Intelligence artificielle ou
dégénérative ?
La vogue des intelligences artificielles (IA) dites
génératives commence à toucher les entreprises. Elles sont capables de créer, à
partir d'une simple instruction écrite, du texte, comme ChatGPT, ou des photos
ultra-réalistes. « Les
intelligences artificielles génératives ont un effet sur les métiers qui
semblaient à l'abri de l'automatisation, en particulier dans le tertiaire »
décrypte le sociologue Yann Ferguson. Dans les entreprises, dans les banques
d'affaires ou les plateformes d'e-commerce, des premiers déploiements ont déjà
lieu. Et les géants du numérique (Microsoft, Google, Amazon ou Meta) poussent
ces technologies. « Les entreprises sont plutôt convaincues mais elles
se posent aussi des questions » constate Laurent Daudet éditeur de
modèles de traitement du langage. Quel sera vraiment l'apport de l'IA
générative? Quels sont les risques ? Un sondage Job-Teaser-Kantar de
février résume l'ambivalence des sentiments face à cette technologie : une
majorité des actifs de 18 à 27 ans considèrent qu'elle libérera du temps de
travail ou créera des nouveaux emplois... mais 61% craignent aussi un impact
sur leur carrière.
Copilote sans limites
C'est
pour les informaticiens, développeurs en tête, que le recours aux IA
génératives est le plus avancé. Depuis juin 2022, ceux-ci peuvent utiliser
Copilot, un assistant d'aide à la programmation lancé par Microsoft et par
GitHub, la principale plate-forme de publication de logiciels. Cet outil,
accessible pour 10 euros par mois, s'appuie sur la capacité des grands modèles
de traitement du langage à gérer du code informatique, qui est une forme de
texte. « Quand un développeur écrit du code, Copilot lui propose la
suite, en fonction du code déjà écrit et des fichiers ouverts en parallèle »
raconte Adrien Boullé, directeur de l'ingénierie chez Myre, un gestionnaire de
patrimoine immobilier. « J'ai développé des applications avec l'aide de
ChatGPT » explique de son côté Halima Drobeck, informaticienne à
Francfort, en Allemagne.
Chez
Sopra Steria, prestataire de services numériques, l'intelligence artificielle
générative est déjà utilisée « depuis un certain temps » comme
« un compagnon, pour écrire des lignes de code, générer
de la documentation ou encore mener des tests pour vérifier le code »
explique son directeur technique, Mohammed Sijelmassi. En tout cas, l'usage se répand vite : selon
GitHub, 46% du code produit dans les langages où Copilot est activé proviennent
désormais de son assistant.
Autre territoire de conquête privilégié de l'IA générative : l'image. Celle-ci semble déjà
plébiscitée dans les travaux préparatoires à la création. Des graphistes
d'animation ou de jeux vidéo réalisent ainsi des « moodboards », ces
planches de références utilisées pour décrire le résultat attendu. Pour le
graphiste de pochettes d'album KSGraph, les prévisualisations générées par l'IA
« permettent au client de mieux se projeter qu'avec [ses] croquis ».
En publicité, l'usage est aussi
répandu pour les prémaquettes de campagnes, raconte Mme Toledano, tout en
précisant que la photo donne ensuite lieu à une prise de vue bien réelle. Les
studios d'animation ou de jeux vidéo internationaux interdisent aussi
l'utilisation d'éléments générés par l'IA dans les productions finales. L'IA
générative commence toutefois à s'immiscer
dans certaines phases de production : en publicité, elle permet de
modifier en temps réel des décors virtuels projetés en studio sur des écrans
numériques à 360 degrés. Ce qui évite le déplacement de toute une équipe sur un
lieu de tournage, parfois à l'autre bout du monde... Chez Slidor, une
entreprise qui enrichit les représentations graphiques PowerPoint de grandes
entreprises, la moitié des images sont aussi générées par l'IA. « Pour les illustrations cela
prend trois fois moins de temps avec
l'IA qu'avec un dessin à la main »
assure son co-fondateur.
Pour
le coprésident d'une agence publicitaire, certains prestataires produiront en
masse, à bas prix, des images pour des campagnes en ligne. Au risque de faire baisser la « valeur de la
création », pour les consommateurs et pour les artistes... Cette
inquiétude est moins présente dans le secteur des effets spéciaux, où « les
gens sont plutôt emballés », selon Gaël Honorez, de PresenZ. L'IA sert
aussi à automatiser des tâches fastidieuses, comme isoler puis faire
disparaître ou modifier les éléments non désirés dans une vidéo.
Un ami à exploiter
« Pré-écriture
d'un e-mail, premier essai pour une étude de marché, se faire passer pour un
consommateur pour préparer les questions d'un entretien ... »
Julien Rechenmann, fondateur d'une start-up en neuro-technologie à Toronto
(Canada), estime économiser « un
tiers » de temps de travail grâce aux IA génératives, vues comme un genre d'assistant. Chez
la PME Solidor, 75% des salariés utiliseraient ces outils pour créer des
comptes rendus de réunion, etc. L' « ami »
est parfois présenté comme un remède -partiel- au complexe de la page blanche,
permettant de générer des idées, pour écrire
un texte, voire un scénario.
« J'utilise ChatGPT au moins une fois par mois, explique le directeur
des ressources humaines d'une grande entreprise informatique. Je prépare des
communications aux équipes : projet de déménagement, événements ou
célébrations... »
Au-delà
des salariés isolés, l'IA générative a aussi commencé à se diffuser dans les
grands groupes. L'agence d'information Bloomberg a ainsi entraîné BloombergGPT
sur quarante années de dépêches et de données financières. Ce robot interne répondra aux questions des employés. « Nos conseillers
financiers peuvent lui demander de comparer nos analyses de la situation
d'Apple, Microsoft et IBM, ou de renseigner un client sur le statut des trusts
en Californie, etc. Avant cela, il leur aurait fallu cliquer sur plusieurs
documents puis les comparer », explique le responsable de l'analyse de
données de Morgan Stanley. Chez Cdiscount, les interfaces d'OpenIA servent à
classer les fiches produits envoyées par les vendeurs de la plate-forme, ce qui
aurait « divisé par deux les produits mal catégorisés ». L'IA
serait aussi prometteuse dans la
relation client : la Société générale cherche actuellement à recruter
une personne capable d'améliorer ses algorithmes « pour la
classification et l'extraction automatique d'informations dans des documents
scannés, l'analyse de verbatim clients pour détecter des thèmes récurrents, ou
encore le résumé automatique d'appels téléphoniques ». Cette dernière
fonction est également en test chez Bouygues Telecom. Et, à la Société
générale, l'IA sert aussi à analyser les « projets de contrats »
pour en « accélérer le traitement ».
L'IA
générative suscite une vaste offensive des géants des services en ligne dans le
cloud, l'informatique dématérialisée. Microsoft et Google vont bientôt déployer
des « assistants » d'IA générative dans leurs logiciels de
bureautique. Ceux-ci promettent de rédiger un résumé d'une réunion tenue en
visioconférences, des brouillons d'e-mails, de générer des présentations avec
des illustrations, ou encore de raccourcir des textes...
Révolution ou chômage ?
Quel
sera le gain de temps réel ? Comment éviter les erreurs que peuvent
commettre ces logiciels ? La plupart des personnes interviewées soulignent
la nécessité de « repasser derrière » le robot. L'IA
générative souffre aussi d'une « incertitude juridique », note
Bertille Toledano. Les craintes sur les
droits d'auteur sont réelles : l'agence Getty ainsi qu'un collectif
d'artistes ont déposé des plaintes contre deux entreprises, accusées d'avoir
entraîné leurs modèles sur des images sans autorisation. Certains réclament une
rémunération en compensation. Le débat est le même dans le code
informatique : des développeurs ont porté plainte contre Copilot.
L'autre
débat qui plane sur l'essor de l'IA générative est l'emploi : ces logiciels remplaceront-ils des travailleurs
dont les tâches auront été automatisées ? Plusieurs études sont
alarmistes : jusqu'à 18% des emplois dans le monde seraient menacés, selon
un rapport de la banque Goldman Sachs publié en mars. Premiers concernés :
les cadres et les postes administratifs. En parallèle, cherche à nuancer
l'étude, de nouveaux emplois apparaîtront, comme « ingénieur
d'assistance » ou « prompt engineer » (rédacteur
d'instructions pour les logiciels). Et la productivité augmenterait.
La
question de la qualité de l'emploi
se pose aussi. L'IA menacerait le sentiment de reconnaissance des
salariés : « Le risque, c'est de tolérer une qualité qui n'est pas
acceptable, affirme Yann Ferguson. Hors de la tech, il y a parfois un
sentiment de honte chez ceux qui utilisent l'IA : ils ont peur de ne plus
être méritants. »
A
long terme, l'intelligence artificielle générative va-t-elle vraiment engendrer
une « révolution » ? Les figures de la tech prédisent un
avenir presque sans limites pour l'IA en général. « C'est aussi fondamental
que la création du microprocesseur, de l'ordinateur PC, de l'Internet ou du
smartphone », a prophétisé Bill Gates, le fondateur de Microsoft. Le
PDG d'OpenIA, Sam Altman, imagine une « révolution comparable aux
révolutions agricole, industrielle et numérique ». D'autres, dont
l'ex-dirigeant d'OpenIA Elon Musk, estiment l'IA puissante au point d'être « dangereuse »
à terme pour l'humanité, et ont réclamé, par une lettre ouverte du 28 mars, une
mise en « pause » des recherches.
Julien
Chaumond, de Hugging Face, implanté en Europe mais aussi aux Etats-Unis,
compare, lui, cette vague d'innovations à « l'arrivée de l'informatique
de bureautique dans les années 1990 ». « Si on écoute la
Silicon Valley, l'IA va tout changer, voire entraîner la fin du monde d'ici à
deux ans. Alors qu'à Paris les gens ont à peine entendu parler de ChatGPT... La
vérité est probablement entre les deux », pense-t-il.
En
fait, il semble bien, pour une minorité de dominants, qu’amener les êtres
humains à penser par eux-mêmes coûte trop cher. Après avoir dépouillé les
artisans, les ouvriers professionnels, de leur savoir-faire en parcellisant, en
divisant les tâches, en automatisant certaines d’entre elles, le capitalisme
promet de nous asservir davantage : « Ne vous souciez plus de penser
par vous-mêmes, nous allons penser à votre place à l’aide de logiciels. Demain,
l’être humain, mis à part une minorité d’instructeurs pour logiciels nécessaire
pour faire fonctionner le système, sera privé de la pensée.
Stéphanie
Roussillon