Les migrations d’aujourd’hui. Comprendre.
Comme je l’avais promis à quelques-uns
des membres du CADM70 (1), les notes qui m’ont servi lors de la conférence
tenue au cours du Forum des Migrants sont ci-dessous retranscrites afin
qu’elles puissent servir à toutes et à tous. C’est là, me semble-t-il, une
contribution pour comprendre afin d’agir en faveur de celles et ceux qui sont,
pour l’essentiel, victimes de la guerre et de la misère.
Ce qui suit est centré sur les
migrations en Europe et ne saurait donc être un tour complet de la question.
Ainsi, ne sont pas évoquées les migrations, en son sein, du continent
américain, en Asie ou encore en Australie. Est omise également une dimension
qui, dans les années à venir, risque d’être prépondérante, à savoir les facteurs
climatiques : catastrophes, sécheresse, montée des eaux… Il s’agit donc de
cerner les origines de la « crise migratoire » affectant l’Europe (I),
la répression et l’exploitation dont sont l’objet les exilés (II) et enfin de
se poser la question du que faire pour être le plus efficace en leur faveur (III).
En préambule, pour poser les termes du
débat, quelques définitions assorties d’une contextualisation entre hier et
aujourd’hui m’ont semblé nécessaires.
Préambule
Les
mots sont importants. Les médias entretiennent souvent des confusions
qui obscurcissent la réalité dont on parle. Ainsi parler de réfugiés laisse entendre que tous les
migrants ont trouvé un refuge, qu’ils sont à l’abri des persécutions et de la
misère. C’est loin d’être le cas. De même employer le terme de demandeurs d’asile, c’est ignorer tous
ceux qui, pour diverses raisons
réglementaires propres à chaque pays, ne peuvent bénéficier de ce lieu de paix,
de calme, de sérénité leur conférant une sorte d’immunité contre leurs oppresseurs.
La notion de migrants se veut plus
neutre mais elle peut entretenir des confusions (migrants saisonniers,
travailleurs détachés au sein de l’UE), voire être instrumentalisée par
l’extrême droite (« invasion » migratoire). Si le terme de sans-papiers renvoie surtout à la non-reconnaissance
par l’Etat qui devrait leur octroyer un statut, il est perçu également de
manière péjorative : identités à contrôler pour les régulariser ou les
expulser. Encore plus négative, la désignation des « migrants » comme
clandestins, les désignant comme des
illégaux à débarquer, à traquer aux fins d’expulsion. Les nominations les plus
adéquates, pour cerner la réalité d’aujourd’hui, seraient d’employer à leur
égard les termes exilés et errants. Exilés de leur pays, en raison
de situations tragiques insupportables, ils sont en errance, égarés, perdus, cherchant un lieu où ils pourraient se
reconstruire. Enfin, le terme expatriés,
positif celui-là, n’est jamais employé à propos des migrations faisant la une
des médias, et pour cause... il renvoie uniquement à la réalité de ceux qui quittent
leur patrie volontairement et désigne les migrants européens. Ce phénomène n’est
pourtant pas anodin. Ils représentent 21 millions de personnes qui résident en
et hors de l’Europe et ce, sans compter les Français qui pour des raisons de
surpaie sont ces métropolitains qui exercent différents métiers dans les
confettis de l’ancien empire colonial (les Antilles, la Nouvelle Calédonie…),
voire ceux qui entretiennent dans le pré-carré africain la tutelle néocoloniale
française.
L’autre idée fausse, dont il faut se
défaire, consiste à penser que les migrations seraient un phénomène nouveau. Il y a toujours eu des migrations :
avant la découverte de l’agriculture et de l’élevage, les populations étaient
essentiellement nomades. Les migrations se sont ensuite stabilisées sans pour
autant disparaître d’autant que jusqu’au 15ème siècle, le problème
ne se posait pas dans la mesure où n’existaient pas de frontières. Ce n’est
qu’au 16ème siècle que le mot frontière prend son sens actuel avec
la naissance de l’Etat-nation. C’est surtout la dynamique propre au
capitalisme, d’abord marchand, colonisateur, puis industriel qui va accentuer
les migrations forcées comme au temps de l’esclavage ou de la colonisation en
recourant à une main d’œuvre plus malléable pour des raisons économiques
avérées. Ainsi, en France, des migrations de Belges, d’Italiens, de Polonais, d’Espagnols
et de Maghrébins se sont succédé. Sans oublier lors de la guerre 14-18, l’emploi comme bêtes de somme ou chair à
canons des Sénégalais ou des Indochinois. Les périodes de reconstruction d’après-guerres
(14-18 et 39-45) ont accru ces phénomènes migratoires, assurant ainsi le
redécollage économique et les fameuses « 30 Glorieuses ».
Aujourd’hui, à l’époque de la
mondialisation libérale, autrement dit de la domination du capital financier
sur les secteurs industriels et commerciaux, ce sont les usines de main d’œuvre
qui se sont déplacées dans certains pays du Sud, l’économie des pays centraux
étant caractérisée par la stagnation économique et la crise survenue en
2007-2008 (2). Pour les classes dominantes, les migrations provoquées (voir
plus loin) ne sont pas souhaitées, en raison du chômage et de la précarisation
du travail, à l’exception de l’Allemagne pour des raisons essentiellement
démographiques.
I – Origines et causes de la crise migratoire
d’aujourd’hui
Avant les années 75-80, les migrants comme
les boat-people ou les dissidents « soviétiques », qui fuyaient les
systèmes oppressifs, étaient accueillis à bras ouverts : ils choisissaient
la « liberté ». Ce n’est plus le cas. Des évènements ont bouleversé
l’ordre du monde, surtout à partir des années 80. Le modèle keynésien-fordiste
est entré en crise (2) ; pour tenter de la surmonter, un nouveau modèle
économique s’est mis en place à coups de déréglementations financières,
économiques et sociales. Un capitalisme financiarisé (3) s’est installé,
rappelant celui qui était dominant avant la grande crise de 1929-30.
L’effondrement du système dit soviétique a ouvert de nouveaux marchés pour
l’extension du « pur » capitalisme essentiellement dans les pays dits
du bloc de l’Est. Cette contextualisation serait insuffisante si on omettait la
succession de trois séquences historiques qui, conjuguées, ont ouvert la voie à
l’affaiblissement de la « mondialisation » sous l’égide des Etats-Unis.
La
première
séquence fut celle, assez brève, de la superpuissance US. Ce fut celle de la
tentative de remodeler le monde, y compris l’ex-Union soviétique d’Eltsine. Les
révolutions « orange » à l’Est de l’Europe, les privatisations
sauvages, en attestent. Ce fut celle également, sur fond de faillite et de démembrement
des nationalismes issus de la décolonisation et de l’effondrement de la
Yougoslavie, du retour des guerres et des invasions étrangères. Dans la mesure
où elles étaient menées sous le drapeau de la démocratie de marché face à des
kleptocrates, dictateurs, elles ont pu recueillir, en Occident, une opinion
favorable. L’enjeu réel consistait en fait à s’accaparer les matières premières
et à disposer d’une main d’œuvre bon marché. Ces nouvelles conquêtes ont même
était théorisées sous l’appellation de « destruction créatrice ».
La
deuxième
séquence, suscitée par les délocalisations favorisées par la libre circulation
des capitaux et des marchandises, fut la montée en puissance de pays dits
émergents profitant de leur industrialisation et des résistances à la
domination impériale US. En fait, ce fut le surgissement à la fois
d’impérialismes secondaires (Chine, Russie, Iran, Turquie) et de pays tentant
de mener des politiques détachées de l’emprise des Etats-Unis, de l’Europe et
des institutions financières mondiales (FMI, Banque Mondiale), notamment en
Amérique latine (Venezuela, Equateur, Bolivie…). Dès lors, le déclin relatif de
la suprématie des Etats-Unis est apparu, particulièrement lors du gouvernement
Bush fils.
La
troisième
séquence est étroitement liée aux effets de la mondialisation financière. Elle
a tout particulièrement affecté les pays du Sud les plus fragiles et ceux qui
ont appliqué des politiques néolibérales. Il s’agissait pour les classes
dominantes de ces pays d’attirer les capitaux et les transnationales (Zones
dites franches, sans impôts…) tout en recourant à l’endettement fortement conseillé.
Mal leur en prit. On assista à une suite de crises dites d’endettement (4)
(mexicaine en 1995, asiatique en 97-98, russe en 98, brésilienne en 99, turque
en 2000, argentine en 2001). Les remèdes appliqués à coups de plans
d’ajustement structurels pour rembourser les créanciers inaugurent une nouvelle
phase, celle du délitement d’Etats-nations fragiles issus de la décolonisation.
A rebours, elle invite les Etats occidentaux à s’ingérer militairement pour y
maintenir un ordre contesté ainsi que des élites corrompues. Enfin, la détresse
des populations, la marginalisation des idées progressistes favorisent l’essor
des idéologies millénaristes archaïques et barbares.
Au vu de ce qui précède, il n’est
guère douteux que la « crise migratoire » dont parlent les médias
renvoie essentiellement à deux grands facteurs explicatifs.
Premier
facteur explicatif : la succession de guerres meurtrières
Au risque d’être succinct (5) dans les
rappels, force est de constater que l’énumération qui suit n’est pas sans conséquences :
-
guerre
en ex-Yougoslavie face à la montée du nationalisme guerrier serbe. Intervention
de l’OTAN privilégiant l’écrasement sous les bombes aux accords dits de
Rambouillet. Mensonge médiatique de l’opération dite fer à cheval comme prétexte, ce qui n’excuse en rien les volontés
génocidaires de l’autre partie
-
guerre
Iran-Irak : feu vert donné à Saddam Hussein par les Etats-Unis pour punir
l’Iran de Khomeiny et affaiblir ces deux nationalismes jusqu’à leur implosion
(théorisée par Kissinger), vente d’armes aux deux belligérants dont des exocets
de la France à l’Iran
-
puis
les deux guerres du Golfe contre l’Irak de Saddam Hussein et l’invasion de ce
pays en opposant les chiites aux sunnites, jusqu’à favoriser de fait l’ingérence
de l’Iran… Si le complexe militaro-industriel des USA y a trouvé son
compte, force est de constater que les buts de guerre des Bush ne furent pas
atteints (exploiter le pétrole, s’assurer un gouvernement inféodé permettant de
stabiliser la domination US). Tout au contraire, le pays déchiré a vu surgir Al
Qaida puis l’Etat Islamique s’appuyant sur la marginalisation des sunnites exclus
de l’appareil d’Etat…
-
Les
politiques néo-libérales mises en oeuvre dans les pays arabes sous l’égide de
kleptocrates ont donné le coup d’envoi de la révolte. Les « printemps
arabes », s’ils ont fait sauter des dictateurs (Ben Ali en Tunisie,
Moubarak en Egypte), se sont vite trouvés pris en étau entre deux
barbaries : les forces islamiques et l’Etat profond de ces pays. L’hiver
arabe fut une succession de répressions qui, à l’exception de la Tunisie,
enferment les peuples dans la misère et les exactions de toutes sortes. Reste
pour s’en protéger la fuite ou le refuge dans des camps. Si l’intervention militaire
de l’Arabie Saoudite au Bahreïn a été très peu médiatisée, assurée qu’elle
était de la complaisance des puissances occidentales, il n’en n’a pas été de
même pour l’intervention militaire en Libye puis en Syrie où la barbarie a
atteint des sommets inégalés. On ne serait pas exhaustif si l’on omettait les
guerres russes en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine sur fond de rivalité
russo-américaine. Et que dire de celle qui, à
bas bruit, depuis des années ravage le Congo. C’est peut-être la plus
meurtrière (4 millions de morts). Sa raison d’être est celle de guerres par
procuration menées par des seigneurs de la guerre, armés en sous-main par différentes
puissances, qui recourent à des enfants soldats drogués, contractualisant leurs
méfaits avec des compagnies commerciales et des multinationales. De fait, il
s’agit de préserver en toute impunité des exploitations illégales de ressources
minières (coltan, cuivre, or, diamants, cobalt). Quant à la France de Sarko-Hollande,
elle n’hésite nullement à intervenir militairement pour maintenir en orbite son
pré-carré africain (Côte d’Ivoire, Mali, Centrafrique).
Justifications
politiques et médiatiques des buts de guerre
Comme à l’époque de la colonisation,
les buts de guerre et d’invasion sont toujours présentés au nom de nobles
causes. Pour les Bush, il s’agissait, non seulement de remodeler le grand
Moyen-Orient afin d’y importer la « démocratie » occidentale, mais
surtout de protéger les peuples, voire le monde, des agressions possibles du ou
des dictateurs non assujettis à l’ordre américain. Les médias-mensonges furent
amplement utilisés à cet effet jusqu’au sein de l’ONU : armes de destruction
massive, 3ème armée du monde à la disposition de Saddam Hussein.
L’apparition d’Al Qaida puis de l’Etat islamique donnèrent droit à des
qualificatifs de bonne cause : guerre contre le terrorisme alors que les
interventions US l’avaient largement suscité (1ère guerre du Golfe,
éviction des sunnites en Irak), guerre pour la paix, guerres de civilisation,
guerres humanitaires…pour faire cesser de soi-disant guerres ethniques.
Lesdites « crises
migratoires » sont donc largement l’effet boomerang des guerres, ces
interventions extérieures qui déchirent le tissu social de nations fragiles en
formation. La décision de les mener révèle qu’un nouveau partage du monde est à l’œuvre et provoque en retour face
aux impérialismes concurrents une nouvelle course aux armements. Toutefois, si
aujourd’hui, ces guerres prennent une telle ampleur, c’est sous l’effet d’au
moins deux réalités majeures surgies à la suite de la période (dénommée) de
décolonisation. En fait, pour contenir les mouvements de libération nationale,
les empires coloniaux ont octroyé une autonomie relative à nombre des pays sous leur férule tout en y plaçant leurs hommes
et en favorisant, téléguidant des coups d’Etats lorsque les chefs de
gouvernement avaient l’audace de remettre en cause leur réelle dépendance. De
surcroît, les nationalistes du Tiers-Monde se sont très rapidement transformés
en dictateurs, voire en kleptocrates patrimoniaux. Cette tendance s’est
accélérée avec les plans d’ajustement structurel imposés pour résorber
l’endettement de ces pays et détruire le peu de services publics existants.
Ajoutons encore que la réalité du découpage territorial imposé par l’ordre colonial,
a créé des Etats largement artificiels, amalgamant des peuples différents pour
qui les frontières n’avaient, pour le moins, guère de signification. Enfin,
dans certains pays, la démographie « galopante » a enclenché des
conflits d’usage de la terre entre les agriculteurs et les éleveurs qui furent
instrumentalisés (Rwanda). Ainsi, lorsque l’intervention militaire étrangère
s’immisce dans ce tissu social conflictuel pour y maintenir des autorités
soumises à leur protecteur, elle engendre le chaos. L’effet d’enchaînement est
assuré afin que les apprentis sorciers occidentaux maintiennent leur
« paix armée », d’autant que sans perspectives progressistes, le
terreau social décimé est propice à l’éclosion de bandes millénaristes à
caractère ethnique et religieux.
Deuxième
facteur explicatif : la mondialisation néocoloniale
Comme souligné ci-dessus, la faillite
des nationalismes tiers-mondistes et, pour partie, la copie d’un modèle
bureaucratique imitant l’exemple « soviétique » ont suscité
l’émergence de régimes despotiques. L’effondrement de l’URSS a ouvert la voie
(tout comme la déréglementation des marchés) à un mode de développement tourné
vers l’extractivisme et l’exportation de matières premières. L’endettement des
pays du Sud les a contraints à recourir à l’emprunt massif puis, par effet
retour, lorsqu’ils ont été incapables d’honorer leurs créances, à une nouvelle
dépendance néocoloniale. L’imposition des monocultures d’exportation (cacao,
café, biocarburant) et l’expropriation des petits paysans ont non seulement
fermé la voie à l’autosuffisance alimentaire mais surtout provoqué l’exode des ruraux
vers d’énormes bidonvilles (5) ainsi que l’importation de produits agricoles
subventionnés en provenance des pays européens, états-uniens, chinois.. Ne
reste dans ces conditions de misère aggravée sur fond souvent de catastrophes
climatiques comme la sécheresse, que l’exil vers des pays a priori plus
protecteurs. Ces migrations de la faim
et du sous-développement sous dépendance risquent de s’amplifier sous l’effet
de la mise à mal de l’écosystème. Il
faut toutefois préciser que ce ne sont pas les plus démunis matériellement et
intellectuellement qui s’aventurent à rejoindre l’Europe. Ceux qui parcourent
nombre de pays pour y parvenir ont, pour certains, fait des études et, pour
d’autres (voire les mêmes), bénéficié de l’épargne de leurs familles espérant
en retour leur apporter une aide financière aléatoire. Quant au plus grand
nombre en situation de survie, ils émigrent dans des pays limitrophes (voir
ci-après). Pour le dire plus crûment, comme Jean Ziegler, « L’hypocrisie de Bruxelles est détestable ; d’une part,
l’Europe organise la famine en Afrique et de l’autre, elle criminalise les
exilés de la faim ».
Les
justifications idéologiques néocoloniales
Il faut le culot d’un Sarko pour
affirmer que les Africains ne seraient pas sortis de la préhistoire et seraient
responsables de leurs malheurs : en tout état de cause, ces phénomènes
migratoires suscitent la peur des dirigeants occidentaux qui ne savent que
faire vis-à-vis de ce que leurs politiques ont généré. Et cette peur, ils
entendent largement la faire partager par l’opinion afin de justifier des
politiques de refoulement répressif.
Il s’agirait donc de se protéger
contre « l’invasion migratoire », en s’appuyant sur la peur de
l’autre, inassimilable. L’extrême droite va plus loin en agitant le risque de
« grand remplacement », celui de la substitution du peuple (français)
par celui de populations étrangères. Bref, pour le sens commun, bientôt « nous ne serons plus chez nous ».
Dans le même esprit d’éviction et de tri, il faudrait faire la distinction
entre les chrétiens et les musulmans pour conserver « notre »
identité judéo-chrétienne.
C’est dire que la « crise des
réfugiés » engendre des politiques des plus régressives, tout comme un nouveau
marché des plus lucratifs.
II – Répression et business
Précisons, comme annoncé, que ce sont
surtout les pays du Sud qui accueillent
le plus de migrants et non l’Europe.
Les chiffres sont éloquents : selon l’ONU, on compte 200 millions de
migrants dans le monde et 80% des flux migratoires s’effectuent au sein d’un
même continent ; ils concernent d’abord l’Asie (près de 50%) puis l’Afrique
(29%). Quant aux demandes d’asile, 90% d’entre elles s’effectuent dans les pays
frontaliers. S’agissant de la « crise migratoire » récente provoquée
par les guerres au Moyen-Orient, les comparaisons sont instructives : le
petit Liban « accueille » 1.2 million de « réfugiés », la
Jordanie plus de 800 000, la Turquie 3 millions, le Pakistan 1.6 million,
l’Iran 85 000, et l’ensemble des pays européens 1.23 million. L’accueil
est un mot qui se réduit de fait à l’entassement, pour l’essentiel, dans des
bidonvilles ou des camps où sont regroupés ces « indésirables ».
Derrière la façade humanitaire, c’est toute une politique répressive qui est à
l’œuvre, notamment en Europe sous la forme d’externalisation et de
sous-traitance. Les accords entre Etats et les législations qui se sont succédé
sont parlants.
Les
accords entre Etats
Il y eut d’abord les précédents
marocain et libyen. L’Espagne, l’Italie, la France ont financé la mise en œuvre
dans ces pays de centres de rétention. Le Maroc, par la loi du 26 juin 2003, a
criminalisé l’immigration, les contrevenants subissant des peines de 1 à 6 mois
de prison assortie… d’une amende de 300 000 euros. Notre « ami le
roi » (6) a poussé le zèle en édifiant des murs à la fin des années 90 à
Ceuta et Mellila afin que les migrants ne puissent accéder à ces enclaves
espagnoles. Financés par l’Union européenne, ces murs « anti-intrusion »
de 6 à 7 mètres de haut, qui sont
néanmoins franchis, sont gardés par la police marocaine et 650 agents de la
guardia civile. En août 2005, l’inhumanité a été portée à son comble : 535
migrants ont été expulsés du Maroc,
« déchargés » en plein désert à la frontière mauritanienne. L’affaire
ne fut connue que par les témoignages de la dizaine de survivants.
Les accords Schengen en 1986 ont
officialisé l’externalisation des migrants surtout lorsqu’ils ont été couplés
avec les accords de Dublin, obligeant le traitement du droit d’asile par le
pays d’entrée en Europe. Le poids de ces mesures reposant par conséquent
surtout sur l’Italie, l’Espagne et la Grèce. Moins connue, la rencontre des ministres
de l’UE avec les dirigeants de la Corne de l’Afrique (Somalie, Soudan,
Ethiopie) aboutissant aux accords de Khartoum (2014) particulièrement iniques,
démontre que s’institue une Europe forteresse à mille lieues des proclamations
humanistes. Les dictateurs des pays susmentionnés, contre financement de l’UE,
se devaient, eux les persécuteurs de leurs propres peuples, d’assurer le
contrôle des mouvements de leur population.
Dans le même esprit de marchandisation
d’êtres humains, les accords UE/Turquie (2015) constituent, contre rétribution,
une forme de sous-traitance des migrations : refoulement à partir de la
Grèce, « relocalisation » dans des camps de rétention, la Turquie
recevant 2 millions d’euros en deux versements d’ici 2018. Effet
immédiat : blocage en Grèce, édification de murs en Hongrie et en Serbie.
L’ensemble de ces dispositifs ont
abouti à la militarisation des contrôles et du tri entre « bons et
mauvais » migrants et la mise en place de plus de 30 000 centres de
rétention en Europe. Sans qu’aucune infraction ne soit commise, au regard du
droit de circulation, de véritables peines de prison sont infligées aux exilés.
Pire, ils ne connaissent pas, lorsqu’ils sont enfermés, la fin de leur peine.
Grilles, clôtures, caméras de surveillance, cellules d’isolement, encadrement
quasi-disciplinaire, manque d’intimité avec quasi impossibilité de recours, tel
est le lot de ces parias.
Répression
législative
Il faut croire que les accords avec
les pays extérieurs à l’Union européenne ne suffisent pas. Il faut désormais,
au sein des Etats européens, légaliser
l’enfermement, l’expulsion des migrants. En juin 2008, le Parlement
européen a approuvé la directive-retour que lui a soumise la Commission :
la détention administrative est prolongée jusqu’à 18 mois, la possibilité
d’incarcérer des mineurs non accompagnés, tout comme celle de déporter des
migrants loin de leur pays d’origine, sont permises…
L’Australie deviendra-t-elle, demain,
un modèle, celui de la déportation offshore dans des îles comme le Nairu ?
Interceptés par la marine de guerre, les « fuyards » sont parqués
dans des camps du désespoir, sans avenir. Hommes, femmes, enfants surveillés par
des gardes-chiourmes, dont les revenus proviennent de l’Australie, trouvent,
pour nombre d’entre eux, leur salut dans le suicide. Malgré les dénonciations d‘Amnesty
International, le scandale inhumain persiste.
Mais, indépendamment de cette logique
d’enfermement, se développe celle, lucrative, d’exploitation des migrants.
Exploitation
et business de guerre
On n’évoquera pas, ici, ce qui est
largement connu et réprouvé, à savoir les maffias, trafiquants et passeurs. Ils
servent le plus souvent d’alibis, de cache-sexe à des pratiques éhontées de
spoliation et de répression.
Ainsi, les banques, par lesquelles
transite l’argent que les migrants envoient à leurs familles restées au pays, taxent scandaleusement. Pour la finance, il
s’agit là d’une manne considérable : 400 milliards de dollars en 2014,
soit 3 fois l’aide au développement consentie par les pays occidentaux. Les
énormes commissions soutirées se sont montées à 4.43 milliards en 2010. La plus
vorace est la Western-Union, la plus utilisée qui impose des taux de
prélèvement de 20%...
Par ailleurs, le complexe
militaro-industriel trouve son compte dans les politiques répressives mises en
œuvre : en 2016, la « sécurisation » des frontières de l’UE a
représenté une dépense de 16.9 milliards d’euros. En toute bonne conscience
(in)humanitaire, les institutions européennes prévoient de la porter à 49.8
milliards. Comme le coût d'un kilomètre de mur à construire estimé à 3 millions
d’euros…Y’a de quoi faire !
Le plan d’action de l’UE présenté par
Juncker avance des objectifs « d’indépendance » révélateurs : il
s’agit ni plus ni moins de concurrencer les USA et Israël dans le développement
de la technologie de surveillance. Recherche, innovations dans les barrières
électroniques, caméras thermiques anti-intrusion détectant l’humain à… 30 km.
Pour ce faire, un budget de 4 milliards d’euros a été alloué à cette fin.
Tous les deux ans, à Paris, se tient
le salon de l’armement, dit Minipol. En 2016, les marchands d’armes se sont
réjouis. « La projection des ventes
d’armes et de surveillance connaît une croissance de plus de 10% par an ».
Evidemment, tout cela est présenté pour de bonnes causes : les luttes contre
les trafics, le terrorisme et la piraterie. Reste la question : comment
réagir face à la barbarie montante ?
III – Que
faire ?
D’abord, dénoncer inlassablement les contre-vérités qui sont proférées par
les classes dominantes et, dans le même mouvement, aider réellement les exilés
en souffrance, à s’organiser.
Ainsi en est-il du soi-disant « coût des migrants ». Ceux qui
travaillent légalement paient des impôts, des cotisations sociales… En février
2014, tous migrants confondus, la réalité des coûts et recettes fut présentée à
l’assemblée nationale pour faire face aux mensonges déversés. L’Etat avait
dépensé 47.5 milliards mais encaissé 60 milliards. Le conseil d’orientation des
retraites, dans le langage euphémisé qui lui est propre, indiquait que « le poids positif (des migrants) assurait la sauvegarde de notre système
social ».
Quant au coût du travail illégal toléré au bénéfice des capitalistes peu
scrupuleux, il représente une perte pour l’Etat et la Sécurité Sociale de 60
milliards (chiffre de novembre 2009, du reste, sous-estimé).
S’agissant du coût de l’ensemble de la répression sur le plan européen, les
« experts » l’ont évalué à 11 milliards d’euros, rien que pour les
expulsions.
S’il existe un coût que l’on ne peut
chiffrer mais dont les dommages sont plus criminels, c’est bien le coût politique des contre-vérités
assénées pour formater les esprits. Renforcer, légitimer le racisme, la
xénophobie, surexploiter la force de travail… C’est une sorte de guerre civile
froide que l’Union européenne organise. Il convient de s’extirper de la fadaise
répandue, de sortir de l’aveuglement, L’UE démocratique, l’UE de la paix n’a
jamais existé. Il s’agit, surtout depuis la fin des années 90, d’une machine
favorisant la concentration capitaliste et la concurrence entre les
travailleurs au sein de l’UE (travailleurs détachés, sans papiers). Après les
délocalisations dans les pays du Sud on est en train d’assister à la
localisation du Tiers-monde au sein des pays occidentaux. En outre, ceux-ci se
livrent à une concurrence sociale et fiscale promouvant à rebours des réactions
nationalistes identitaires et xénophobes.
Et quand on invoque le droit international ou les droits de l’Homme, il convient de
mettre en rapport ces déclarations lénifiantes avec les textes et ce, au regard
des pratiques réelles. Ainsi l’article 13 de la déclaration universelle des
Droits de l’Homme stipule « Toute
personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à
l’intérieur d’un Etat… Toute personne a le droit de quitter tout pays, y
compris le sien, et de revenir dans son pays ».
De même, la Convention des Droits de l’Homme
et de l’Enfant précise : « L’épouse,
avec les enfants, d’un migrant ont le droit de rejoindre leur époux ».
On sait ce qu’il en est depuis les accords de Sarko-Cameron et de la réalité de
la jungle de Calais… et de sa destruction-dispersion réalisée par Hollande. La
confrontation de la directive-retour votée par le Parlement européen et de ce
texte est éclairante : « Un Etat
ne peut obliger un migrant à repartir dans un pays si cela le met en danger »
et d’énumérer les risques de mort, de torture, de prison. L’on sait ce qu’il en
est des Afghans, des Erythréens…expulsés, et de leur « droit à la vie, à la santé, à la liberté, à
l’intégrité physique »… bafoué !
Mais, dénoncer ne suffit pas, ni d’ailleurs l’empathie humanitaire, le
sentimentalisme largement instrumentalisé par les Etats pour masquer leurs
carences. Certes, toutes les victimes de la guerre et de la misère sont loin
d’être tous des progressistes. Leur exil est également motivé par leur désir
d’Occident… alimenté par leurs frustrations et le souhait, par ailleurs
légitime, de « réussite individuelle ». L’aide réelle ne saurait donc
se réduire à des actes charitables, elle doit reposer sur un devoir d’accueil
éducatif. Et pour instruire, connaître les situations vécues dans différents
pays autres que le nôtre, encore faut-il, soi-même, s’instruire. Partager,
appréhender ce qui les a poussés à fuir relève à la fois de l’empathie
nécessaire et d’un travail : celui de la connaissance afin d’argumenter,
de convaincre pour mobiliser plus largement les Français, les Européens, mais
également les migrants eux-mêmes. En effet, ceux qui viennent d’ailleurs
peuvent « transporter » avec eux des pratiques inadmissibles
(homophobie, mariages arrangés, négation du droit des femmes) et des conceptions
religieuses archaïques réprouvant toute forme de laïcité.
De fait, pour faire tomber les murs, y
compris idéologiques, et construire des ponts de solidarité et de tolérance, il
est nécessaire et urgent, face à la barbarie qui s’annonce, d’inscrire la solidarité avec les migrants
dans une lutte commune
-
contre
le néocolonialisme et la guerre
-
contre
le fondamentalisme religieux
-
contre
l’exploitation capitaliste et le réchauffement climatique qu’il induit
Et force est de constater, avec
l’écrivain Oscar Wilde « qu’il est
plus facile de sympathiser avec la souffrance que de sympathiser avec la
pensée », ce qui implique de comprendre pour agir en commun.
Gérard Deneux, le 20.04.2017
(1) CADM 70 :
Collectif d’Aide et de Défense des Migrants de Haute-Saône (a organisé, entre
autres, le forum des migrants Itin’errances les 17 et 18 mars 2017 à Lure et
Fontaine-les-Luxeuil)
(2) cette
affirmation appellerait de plus amples développements. Pour en savoir plus,
voir l’ouvrage de Frédéric Lordon Une
crise de trop (éd. Fayard)
(3) le capitalisme
est caractérisé par 3 formes de capitaux en concurrence, industriels,
commerciaux et financiers (cf note 2)
(4) recours au
crédit, surproduction, recours à l’emprunt excessif pour relancer la production
jusqu’à provoquer une bulle financière, puis sauvetage des banques par les
Etats et endettement public
(5) lire à ce
sujet Le pire des mondes possibles. De
l’explosion urbaine au bidonville de
Mike Davis, la Découverte
(6) référence au
livre Notre ami le roi de Gilles
Perrault, éd. Folio Gallimard
Sources pour cet article :
Il
faut sauver TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le
monde. Olivier
Bonfond, éd. Le cerisier (CADTM)
La
nouvelle lutte des classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme de Slavoj
Zizek, Fayard
Annexe
Afin d’indiquer l’ampleur de l’urgence
sur des phénomènes comme celui de l’expansion de la misère et celui des
migrations climatiques qui risquent à court terme de se produire, les données
qui suivent, bien qu’incomplètes, sont significatives
La
faim dans le monde
-
2015 :
800 millions de personnes souffrent de malnutrition
-
La
faim tue plus que le SIDA, le paludisme et la tuberculose réunis
-
Toutes
les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim
-
9
millions de personnes succombent chaque année par manque de nourriture, soit
25 000 par jour
Accès
à l’eau
-
11
millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable
-
1.9
milliard de personnes utilisent de l’eau malsaine
-
1.6
million de personnes (dont 90% sont des enfants de moins de 5 ans) meurent,
chaque année, de maladies liées à l’utilisation d’eau malsaine (diarrhées,
choléra…)
Pauvreté
-
70%
de personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont des femmes
-
Au
nord, la situation se dégrade : 25% des Européens vivent sous le seuil de
pauvreté, soit 120 millions (chiffre 2013)
-
L’Allemagne
compte 12.5 millions de pauvres sur une population de 80 millions. Parmi
ceux-ci, on dénombre 7 millions de travailleurs pauvres, les mini-jobs à
450€/mois y sont pour quelque chose, ainsi que les chiffres… très bas du
chômage.
Les
écosystèmes en danger
-
Déchets :
2.5 millions de tonnes sont produits chaque année
-
6.5
millions de tonnes de déchets plastiques « peuplent » les océans. Un
septième continent au nord-Est Pacifique est apparu sur 9.5 millions de km2 de…
déchets
-
L’acidification
des océans met en péril l’écosystème marin en particulier le plancton. Les 30
milliards de tonnes de sable prélevés par an renforcent ce phénomène
-
Les
forêts, poumons de la planète, disparaissent à raison de 13 millions d’hectares
par an, soit l’équivalent d’un terrain de foot toutes les 15 secondes
-
L’utilisation
de produits chimiques détruit la fertilité des sols, soit 24 milliards de
tonnes chaque année
-
La
pollution de l’air est la 4ème cause de décès, elle tue 6.5 millions
de personnes chaque année
Conséquences :
dérèglement du climat qui se traduit par l’accélération de la fréquence
et la gravité d’ouragans, d’inondations, de sécheresse ainsi que par la montée
des eaux des océans. Sur le plan humain, il en résulte des maladies comme le
paludisme, la réduction des récoltes et donc des famines.
De 2002 à 2004, un habitant sur 19 a
été affecté par ces phénomènes, rien que dans les pays du Sud. Dans les pays
dits du « nord » (Etats-Unis, Australie), les sécheresses (incendies tout comme ouragans) sont de plus
en plus fréquents
Comme on le sait, le réchauffement
climatique et les dérèglements qui y sont liés sont provoqués par
l’accroissement des gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane...).
Si les émissions actuelles se
poursuivent avec la même intensité, les chercheurs dans leur grande majorité,
prévoient une augmentation de 4 à 5° de la température, loin par conséquent de l’objectif de 2° par
rapport à l’ère préindustrielle
Sources : Il faut sauver TINA. Olivier Bonfond, éd. Le cerisier – recommandé
par le CADTM