Vers un
nouvel ordre mondial ?
La
guerre en Ukraine a révélé les stratégies d’alliances ou d’évitement,
s’exerçant au niveau mondial et plus particulièrement, celles menées par la
Chine. Passée du statut « d’atelier du monde » à celui de médiateur
entre les puissances proche-orientales, eurasiatiques, voire africaines où elle
réalise des investissements structurels importants, la Chine semble vouloir
s’imposer face aux Etats-Unis qui la provoquent en mer de Chine ou à Taïwan. On
assisterait donc à l’émergence des contours d’un monde multipolaire redessinés
dans lequel les Etats-Unis perdraient de leur superbe ?
Les
Etats-Unis, maîtres du monde ?
L’ordre
mondial actuel s’est construit sur les décombres de l’Europe après la guerre. Pour
les Etats-Unis, il s’agissait de reconstruire l’Europe mais surtout de se positionner pour le siècle à venir. En juillet
44, 44 nations réunies à Bretton-Woods, créent un nouveau système monétaire et
financier mondial, instituant le dollar comme seule monnaie d’échange et des
« outils » pour mettre en œuvre la domination étatsunienne : Banque
Mondiale, FMI, GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce),
visant à réduire les « obstacles » au commerce des marchandises :
50 ans plus tard, en 1995, l’OMC le remplace et élargit le libre-échange aux
services et aux droits de la propriété intellectuelle.
Entretemps,
dès 1948, le plan Marshall distribuait des prêts pharamineux aux pays européens
et les tenait en dépendance étatsunienne, en investissant dans tous les domaines
et notamment les recherches technologiques, l’industrie militaire. Ainsi, l’Europe
finançait indirectement la prospérité états-unienne, face à l’URSS communiste,
seul contrepoids idéologique qui disparaît en 1991. Les Etats-Unis, dès lors,
peuvent façonner le monde selon leurs intérêts, entretenir les relations
stratégiques avec qui les sert, contrôler les grands passages maritimes et
d’échanges. « L’ordre » règne. Les Etats-Unis dictent la politique
économique et financière. Les cerveaux sont à l’Ouest, les bras sont en Chine, « l’atelier
du monde » dispose d’une main d’œuvre nombreuse, laborieuse et peu chère.
Mais,
dès le début des années 2000, les évènements qui se produisent, vont façonner différemment
le visage du monde, sans toutefois renverser l’ordre établi. Poutine, devenu
président de la Russie, prétend reconstruire la sphère d’influence soviétique ;
le 11 septembre 2001 et la déclaration de guerre des Etats-Unis pour
« combattre le terrorisme » au Proche-Orient, laissent la Chine dans
l’ombre et pendant que les « maîtres » du monde s’embourbent en Irak
et en Afghanistan, la Chine, elle, investit dans tous les domaines,
technologiques, scientifiques, mathématiques pour développer ses « nouvelles
routes de la soie » avec l’objectif de sillonner le monde et de commercer
jusqu’en Afrique. Elle est désormais en capacité de rivaliser avec les USA en
matière de haute technologie, d’organiser des cyber-attaques. Elle a développé des
compétences réelles en matière de conquête de l’espace et, avec la Russie, elle
domine le commerce de l’atome. Elle a acheté, notamment, 2 EPR européens, des
réacteurs russes et américains, qu’elle a sinisés. Les transferts de
technologies et achats de brevets lui ont permis de disposer de sa propre
capacité de production. Ainsi, début 2023, sur 59 réacteurs en construction
dans le monde, 43 sont de technologie russe ou chinoise. Entre 2010 et 2023, seul
l’Empire du milieu a été en mesure de faire sortir de terre entre 3 et 7
réacteurs par an.
Certes,
l’armée US est toujours la plus puissante du monde mais la Chine est sortie de
son rôle « subalterne ». En 20 ans, elle est devenue l’adversaire
principal des Etats-Unis sur le plan économique, financier, commercial,
technologique. La Chine prête aujourd’hui plus d’argent dans les pays en
développement que la Banque Mondiale.
Est-ce
pour autant que la Chine est devenue hégémonique ?
La Chine
tisse sa toile diplomatique et commerciale
Depuis
début 2000, elle entretient des relations avec les pays de la zone proche-orientale, et
notamment avec l’Arabie Saoudite (qui contrôle 80 % du pétrole du Moyen Orient).
L’Arabie Saoudite étant le premier fournisseur de pétrole de la Chine - et le
Qatar, le 1er pour le gaz - on comprend l’intérêt du rapprochement.
Entre 2002 et 2022, les investissements chinois ont représenté 106.5 milliards
de dollars en Arabie Saoudite, 100 milliards au Koweït et 64 milliards aux
Emirats Arabes Unis.
La
Chine fréquente ceux que les Etats-Unis considèrent comme les
« parias » du monde et notamment l’Iran. Après deux années de
discussion, Arabie Saoudite et Iran,
sous médiation chinoise, ont décidé, le 10 mars dernier, de rétablir des relations diplomatiques,
interrompues depuis 20 ans. Un pavé dans la mare US, que Biden tente de
minimiser en fanfaronnant : « Il
n’y a rien à voir, mes amis ». C’est pourtant la 1ère fois
que Pékin pilote un accord international et se mêle des affaires du Proche
Orient, domaine réservé US, depuis plus de 70 ans ! (1)
Pas
de triomphalisme, la Chine n’affiche pas de volonté hégémonique territoriale.
Elle avance ses pions et « attend son heure ». Son ambition est de
redevenir la Chine impériale qu’elle fut
jusqu’au début du 20ème siècle. Et pendant que les USA montrent
leurs muscles en installant 830 bases militaires dans le monde, la Chine, elle,
préfère, créer 830 comptoirs commerciaux. Et pour fluidifier les relations
commerciales, elle affiche les principes de non-ingérence dans les affaires
intérieures des autres pays, ce qui lui permet, par exemple, de « fermer les
yeux » sur l’assassinat du journaliste opposant Khashoggi, et, en même
temps, à l’Arabie Saoudite de ne pas condamner la répression des musulmans
Ouigours.
Entre
l’Arabie Saoudite et l’Iran, les représentations diplomatiques ré-ouvrent, les
vols aériens reprennent, les visites
bilatérales et la délivrance des visas (pour le pèlerinage à la Mecque,
notamment) redeviennent possibles. Rien ne dit que l’accord du 10 mars survivra
aux tensions géopolitiques de la région (Syrie, Israël, Palestine, Liban…). Mais
Pékin a réussi la première négociation et le Conseil suprême de sécurité nationale
iranien a accepté les exigences saoudiennes, à savoir : que cessent les
attaques contre les installations pétrolières du Royaume et que l’Iran mette
fin aux livraisons d’armes aux rebelles houtis ouvrant la porte à des
négociations de paix au Yémen.
La
reprise des relations Arabie Saoudite/Iran, sont les prémices de la nouvelle
stratégie saoudienne, déterminée à s’insérer dans un monde multipolaire,
succédant à la toute-puissance US, ce qui fait dire à MBS (Mohamed Ben Salman),
visant indirectement les USA : « Nous
sommes des alliés, pas des laquais ». Xi Jinping et MBS ont annoncé un
partenariat qui fait le lien entre le projet chinois des routes de la soie et le projet saoudien Vision 2030 destiné à penser l’après-pétrole.
Des
alliances de circonstances et des coopérations se constituent
Hors
de l’influence US, est née, en 2001, l’organisation de coopération de Shanghai
(OCS) pour développer la coopération économique et commerciale dans l’espace eurasiatique. Le « groupe
de Shanghai » (Chine, Russie,
Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Inde, Pakistan et, depuis 2021, Iran) représente 40 % de la
population mondiale, 20 % des ressources de pétrole, 40 % du gaz naturel et du
charbon et 30 % de l’uranium. Sont membres observateurs Mongolie, Biélorussie. Turquie, Azerbaïdjan et Turkménistan ont été
invités au Sommet de Samarcande en septembre dernier. Cette organisation ne
peut être ignorée ; elle se développe et entend peser dans les stratégies
commerciales et économiques.
De
la même manière, s’est constitué en 2009, à partir de4 puis 5 pays les BRICS comptant Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud qui se réunissent en
sommets annuels et ont l’ambition d’être un contrepoids face à la domination
étatsunienne. Arabie Saoudite,
Egypte, Turquie, Emirats Arabes Unis, Indonésie, Argentine, Mexique et
plusieurs pays d’Afrique veulent y adhérer. En 2023, ce groupe représente 42 %
de la population de la planète et 31.5 % du PIB mondial ; il a dépassé les
30.7 % du PIB mondial du G7 (USA, Japon, Allemagne, Royaume Uni, Italie, France).
Les BRICS entendent s’émanciper de la tutelle du dollar. Lula, en visite à
Pékin récemment, a défendu la création
d’une monnaie commune pour les échanges entre les pays, afin d’enclencher
la dédollarisation du monde. Les
Etats-Unis, même s’ils restent en tête avec un PIB de 24 796 milliards de
dollars en 2022, suivis par la Chine à 19 000 milliards puis l’UE,
15 810 milliards, peuvent s’inquiéter de ces alliances qui leur échappent.
L’Iran souhaite intégrer le groupe des BRICS et, depuis son élection en 2021,
l’ultra-conservateur Raïssi a entrepris des discussions pour un partenariat avec Poutine. Un accord de
coopération entre Gazprom et la compagnie pétrolière iranienne est annoncé, des
marchandises russes peuvent franchir la frontière iranienne par le Kazakhstan
et le Turkménistan. Russie et Iran, relativement isolés sur le plan
diplomatique international, sont « condamnés à s’entendre » : l’Iran
a vendu des drones à Moscou, 100 millions de munitions de petit calibre et
300 000 obus d’artillerie. En échange Téhéran compte sur les missiles et
avions de combat russes. Les deux pays coopèrent en matière de politique
spatiale et ont lancé, avec une fusée Soyouz depuis Baïkonour au
Kazakhstan, un satellite d’observation iranien, de conception russe. La guerre
permet des rapprochements qui n’auraient pu être envisagés il y a une
dizaine d’années, et si la Russie ne s’est pas effondrée suite aux sanctions,
c’est qu’elle peut les contourner. L’expérience
de Téhéran en la matière semble avoir inspiré Moscou, tous deux s’en remettent
dorénavant à des acteurs du Golfe (Emirats Arabes Unis notamment) pour
réexporter du brut sous un autre pavillon. Les Russes usent de techniques
iraniennes, comme éteindre les traceurs des navires ou effectuer un transfert de
tanker à tanker en pleine mer. Ces « flottes fantômes » propriété
d’entités offshore opaques auraient permis à Moscou d’exporter 9 millions de
barils de pétrole au mois de janvier contre 3 millions en novembre.
Ces
alliances de circonstances réaniment d’anciens projets enterrés, comme celui du
corridor « des cinq mers » (mers d’Azov, Baltique, Blanche, Caspienne
et Noire) de Pierre le Grand censé quadriller la Russie pour faire d’elle un
centre du commerce mondial. Ce réseau de transport Nord-Sud (par routes
maritimes, ferroviaires et terrestres), reliant Russie, Iran et Inde,
permettrait aux Russes de faciliter des débouchés
en Asie du sud-est (et en Inde notamment), tout en limitant l’influence
grandissante de la Turquie en Asie centrale et dans le Caucase du sud.
Un
autre poids lourd potentiel, permettant à la Chine et ses alliés d’étendre leur
influence commerciale dans la zone eurasiatique c’est l’Inde (membre de l’OCS et des BRICS). Pays le plus peuplé de la
planète : 1.417 milliards d’habitants (1.7 milliard en 2060), devançant la
Chine (1.412 milliards), les USA (338 millions), l’Indonésie (275
millions) ou le Pakistan (234 millions), il est aussi très jeune (40 % ont
moins de 25 ans), masculin et très inégalitaire. L’Inde doit cependant faire
face à d’importants défis : des emplois en suffisance pour les jeunes (1
million, chaque mois, entre sur le marché du travail), du travail pour les
femmes (20 % seulement ont accès à l’emploi), diversification des emplois, hors
agriculture (qui emploie 41.5% des
actifs) et combat contre la pauvreté (800 millions de pauvres). Il doit aussi assurer
un développement soutenable et faire face au défi climatique dans ce pays où
7 500 kms de côtes sont soumises à l’élévation du niveau de la mer.
Ces
pays veulent prendre leur place dans l’ordre mondial pour faire contrepoids à
la suprématie occidentale et seraient prêts à s’émanciper du dollar américain.
La fin du
dollar roi ?
La
monnaie de l’oncle Sam suscite de plus en plus de défiance, plus grande encore
depuis la guerre en Ukraine et les sanctions contre les Russes, restreignant la
possibilité de commercer avec le dollar et les bannissant du système de
messagerie Swift, passage obligé pour les transactions financières mondiales.
Les Etats-Unis ont suscité la réaction hostile de la Russie et de ses alliés,
mais aussi la méfiance d’une grande partie des pays de la planète qui
commercent et épargnent avec le dollar. Cela amplifie la volonté de
dédollarisation du monde. les membres de l’OCS, lors de leur dernier Sommet à
Samarcande, ont défini une feuille de route visant à « l’augmentation progressive de la part des
monnaies nationales dans les transactions mutuelles ». Il s’agit de
constituer une alliance capable de défier l’Occident. Les pays subissant des
sanctions internationales ont souhaité privilégier les paiements en monnaie
nationale : en janvier, la banque centrale iranienne a signé un accord
avec la banque centrale russe visant à connecter leurs systèmes nationaux de
communication et de transferts interbancaires. La Chine prévoit de payer ses
achats de pétrole avec le yuan qu’elle adossera à l’étalon or ; la Russie
s’aligne sur le yuan chinois et les monarchies de l’Opep envisagent l’idée de
tourner le dos au système des pétrodollars. Le bloc des Brics, quant à lui,
plus riche en PIB que les pays du G7, a décidé de mettre en place un processus
de création d’une nouvelle monnaie de réserve adossée à un panier de devises
des 5 pays membres. Un nombre important de pays (50 ?) semble vouloir les
rejoindre. La guerre économique est déclarée qui pourrait induire la
redistribution des rôles sur l’échiquier géopolitique mondial.
>>><<<
Xi
Jinping semble être passé maître en médiation, au grand dam de l’Occident qui
doit désormais composer avec cette nouvelle puissance se retournant contre ceux
qui l’avaient cantonnée au rôle d’atelier du monde. Pour autant, les Etats-Unis
ont des alliés dans le Pacifique et l’on voit déjà s’agiter des propos
guerriers, des manœuvres militaires, des provocations de part et d’autre ou
encore le retour au protectionnisme. Ainsi, fin 2022, l’entreprise chinoise
YMTC, fabricant de puces mémoires, des semi-conducteurs indispensables au
fonctionnement des objets connectés (ordinateurs, smartphones et quantité
d’appareils électroniques), a dû revoir à la baisse son ambition de leader
mondial, Washington ayant annoncé des restrictions drastiques à l’exportation
des semi-conducteurs de pointe au nom de la « sécurité nationale ».
YMTC et tout le secteur de semi-conducteurs est visé et les sociétés
américaines doivent obtenir une licence pour vendre à des entreprises
chinoises. On attend la réaction chinoise qui possède 80 % des terres rares
nécessaires à la production des nouvelles technologies…
L’UE,
dans cette bataille à la suprématie est inexistante. Et Macron, l’auto-proclamé
« maître des horloges » lors de de sa visite-éclair à Pékin, à défaut
de pouvoir nous faire croire qu’il pèse - si peu que ce soit - face à maître
Xi, ne parvient pas à maîtriser le bruit des casseroles !
L’ordre
mondial est en mouvement, les plaques tectoniques vont s’entrechoquer. Pour
autant, l’on assiste à des batailles entre puissants pour sauvegarder leur
suprématie, ne se souciant aucunement des peuples qui en Afrique, en Asie ou
ailleurs, subissent les dégâts de la croissance à n’importe quel prix. La pauvreté
et les dérèglements climatiques, auxquels les actuels ou prochains
« maîtres du monde » répondent en multipliant des projets
pharaoniques, sont toujours plus dévastateurs pour l’Homme et la Nature.
Odile
Mangeot
le
24.04.2023
(1)
le Monde Diplomatique, avril 2023, Pékin, faiseur de paix ? de Martine
Bulard et Akram Belkaïd