soviétique Nicolas Marr avança l’idée que la multitude originelle conduirait à l’avènement d’une langue universelle. Les prélats de la « mondialisation heureuse » prétendent à leur tour qu’il n’y aurait de bonnes affaires et de salut, qu’en anglais. La diversité linguistique fonde au contraire l’humanité, un apport culturel unique à la vie sur Terre.

 

Instrument d’émancipation et de pouvoir

 

La marche de l’histoire conduit certes à une inégalité croissante entre les langues. Dès l’invention de l’écriture, celles qui permettaient de communiquer sur tablette d’argile ou sur papyrus, prirent un avantage décisif. Ce qui ne veut pas dire que les milliers de langues restées orales ont moins de valeur. Beaucoup de celles qui sont menacées aujourd’hui recourent par exemple à un nombre de phonèmes (sons) deux ou trois fois plus riches que les langues « internationales ». L’invention de l’imprimerie renforça les inégalités. Puis la construction des Etats-nations s’appuya le plus souvent sur le choix d’une langue par pays. Cela facilitait aussi l’alphabétisation porteuse d’émancipation, comme celle qui généralisa l’usage du français grâce à la Révolution. Mais une expansion s’accompagne d’abus, qui laissent des traces. Les Polonais, les Ukrainiens ou les Lituaniens se rappellent douloureusement les époques de russification forcée, notamment entre 1863 et 1905. Dans les colonies ou certaines régions de France, les langues maternelles furent méprisées.

 

Avec le néolibéralisme, le rouleau compresseur des multinationales du divertissement, renforcé par le pouvoir d’infiltration de la publicité, renouvelle le mythe des bienfaits d’un idiome unique. « La langue  utile », la « langue dollar » serait devenue le globish, ou global english, une variante appauvrie de la langue de Shakespeare. « Instrument de communication, la langue est aussi signe extérieur de richesse et  instrument de pouvoir ». Ce rappel de Pierre Bourdieu éclaire les troubles du présent, ceux qui éclatent sous les projecteurs, comme ceux qui remuent les entrailles des sociétés et dérangent leurs identités. Quand on néglige ou bafoue une langue, le réveil peut être brutal : guerre du Bangladesh en 1970, du Sri Lanka pendant plusieurs décennies, ou du Donbass depuis 2014. Car sans pouvoir, sans institution pour la défendre, une langue n’est rien. Sans politique linguistique, elle est vouée à la marginalité.

 

Disparitions inquiétantes

 

Des milliers de langues nées durant les cinq derniers millénaires auraient disparu, généralement sans laisser de traces. Depuis le 19ème siècle, le rythme de ces disparitions s’accélère singulièrement, notamment à partir des conquêtes coloniales européennes. La domination économique joue un rôle majeur. Il ne resterait que 7 100 langues environ, aujourd’hui, à travers la planète. Les experts prévoient, qu’au cours du présent siècle, entre 50% et 90% disparaitront à leur tour. On peut parler d’un véritable cataclysme culturel qui se produit dans l’indifférence générale. La mort de nombreuses langues apparaît comme une conséquence inévitable de la suprématie d’autres. Les causes de la disparition des langues demeurent multiples et complexes, mais elles sont plus ou moins circonscrites, comme pour les facteurs d’expansion, à des causes nationalistes militaire, démographique, géographique, économique, politique et culturelle. Ces facteurs s’imbriquent les uns dans les autres.

 

Une langue peut cesser d’exister par l’élimination pure et simple de la population qui la parle. On pense à la liquidation de nombreuses langues amérindiennes ou de celles de plusieurs peuples de l’ex-URSS, de la Chine. Dans certains cas, un génocide constitue le début d’un long déclin. Signalons l’extermination de 1,2 million d’Arméniens par les Turcs ou l’hécatombe des Ibos durant la guerre du Biafra (1966-1970), menée notamment par la France gaulliste. Si l’essor démographique contribue à l’expansion des langues, une faible natalité entraîne leur régression. Les langues sont moribondes lorsqu’elles ne comptent que quelques locuteurs âgés. Le seuil de survie d’une langue se situe à environ un million de locuteurs. L’une des pires situations pour une langue numériquement faible, c’est l’éparpillement de ceux qui la parlent sur de vastes étendues de territoire dominées par une ou plusieurs langues fortes. Une langue ne vit bien que lorsqu’elle est fortement concentrée sur un territoire.

 

Extinction lente

 

Un déplacement de population peut minorer numériquement ou fonctionnellement un groupe linguistique. Les autorités d’Union soviétique répartirent ainsi des russophones dans toutes les républiques, de sorte que les langues dites tutélaires (ukrainien, géorgien, lituanien, etc ) devenaient fonctionnellement minoritaires sur leur propre territoire : un processus de mort lente. Les mariages exogames affaiblissent les langues minoritaires, en accélérant la tendance à l’assimilation, à l’exemple des Canadiens francophones hors Québec, dont le taux d’assimilation varie de 30% à 90% en faveur de l’anglais. La régression d’une langue dépend aussi de la place que ses locuteurs occupent dans les rapports socio-économiques. Les langues, dont les utilisateurs ne détiennent pas un quelconque pouvoir politique ou qui ne disposent pas d’un statut reconnu, sont aussi placées dans une situation précaire. Ainsi les 385 000 Islandais ont beaucoup plus de chances de conserver leurs langues que les Tibétains (environ 7,8 millions) ou les Kurdes (environ 30 millions), dispersés dans plusieurs pays et sans pouvoir politique.

 

Fruit d’un rapport de forces au sein du pouvoir économique, la domination culturelle s’étend depuis l’école jusqu’aux produits véhiculés par les moyens technologiques tels que le cinéma, la radio, la télévision, etc. La soumission tranquille devient acceptation, résignation et servitude. La mort d’une langue n’est pas subite. Le premier symptôme de la régression apparaît quand un peuple commence à ne plus l’utiliser, l’abandonnant pour la remplacer par une autre, estimée plus « rentable ».

 

Toutefois, ce processus de mort d’une langue n’est pas irréversible, car celle-ci n’est pas un organisme biologique. C’est une réalité sociale ! Le processus d’assimilation, prélude à la disparition d’un idiome peut s’arrêter en cours d’évolution. Tant et aussi longtemps que les locuteurs d’une langue vivront dans un isolement géographique à l’abri d’une langue forte, ils peuvent perpétuer la survivance de leur langue.

 

Guerre de langue

 

Depuis le début des hostilités dans le Donbass en 2014, faire reculer la pratique de la langue russe s’apparente à un acte de résistance contre l’Etat « agresseur ». Trois lois symbolisaient cette nouvelle orientation avant même l’invasion lancée en février 2022 par la Russie. Adoptée en mai 2017, la première oblige les chaînes de télévision et de radio à diffuser 75% de contenus en ukrainien. La deuxième loi prévoit d’imposer l’ukrainien dans tous les établissements du secondaire. Des exceptions sont prévues mais le russe ne bénéficie d’aucune dérogation, sauf pour les cours de langue et de littérature. Il a même disparu de la liste des langues vivantes étrangères. Enfin, la loi sur la langue, adoptée en avril 2019, fait de l’ukrainien la seule langue devant être employée par les administrations et les entreprises sur tout le territoire. Tout encouragement au multilinguisme est assimilé à une tentative de  renversement de « l’ordre constitutionnel ». Le texte prévoit également un délit  « d’humiliation de la langue ukrainienne ».

 

Plus de 17% des personnes interrogées se déclarent bilingues de naissance. Ce bilinguisme s’explique par deux siècles d’une russification menée d’abord par le régime tsariste, puis par l’Union soviétique. Depuis le début des années 1980, deux positions sont affirmées : les forces patriotiques et pro-européennes qui entendent imposer la langue nationale et les défenseurs du russe qui réclament la reconnaissance du caractère bilingue du nouvel Etat. En élevant le russe au statut de langue co-officielle, le président Porochenko entendait trouver un équilibre. Ce compromis est rompu en 2014, quand les manifestants de la place de l’Indépendance le renversent.  Au lendemain de sa fuite, la Rada (parlement ukrainien) retire au russe le statut de langue officielle. Cette décision provoque dans l’est du pays une flambée de contestation bientôt soutenue par Moscou et réprimée par l’Armée ukrainienne. Quelques semaines plus tard, la Russie annexe la Crimée et le Donbass se soulève.

 

Depuis le déclenchement de la guerre, les autorités cherchent à renverser la domination du russe dans la sphère publique. En 2019, près de 60% des titres de la presse quotidienne s’affichaient encore en russe. La popularité des séries télévisées, de la musique et d’autres programmes russes ne se démentait pas. Les ouvrages écrits en russe se vendaient encore trois fois plus que ceux en ukrainien, en dépit de l’interdiction d’importation.

 

Zelensky et l’écrasante majorité des partis partagent le même objectif : éclipser progressivement le russe au profit de l’ukrainien. Les opinions divergent seulement sur le rythme à opérer. Dans le contexte de la guerre, la langue, qu’elle soit russe ou ukrainienne, est brandie comme un drapeau.

 

Outil de soumission

 

En japonais, il est impossible de s’adresser en termes identiques à un supérieur ou à un collègue de travail, ni même de parler à son frère aîné comme à son cadet. La langue s’enchâsse dans une société verticale où la soumission est érigée en vertu et qui se caractérise essentiellement par la verticalité des rapports humains. Il s’agit donc d’un système de commandement en chaîne, inscrit dans la conscience des sujets japonais. Cet ordre politique binaire a fini par produire un ordre linguistique qui lui correspond. Il force le locuteur à choisir les mots justes et les tournures appropriés à  la particularité de chaque situation. En japonais, l’aîné, qui occupe une position supérieure, peut s’autoriser l’emploi du mot omaé (« tu ») ou le prénom du petit frère. Il n’en est pas de même pour le cadet qui, pour s’adresser à son aîné, se voit dans l’obligation d’employer l’expression niisan (« grand frère »). Ni le prénom, ni omaé, ni aucun des autres pronoms personnels ne sont possibles. En d’autres termes, la langue véhicule l’idéologie dominante inscrite dans les rapports sociaux d’une nation.

 

Tout se passe dès lors comme si, en toute logique, la société civile, cet espace homogène où s’associent les êtres parlants (supposés) libres et égaux, ne pouvait point exister. Les relations idéales, moralement valorisées dans  la morale confucéenne  sont au nombre de cinq  et toutes de nature verticale – sauf peut être l’amitié. Ainsi la présence des inconnus est hors de perspective dans cette vision restreinte et normative de la sociabilité. Or n’est-ce-pas, précisément, avec les inconnus, ces êtres semblables qui s’ignorent réciproquement, que nous sommes censés former un ensemble politique qu’on appelle société civile ? Si Jean-Jacques Rousseau, auteur de l’Essai sur l’origine des langues, ressuscité, venait au pays du Soleil-Levant, il dirait certainement que ses habitants, se mouvant dans une suite acrobatique et ininterrompue de soumissions et de dominations, ne sont pas libres et parlent une « langue servile », à l’image de leur manière spécifique d’être ensemble.

 

Pourquoi la démocratie ne prend-elle pas facilement dans l’archipel nippon ? La question de la langue a certainement une part prépondérante qu’on a trop longtemps ignorée ou sous-estimée.

 

Stéphanie Roussillon

 

Sources :

- Manière de voir du Monde Diplomatique « Le pouvoir des langues »

- la chronique langue de Laélia Véron , linguiste stylisticienne sur France Inter