D’une crise
à l’autre, et après ?
Les
leçons de la crise de 2007-2008 n’ont pas été tirées. Il ne pouvait d’ailleurs
en être autrement. Il ne s’agissait pas, comme au sortir de la 2ème
guerre mondiale, d’un repartage du monde sous l’égide des Etats-Unis sur fond
de reconstruction et d’opposition au système de capitalisme d’Etat, qui pouvait
encore entretenir des illusions de libération sociale et politique. De fait,
l’heure était au sauvetage du capitalisme financiarisé afin de maintenir à tout
crin le stade néolibéral imposé depuis
les années 1980. Sur ce, a surgi la crise sanitaire provoquée par la pandémie
du Covid 19, affectant l’économie réelle. C’est sur ces deux moments
historiques que je me propose de revenir, non seulement pour les distinguer
mais également pour montrer que les logiques à l’œuvre visent le même objectif
de « relance » pour que rien ne change.
La logique
et les effets de la crise de 2008-2009 sont toujours là
De
1990 à 2007, les titres des dettes privées et publiques sont passés de 100 % du
PIB mondial à 200 %. Une énorme bulle financière s’est formée. Le
rétrécissement, voire l’insuffisance d’opportunités d’investissements rentables
dans l’économie réelle, la baisse du taux de profit, ont accentué les tares du
capitalisme financiarisé : le recours au crédit jusqu’à l’aberration
consistait, aux Etats-Unis tout particulièrement, à endetter les plus
vulnérables tout en titrisant ces titres de dettes qui contaminèrent l’ensemble
du système bancaire mondial. C’était là un moyen catastrophique pour tenter de
remédier, dans l’immobilier, à l’offre de capital-argent qui ne trouvait pas à
s’employer.
Et
la crise éclata. Il fallait sauver les
banques pleines de crédits pourris. Rien qu’en Europe, la BCE (1) suivant
la FED (1), renfloua les banques privées à hauteur de 1 310 milliards
d’euros à un taux de 1 % puis à un taux négatif de – 1 %... L’objectif affiché
consistait à renforcer la capacité des banques à prêter (à un taux supérieur) à
leurs clients, notamment les PME, mais aussi aux Etats-Unis eux-mêmes endettés. Plus fondamentalement, ce sauvetage visant à
restaurer la rentabilité des banques, des assurances, des fonds dits
d’investissement, bref, les marchés financiers, qu’il fallait rassurer en
accroissant leurs capacités de versement de dividendes à leurs actionnaires. Il
y eut bien quelques velléités de réguler la finance. Les paroles ne se
traduisirent guère en actes : pas question de séparer les banques de
dépôts et d’affaires, de supprimer les paradis fiscaux ou encore les bourses et
la spéculation. Il s’agissait de poursuivre le processus historique entamé
depuis les années 80 : liberté de circulation sans entrave du capital
financiarisé et des marchandises, délocalisations d’entreprises vers les pays à
bas salaires, endettement… Et ce, malgré les mises en garde, bien timides, il
est vrai, du FMI(1) lui-même ; son diagnostic est toujours valable :
Attention ( !) à une « ingouvernementalité
incontrôlable (jusqu’à asphyxier la Grèce), à un découplage entre la finance et
l’économie réelle »… C’est peu de le dire en ces termes. Que l’on
pense aux traders de plus en plus remplacés par des traders automatiques gérés
par le big data à l’aide d’algorithmes. Les « opérateurs de marchés »
exécutent désormais des ordres de vente et d’achat de titres à la vitesse de la
lumière : 20 millisecondes en 2010. Les « transactions à haute
fréquence » représentent 35 % de la capitalisation boursière de Wall
Street. Ces traders, dits de « gestion passive » ( !)
automatisée, en novlangue, qui jouent sur les différents taux d’intérêt et de
rendement des actions, géraient en 2010 4,3 mille milliards de dollars.
Tous
ces éléments constitutifs du système
néolibéral n’ont pas changé. Certes, le système financier ne s’est pas
effondré mais l’intervention des banques centrales a accusé un lourd passif en
sauvant les banques, en rachetant des « crédits pourris », en
rachetant des dettes des Etats en espérant les revendre plus tard. Le passif de
la FED atteint désormais 5 billions de dollars (1 billion = 1 000 milliards).
Le système financier est complètement hors sol. Il ne repose plus que sur la croyance
d’une relance économique à venir…
Et survint
la crise sanitaire Covid 19
Cette
crise a provoqué, pour des raisons sanitaires et de préservation de la
population, un blocage de la production
et de la consommation. C’est un arrêt simultané de l’offre et de la demande
que les gouvernements tentent, vainement pour le moment, de surmonter. La crise
s’est traduite par une chute brutale du PIB, accroissant encore plus les
inégalités, la corruption, la spéculation, bref, aggravant les tares du système
et son caractère parasitaire.
Le
chômage touche les moins qualifiés, les plus précaires, les femmes plus que les
hommes, le secteur informel au niveau mondial (2 milliards de personnes) et
tous les pays qui possèdent un secteur de santé soit déficient, soit
pratiquement inexistant, tout comme ceux qui dépendent de la demande extérieure
(exportations de matières premières…) dont les marges de manœuvre budgétaire
sont très faibles. Ne plus produire, ne plus vendre ou le faire à moindre
échelle, c’est risquer la faillite et des licenciements massifs.
Autre
spécificité de cette crise, c’est qu’elle frappe de manière inégale les divers
secteurs de l’économie réelle. Les plans de relance mis en œuvre en arrosant
tous azimuts, sans contreparties ni contraintes pour les entreprises, provoquent
des effets d’aubaine dont profitent les grands groupes soit en spéculant, soit
en se saisissant des prêts garantis, des exonérations et baisses d’impôts
pour augmenter le versement de dividendes et conserver leurs actionnaires. Ainsi,
on assiste, d’une part, à une survalorisation boursière de certaines actions
comme celles de Tesla (+ 750 %) alors même que la production et les ventes
diminuent. D’autre part, les grands groupes ne sont aucunement gênés de verser
des dividendes et en même temps de licencier : l’énumération qui suit, non
exhaustive, est parlante : Vivendi, versement de dividendes 690 millions (+
20 %), Schneider Electric 1,4 milliard (+ 8,5 %), Danone 1,37 milliard (+ 8,2
%), Total 6,93 milliards (+ 4,7 %)… C’est un véritable ruissellement d’argent public vers le haut et dans le même temps,
les entreprises du CAC 40 annoncent 60 000
suppressions d’emplois.
En
d’autres termes, un fossé énorme se creuse entre, d’une part, les classes
populaires et moyennes, et d’autre part, la classe rentière, propriétaire
d’actions. Avant la pandémie, l’on dénombrait 5 millions de pauvres qui
recevaient de l’aide alimentaire, ce chiffre va grimper en flèche avec les
licenciements (800 000 annoncés) et la nationalisation partielle des
salaires (chômage dit partiel) ne sera qu’un piètre amortisseur. Il en sera
certainement du plan de relance (mais cette fois à plus grande échelle) comme
du CICE (2). Mis en œuvre sous Hollande, avec la promesse de création d’un
million d’emplois sur 5 ans (2013-2017), il a coûté 1,8 milliard et n’a créé, tout au plus, que 160 000
emplois. Je laisse le soin au lecteur-contribuable de calculer le coût pour un
emploi créé… Mais la goinfrerie est
loin de s’arrêter à cette « légalité ». Une enquête d’un consortium
de journalistes d’investigation établit que 2 100 milliards de dollars d’argent sale provenant de la fraude
fiscale, de trafics de drogue, d’armes, d’œuvres d’art, ont transité pour se
blanchir dans des banques prestigieuses : HSBC, Deutsche Bank, Société
Générale…, tout en circulant par les paradis fiscaux des îles britanniques, des
Emirats Arabes Unis…
Cette
gabegie acceptée repose sur
l’aphorisme ringard « les profits d’aujourd’hui sont les emplois de demain »,
sur cette « confiance » dans les vertus du système ( !). Quoique…
ceux qui nous dirigent sont inquiets. Ils vitupèrent contre l’épargne de
précaution, nous incitent à consommer à coups de remises et de crédits pas
chers… Et dans le même temps, ils invitent les « partenaires
sociaux », complaisants, à signer des « accords de compétitivité pour
l’emploi » pour sauver des postes à coups de baisse de salaires, de réduction
des congés payés…
Cette
politique de gribouille néolibérale
joue sur la peur, la démoralisation et le découragement des travailleurs, tout
en se préparant à canaliser et à réprimer les colères. Ils en ont les moyens,
ce qui n’est pas le cas pour les promesses de réindustrialisation et de relocalisation.
Il faudrait pour le moins un dirigisme d’Etat interventionniste qu’ils ne sont
pas prêts d’utiliser malgré les appels en ce sens : reconstruire des filières
dans les secteurs industriels stratégiques - transport, énergie,
médicament, alimentation, recherche - comme y invite la CGT (3) est un leurre
réformiste sans effet.
Depuis
30 ans, le capital porteur d’intérêts et
de dividendes a assuré sa suprématie mondiale. Pour les anticapitalistes, c’est
lui la cible ainsi que tous les dirigeants des Etats qui le servent. Dans l’immédiat,
le plus probable, est la sortie de cette crise dans le cadre du système, après
la découverte d’un vaccin susceptible d’enrayer la pandémie. Ce pessimisme dans
la réflexion n’empêche nullement le déploiement de volontés optimistes pour
contrer l’après qui nous attend.
Et après
Blocage
de la production, restriction de la consommation, avec son cortège de
faillites, de licenciements, de concentrations capitalistes et d’une mutation systémique
au profit des nouvelles technologies : c’est la voie ouverte à deux scénarios noirs.
D’une
part, celui, classique, dans le
cadre d’une crise mondiale du capitalisme, consisterait dans l’effondrement des prix, la perte de
valeur des produits. On peut penser qu’instruits par la crise de 1929-1930, les
élites mondiales feront tout pour l’éviter, c’est d’ailleurs déjà le cas. La BCE
a prévenu : il faut « enrayer la spirale des prix négatifs »
Pour esquiver cet écueil, elle s’emploie, comme les autres institutions du même
type, à racheter les dettes publiques et privées ; il faut à tout prix
empêcher toute panique des marchés. Elle a d’ailleurs débloqué 1 500
milliards d’euros à cet effet. Son passif représente 50 % du PIB de la zone
euro. On s’acheminerait par conséquent, dans cette hypothèse, vers la solution
de la banque centrale japonaise (120 % de dettes par rapport au PIB),
c’est-à-dire un endettement massif, assorti d’une croissance faible. C’est la
raison des plans de relance historiques qui sont à l’œuvre. Certains économistes
en viennent à parler de dettes perpétuelles, d’autres plus réalistes à prôner,
pour contrer la spirale néolibérale, d’abolition des dettes. Envisager sous cet
angle la sortie de crise, c’est omettre pour le moins d’autres facteurs de perturbation :
l’éclatement d’une nouvelle bulle financière, la montée en puissance du
capitalisme d’Etat chinois, les révoltes et soulèvements populaires déréglant
les calculs des élites financiarisées.
Autre scénario, encore plus perturbant - et c’est le FMI qui le
dit - « Le système financier
n’est pas préparé », « le risque climatique peut se transformer en catastrophe et
toucher les ménages, les entreprises non financières et le secteur public ».
S’enclencherait ainsi « un retrait
important des dépôts des clients dans les banques » provoquant « un manque de liquidités », « la fonte des actions en raison de la
destruction généralisée des actifs et de la capacité de la production des
entreprises ». On ne peut guère
être plus alarmiste, encore que ces admonestations ne prennent pas en compte
les migrations climatiques, la montée des nationalismes guerriers, l’emprise
des idéologies conservatrices ou archaïques manipulées…
Il
n’en reste pas moins que l’hégémonie
néolibérale à la mode occidentale s’effrite.
Elle repose sur deux piliers : le libéralisme économique fragilisé et le
libéralisme culturel, sociétal, consumériste de libertés des mœurs, auquel est
attachée la petite et moyenne bourgeoisie. Si l’on peut être amené à penser que
l’avenir du capitalisme est chinois, force est d’omettre qu’il se heurterait,
du moins en Europe, à des résistances extrêmement fortes sur le plan des
libertés. Comme l’écrit Gramsci « le
vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur
surgissent des monstres ». Pour l’heure, ils prennent la forme de
« dingos » dangereux comme Bolsonaro, Trump, Orban, Poutine, Erdogan
ou de figures théâtrales comme Boris Johnson, voire Macron. Déconstruire
l’hégémonie néolibérale et le nationalisme xénophobe, passe par l’émergence d‘une
nouvelle hégémonie de luttes pour des sociétés de sobriété, égalitaires. La
fraternité ne peut s’exercer qu’entre égaux, la liberté réelle suppose le recul
de l’ignorance vis-à-vis des phénomènes économiques et historiques dans
lesquels nous sommes empêtrés. Le néocolonialisme, la corruption font resurgir,
surtout dans les pays pauvres de culture islamique, des grilles de lecture du monde
archaïques et mortifères. Même si l’Etat islamique a été démantelé, l’instauration
probable d’un régime taliban en Afghanistan en dit long sur les impasses
historiques qui se profilent. Reste l’énergie à déployer afin de faire advenir
une nouvelle civilisation, l’éco-socialisme démocratique : un chemin
escarpé semé d’embuches…
GD
le 19.10.2020
(1)
BCE = Banque
Centrale Européenne. FED = Banque centrale étatsunienne. FMI = Fonds Monétaire
International
(2)
CICE = Crédit d’Impôt
pour la Compétitivité et l’Emploi
(3)
interview de MC
Cailletaud, membre de la direction confédérale dans Vie Nouvelle
Sources :
Alencontre, en particulier les articles de François Chesnais et Michel Husson,
bastamag, le Monde…
encart
Le
confinement à Wuhan, impossible en France ?
« Le
virus, apparu à Wuhan fin déc. 2019, s’est propagé à travers la ville comme une
traînée de poudre. Le 23 janvier, le gouvernement chinois a ordonné la mise en
quarantaine totale de Wuhan (11 millions d’habitants). Deux jours plus tard,
toute la province du Hubel (45 millions de personnes) a été fermée pour 3 mois.
L’ordre du confinement a imposé à tous les résidents de ne pas sortir de chez
eux pendant 3 mois. Quelque 580 000 bénévoles venus de la campagne ou
d’autres villes ont été mobilisés pour aider les résidents et pourvoir à leurs
besoins ; conseils de quartier et conseils de surveillance liés au parti,
ont organisé ces bénévoles « régleurs de problèmes » qui, tous les
jours, livraient la nourriture et les médicaments aux familles. Quelques heures
après le début du confinement, des médecins volontaires de tout le pays ont
commencé à arriver : 35 000 entre fin janvier et avril pour Wuhan. En
10 jours, 12 000 travailleurs sont arrivés pour construire deux hôpitaux
spéciaux d’infection de campagne, en mesure de traiter des milliers de malades
du Covid-19. L’armée chinoise a envoyé 340 équipes médicales, plusieurs
milliers de médecins, des équipes logistiques, des étudiants en médecine
miliaire.
Début
janvier, la Chine a rapidement manqué d’équipements de protection individuelle
(EPI). Les besoins quotidiens de Wuhan comprenaient 60 000 combinaisons,
125 000 masques médicaux et 25 000 lunettes médicales. La Chine ne
produisant que 30 000 combinaisons/jour, le gouvernement a rapidement
mobilisé des entreprises d’Etat, pour accélérer la production existante et
construire de nouvelles lignes de production. Mi-février, la crise de l’EPI était
terminée. Enfin, le gouvernent a mis en place des installations de dépistage
publiques et privées avec des kits d’essai, une société de génétique et de
dépistage a été capable de tester des dizaines de milliers de personnes ».
Ces
extraits d’article, cité par François Chesnais, pour illustrer le succès de la
campagne sanitaire en Chine, même si ce « reportage » passe
totalement sous silence la nature du régime chinois, la répression massive
contre les Ouighours entre autres et le la non prise en compte, dès la fin novembre
2019 des indications des médecins sur la possible pandémie.