Enjeux des
langues
Le
mythe de la Genèse, selon lequel les humains parlaient tous la même langue
avant de construire la tour de Babel, répand encore son venin. Dans les années
1930, le linguiste soviétique Nicolas Marr avança l’idée que la multitude originelle
conduirait à l’avènement d’une langue universelle. Les prélats de la
« mondialisation heureuse » prétendent à leur tour qu’il n’y aurait
de bonnes affaires et de salut, qu’en anglais. La diversité linguistique fonde
au contraire l’humanité, un apport culturel unique à la vie sur Terre.
Instrument
d’émancipation et de pouvoir
La
marche de l’histoire conduit certes à une inégalité croissante entre les
langues. Dès l’invention de l’écriture, celles qui permettaient de communiquer
sur tablette d’argile ou sur papyrus, prirent un avantage décisif. Ce qui ne
veut pas dire que les milliers de langues restées orales ont moins de valeur.
Beaucoup de celles qui sont menacées aujourd’hui recourent par exemple à un
nombre de phonèmes (sons) deux ou trois fois plus riches que les langues
« internationales ». L’invention de l’imprimerie renforça les
inégalités. Puis la construction des Etats-nations s’appuya le plus souvent sur
le choix d’une langue par pays. Cela facilitait aussi l’alphabétisation porteuse
d’émancipation, comme celle qui généralisa l’usage du français grâce à la
Révolution. Mais une expansion s’accompagne d’abus, qui laissent des traces.
Les Polonais, les Ukrainiens ou les Lituaniens se rappellent douloureusement
les époques de russification forcée, notamment entre 1863 et 1905. Dans les
colonies ou certaines régions de France, les langues maternelles furent
méprisées.
Avec
le néolibéralisme, le rouleau compresseur des multinationales du divertissement,
renforcé par le pouvoir d’infiltration de la publicité, renouvelle le mythe des
bienfaits d’un idiome unique. « La langue utile », la
« langue dollar » serait devenue le globish, ou global english, une variante appauvrie de la langue de Shakespeare.
« Instrument de communication, la
langue est aussi signe extérieur de richesse et
instrument de pouvoir ». Ce rappel de Pierre Bourdieu éclaire
les troubles du présent, ceux qui éclatent sous les projecteurs, comme ceux qui
remuent les entrailles des sociétés et dérangent leurs identités. Quand on néglige
ou bafoue une langue, le réveil peut être brutal : guerre du Bangladesh en
1970, du Sri Lanka pendant plusieurs décennies, ou du Donbass depuis 2014. Car
sans pouvoir, sans institution pour la défendre, une langue n’est rien. Sans
politique linguistique, elle est vouée à la marginalité.
Disparitions
inquiétantes
Des
milliers de langues nées durant les cinq derniers millénaires auraient disparu,
généralement sans laisser de traces. Depuis le 19ème siècle, le
rythme de ces disparitions s’accélère singulièrement, notamment à partir des
conquêtes coloniales européennes. La domination économique joue un rôle majeur.
Il ne resterait que 7 100 langues environ, aujourd’hui, à travers la planète.
Les experts prévoient, qu’au cours du présent siècle, entre 50% et 90%
disparaitront à leur tour. On peut parler d’un véritable cataclysme culturel
qui se produit dans l’indifférence générale. La mort de nombreuses langues
apparaît comme une conséquence inévitable de la suprématie d’autres. Les causes
de la disparition des langues demeurent multiples et complexes, mais elles sont
plus ou moins circonscrites, comme pour les facteurs d’expansion, à des causes
nationalistes militaire, démographique, géographique, économique, politique et
culturelle. Ces facteurs s’imbriquent les uns dans les autres.
Une
langue peut cesser d’exister par l’élimination pure et simple de la population
qui la parle. On pense à la liquidation de nombreuses langues amérindiennes ou
de celles de plusieurs peuples de l’ex-URSS, de la Chine. Dans certains cas, un
génocide constitue le début d’un long déclin. Signalons l’extermination de 1,2
million d’Arméniens par les Turcs ou l’hécatombe des Ibos durant la guerre du
Biafra (1966-1970), menée notamment par la France gaulliste. Si l’essor
démographique contribue à l’expansion des langues, une faible natalité entraîne
leur régression. Les langues sont moribondes lorsqu’elles ne comptent que
quelques locuteurs âgés. Le seuil de survie d’une langue se situe à environ un
million de locuteurs. L’une des pires situations pour une langue numériquement
faible, c’est l’éparpillement de ceux qui la parlent sur de vastes étendues de
territoire dominées par une ou plusieurs langues fortes. Une langue ne vit bien
que lorsqu’elle est fortement concentrée sur un territoire.
Extinction
lente
Un
déplacement de population peut minorer numériquement ou fonctionnellement un
groupe linguistique. Les autorités d’Union soviétique répartirent ainsi des
russophones dans toutes les républiques, de sorte que les langues dites tutélaires
(ukrainien, géorgien, lituanien, etc ) devenaient fonctionnellement
minoritaires sur leur propre territoire : un processus de mort lente. Les
mariages exogames affaiblissent les langues minoritaires, en accélérant la
tendance à l’assimilation, à l’exemple des Canadiens francophones hors Québec,
dont le taux d’assimilation varie de 30% à 90% en faveur de l’anglais. La
régression d’une langue dépend aussi de la place que ses locuteurs occupent
dans les rapports socio-économiques. Les langues, dont les utilisateurs ne
détiennent pas un quelconque pouvoir politique ou qui ne disposent pas d’un
statut reconnu, sont aussi placées dans une situation précaire. Ainsi les 385 000
Islandais ont beaucoup plus de chances de conserver leurs langues que les Tibétains
(environ 7,8 millions) ou les Kurdes (environ 30 millions), dispersés dans
plusieurs pays et sans pouvoir politique.
Fruit
d’un rapport de forces au sein du pouvoir économique, la domination culturelle
s’étend depuis l’école jusqu’aux produits véhiculés par les moyens
technologiques tels que le cinéma, la radio, la télévision, etc. La soumission
tranquille devient acceptation, résignation et servitude. La mort d’une langue
n’est pas subite. Le premier symptôme de la régression apparaît quand un peuple
commence à ne plus l’utiliser, l’abandonnant pour la remplacer par une autre,
estimée plus « rentable ».
Toutefois,
ce processus de mort d’une langue n’est pas irréversible, car celle-ci n’est
pas un organisme biologique. C’est une réalité sociale ! Le processus
d’assimilation, prélude à la disparition d’un idiome peut s’arrêter en cours
d’évolution. Tant et aussi longtemps que les locuteurs d’une langue vivront
dans un isolement géographique à l’abri d’une langue forte, ils peuvent
perpétuer la survivance de leur langue.
Guerre de
langue
Depuis
le début des hostilités dans le Donbass en 2014, faire reculer la pratique de
la langue russe s’apparente à un acte de résistance contre l’Etat
« agresseur ». Trois lois symbolisaient cette nouvelle orientation
avant même l’invasion lancée en février 2022 par la Russie. Adoptée en mai
2017, la première oblige les chaînes de télévision et de radio à diffuser 75%
de contenus en ukrainien. La deuxième loi prévoit d’imposer l’ukrainien dans
tous les établissements du secondaire. Des exceptions sont prévues mais le
russe ne bénéficie d’aucune dérogation, sauf pour les cours de langue et de
littérature. Il a même disparu de la liste des langues vivantes étrangères.
Enfin, la loi sur la langue, adoptée en avril 2019, fait de l’ukrainien la
seule langue devant être employée par les administrations et les entreprises
sur tout le territoire. Tout encouragement au multilinguisme est assimilé à une
tentative de renversement de
« l’ordre constitutionnel ». Le texte prévoit également un délit « d’humiliation de la langue
ukrainienne ».
Plus
de 17% des personnes interrogées se déclarent bilingues de naissance. Ce
bilinguisme s’explique par deux siècles d’une russification menée d’abord par
le régime tsariste, puis par l’Union soviétique. Depuis le début des années
1980, deux positions sont affirmées : les forces patriotiques et pro-européennes
qui entendent imposer la langue nationale et les défenseurs du russe qui
réclament la reconnaissance du caractère bilingue du nouvel Etat. En élevant le
russe au statut de langue co-officielle, le président Porochenko entendait
trouver un équilibre. Ce compromis est rompu en 2014, quand les manifestants de
la place de l’Indépendance le renversent.
Au lendemain de sa fuite, la Rada (parlement ukrainien) retire au russe
le statut de langue officielle. Cette décision provoque dans l’est du pays une
flambée de contestation bientôt soutenue par Moscou et réprimée par l’Armée
ukrainienne. Quelques semaines plus tard, la Russie annexe la Crimée et le
Donbass se soulève.
Depuis
le déclenchement de la guerre, les autorités cherchent à renverser la
domination du russe dans la sphère publique. En 2019, près de 60% des titres de
la presse quotidienne s’affichaient encore en russe. La popularité des séries
télévisées, de la musique et d’autres programmes russes ne se démentait pas.
Les ouvrages écrits en russe se vendaient encore trois fois plus que ceux en
ukrainien, en dépit de l’interdiction d’importation.
Zelensky
et l’écrasante majorité des partis partagent le même objectif : éclipser
progressivement le russe au profit de l’ukrainien. Les opinions divergent
seulement sur le rythme à opérer. Dans le contexte de la guerre, la langue,
qu’elle soit russe ou ukrainienne, est brandie comme un drapeau.
Outil de
soumission
En
japonais, il est impossible de s’adresser en termes identiques à un supérieur
ou à un collègue de travail, ni même de parler à son frère aîné comme à son
cadet. La langue s’enchâsse dans une société verticale où la soumission est érigée
en vertu et qui se caractérise essentiellement par la verticalité des rapports
humains. Il s’agit donc d’un système de commandement en chaîne, inscrit dans la
conscience des sujets japonais. Cet ordre politique binaire a fini par produire
un ordre linguistique qui lui correspond. Il force le locuteur à choisir les
mots justes et les tournures appropriés à
la particularité de chaque situation. En japonais, l’aîné, qui occupe
une position supérieure, peut s’autoriser l’emploi du mot omaé (« tu ») ou le prénom du petit frère. Il n’en est
pas de même pour le cadet qui, pour s’adresser à son aîné, se voit dans
l’obligation d’employer l’expression niisan
(« grand frère »). Ni le prénom, ni omaé, ni aucun des autres pronoms personnels ne sont possibles. En d’autres
termes, la langue véhicule l’idéologie dominante inscrite dans les rapports
sociaux d’une nation.
Tout
se passe dès lors comme si, en toute logique, la société civile, cet espace
homogène où s’associent les êtres parlants (supposés) libres et égaux, ne
pouvait point exister. Les relations idéales, moralement valorisées dans la morale confucéenne sont au nombre de cinq et toutes de nature verticale – sauf peut
être l’amitié. Ainsi la présence des inconnus est hors de perspective dans
cette vision restreinte et normative de la sociabilité. Or n’est-ce-pas,
précisément, avec les inconnus, ces êtres semblables qui s’ignorent
réciproquement, que nous sommes censés former un ensemble politique qu’on
appelle société civile ? Si Jean-Jacques Rousseau, auteur de l’Essai sur l’origine des langues,
ressuscité, venait au pays du Soleil-Levant, il dirait certainement que ses
habitants, se mouvant dans une suite acrobatique et ininterrompue de
soumissions et de dominations, ne sont pas libres et parlent une « langue
servile », à l’image de leur manière spécifique d’être ensemble.
Pourquoi
la démocratie ne prend-elle pas facilement dans l’archipel nippon ? La
question de la langue a certainement une part prépondérante qu’on a trop
longtemps ignorée ou sous-estimée.
Stéphanie
Roussillon
Sources :
-
Manière de voir du Monde Diplomatique « Le pouvoir des
langues »
-
la chronique langue de Laélia Véron , linguiste stylisticienne sur France Inter