Le Mali
entre insurrection et coup d’Etat
Pour
comprendre la situation dans ce pays, avant d’aborder les raisons du coup
d’Etat militaire, il convient de préciser que celui-ci intervient dans un ciel
chargé. Partie intégrante de la Françafrique néocoloniale et du Sahel, où le
réchauffement climatique est une fois et demie plus rapide que dans la moyenne
mondiale, ce pays a « bénéficié» d’une indépendance purement formelle
depuis 1968. Il résulte d’une division arbitraire, sans véritable
unité des populations d’ethnies différentes. Outre les Touaregs au nord, les
ethnies se divisent entre elles par l’usage de langues locales et les conflits
entre les cultivateurs et les éleveurs nomades, que la poussée démographique
amplifie. La seule ressource unitaire est l’islam malékite, qualifié d’idolâtrie
par l’islamisme importé par les djihadistes (qui ont, notamment, détruit, en
2012, des mausolées et les portes d’une mosquée à Tombouctou).
Toutefois,
à cette caractéristique d’ensemble d’une formation sociale hétérogène, il y a
lieu d’indiquer que dans les villes, la
jeunesse urbaine en particulier veut (comme la petite bourgeoisie), être
ouverte sur le monde. Elle supporte de moins en moins la corruption des régimes
qui s’imposent à elle et la plonge dans la misère. Un Malien sur deux vit avec moins
de 1,90 dollar/jour. 7 millions d’entre eux sont sous assistance humanitaire.
Dans les campagnes, l’accès à l’eau et au fourrage exacerbe les conflits intercommunautaires,
des trafics en tous genres prospèrent : ainsi, un poste de soldat ou de
sous-officier s’achète entre 250 000 et 500 000 francs CFA.
L’Etat, sans souveraineté monétaire, est de plus en plus déliquescent depuis les années 80-90.
Sous prétexte de désendettement, les bailleurs de fonds, y compris le FMI, ont
imposé des ajustements structurels. Si le renversement de la dictature
militaire en 1991 a libéré la parole, elle a privé l’Etat de ses prérogatives
et compétences suite aux privatisations. Les ONG, financées de l’étranger, se
sont substitué aux politiques publiques (santé, école, développement) dépouillant
l’Etat malien dépendant, assisté. Les dirigeants successifs, formant une caste réduite
de politiciens interchangeables, sont devenus eux-mêmes des prédateurs
endossant les discours de donateurs-prêteurs pour en capter le maximum et
complaire à leurs maîtres. L’Etat
français néocolonial, pour protéger tout particulièrement l’ordre, tente
dans le cadre de la compétition mondiale, de conserver sa suprématie en formant
les élites militaires et gouvernementales qui lui échappent de plus en plus,
malgré les accords de défense qui autorisent l’armée française à intervenir dans
ce pays, sans autorisation du gouvernement. Cette déliquescence du pouvoir
s’accentue grâce à la présence de conseillers militaires auprès de l’armée
malienne et les missi dominici envoyés par l’Agence française de Développement
qui rédigent des textes législatifs et réglementaires ou occupent des postes de
chef de cabinet pour promouvoir une forme de décentralisation de l’Etat (1).
C’est dans ce contexte délétère qu’a surgi la menace djihadiste, l’intervention
de l’armée française puis la mobilisation « populaire », suivie du
coup d’Etat de l’armée malienne.
Un terrain
propice à toutes les manipulations
Les
revendications touaregs au nord-Mali jamais satisfaites, le précédent de 1991,
où la combinaison d’un mouvement de masse et d’un coup d’Etat militaire
renversa le dictateur Moussa Traoré, un appareil d’Etat corrompu dépendant de
la tutelle exercée par les gouvernements français successifs, dans un pays où
les religieux font du social de proximité en concurrence avec les ONG, sont
autant d’ingrédients favorisant le cycle de révoltes et de répressions sur fond
de misère sociale. Sauf que,
l’intervention militaire occidentale en Libye, la chute de Kadhafi, ont
disséminé au Sahel nombre de combattants mercenaires (et d’armes) qui se sont
recyclés dans le djihadisme de razzia. Ils n’ont eu aucune difficulté à
s’allier d’abord avec les Touaregs, puis et surtout, à recruter des jeunes
miséreux. Une culture islamiste sommaire, mâtinée d’anticolonialisme contre les
Croisés, l’appât du gain, d’un statut, les exactions des militaires, sont
autant de motivations favorisant leur enrôlement.
Janvier 2013. Hollande, après avoir obtenu la couverture de l’ONU,
décide de l’intervention militaire
française pour bloquer l’avancée des djihadistes qui marchent sur Bamako,
capitale du Mali. 7 ans après, les 5 100 militaires français malgré les
« scalps » accumulés et la « neutralisation » effectuée – pour
utiliser les termes de la soldatesque – n’ont fait que disséminer et prospérer
le djihadisme au nord et au sud du Mali, au Burkina-Faso, au Niger, en
Mauritanie… De l’avis même du général Lecointre, auditionné par la Commission
de l’Assemblée nationale : « Nous
y sommes encore pendant 20 ans sans doute » ( !).
La
raison majeure de cet entêtement est à chercher notamment dans la
« sécurisation » de l’extraction de l’uranium dans cette région, et plus généralement, dans l’exploitation
néocoloniale de la Françafrique. Le
coût de l’intervention militaire française se monte à 2 millions d’euros par
jour, sans véritables résultats et commence à interroger : Macron est
inquiet et déçu du possible retrait américain qui fournit logistique et
renseignement, et du refus poli de l’Union Européenne de s’engager dans cette
guerre sans issue. Un retrait piteux est impensable.
L’étincelle
démocratiste
2020. Les élections législatives se sont déroulées dans un climat de
relative indifférence vis-à-vis des « politiki », tous corrompus. Au
1er tour, les abstentions
proclamées se montaient à 57%, au 2ème tour à 65 % dans ce pays en
guerre, dont il fallait conserver la façade démocratique. Coup de théâtre en
juin : le Conseil constitutionnel aux ordres, inverse le résultat d’une
trentaine de circonscriptions, en faveur des candidats au pouvoir. C’est
l’embrasement d’une mobilisation contre IBK, qui va durer. Il va soulever la
jeunesse urbaine. Le Mouvement du 5 juin, dit républicain
et patriotique, est formé. Il comprend des religieux, d’anciens ministres ( !)
et des représentants dits de la société civile. L’ambiance est vite
insurrectionnelle : occupations des ronds-points, manifestations massives
devant l’Assemblée nationale, dont les bâtiments sont caillassés. Dès le 1er
jour de juin, on dénombre 124 blessés, nombre d’arrestations, et l’internet,
géré par Orange, est bloqué sur ordre. La mobilisation s’intensifie entre le 10
et le 12 juillet. On dénombre 23 morts par balles. Silence-radio en France, il
ne se passe rien d’autre que le Covid-19.
Face
à l’exigence de sa démission, le président IBK tergiverse : il promet dans
un premier temps, la dissolution de la Cour constitutionnelle, puis le 27
juillet, il désigne un cabinet restreint à 7 ministres pour négocier, avec l’opposition,
la formation d’une union nationale. Refus du Mouvement du 5 juin : « Nous ne sommes ni demandeurs, ni preneurs ». C’est que les
esprits sont chauffés à blanc : une vidéo circule, on y voit le fils
d’IBK, Karim Keïta, s’exhiber dans une fête délurée en Espagne, lui dont
l’enrichissement personnel à coups de détournements de fonds publics, dont la
réélection comme député est contestée, le même dont les trafics d’influence et
de trucage des marchés publics arrosent ses proches… C’en est trop ! Tout cela
forme un cocktail explosif. Des domiciles, extravagant de luxe, de certains
responsables du pouvoir sont visités, vandalisés. Ils provoquent des scènes de
joie à Bamako.
Vite,
il faut sauver le soldat IBK : la Communauté Economique de Développement de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est requise. Les missi dominici de Côte d’Ivoire,
du Ghana, du Niger, du Sénégal, sous-traitants de Macron, tentent une médiation
pour imposer un gouvernement d’union nationale. Peine perdue. La peur d’un
effet domino dans toute la région leur provoque des sueurs froides.
Coup d’Etat
et tractations
Après
3 mois de manifestations, les militaires se mutinent le 17 août. Le lendemain,
c’est le coup d’Etat. L’affaire semble avoir été bien préparée. IBK, le 1er
ministre Cissé, des hauts fonctionnaires, sont promptement arrêtés. Le Président
annonce sa démission, l’Assemblée nationale est dissoute, un Conseil National
de Salut Public (CNSP) représente la junte militaire avec, à sa tête, un
colonel, Assimi Goïta qui prétend
négocier une période de transition avec le Mouvement
du 5 juin.
L’armée
malienne, humiliée par les pertes subies lors de ses affrontements avec les
djihadistes (20 morts - le 26 janvier à Sokolo, le 2 août dans le centre du
pays et à la frontière mauritanienne), ne souhaitait pas endosser la
responsabilité de la répression. Peut-être ? Face à la corruption du
régime, aux trafics qui le gangrènent, et face à son sous-équipement
(chaussures trouées, gilets pare-balles défectueux…), il semble qu’un certain
nombre de sous-officiers aient décidé de profiter de la vague de contestation
populaire pour rétablir l’ordre. Mais lequel ? En tout état de cause, le
CNSP a immédiatement invité l’opposition, en fait le M5, à
« dialoguer ». Pendant 9 jours, ont été proposées une liste de
« réformes » et une liste de noms, toute prête, pour former le
gouvernement de transition. Il semble que les caciques politiciens sur le
retour, qui font partie du M5, ne goûtent guère l’affirmation proposée par la
junte : il faut « éviter à tout
prix le retour de la caste politique au pouvoir depuis 30 ans ».
Tollé
dans les chancelleries, condamnation du coup d’Etat, exigence du retour d’IBK,
puis, après sa démission, d’un gouvernement civil. Les vassaux du suzerain
Macron se sont invités à Bamako. Ils n’ont obtenu que la libération pour raison
de santé d’IBK et une vague promesse pour les autres, incarcérés. La junte
semble insensible aux sanctions (blocage du commerce des marchandises et des
capitaux émanant des pays limitrophes) et aux condamnations de l’ONU et de
l’Union européenne. La France de Macron reste prudente. Les conseillers du
Président-chef des armées, lui avaient pourtant susurré qu’IBK était une
branche pourrie, mais il y en a tant en Afrique de l’Ouest à qui il faut tenir
la laisse pour préserver le pré-carré néocolonial !
Le
calme semble revenu à Bamako, pour le moment. Déjà l’imam Dicko prend ses distances, annonce l’oraison funèbre du M5
et dénonce les tractations qui se jouent pour l’obtention de postes au sein du
gouvernement de transition dénonce « la
volonté d’accaparement et de confiscation du pouvoir par le CNSP ». Le
colonel Assimi Goïta l’a-t-il pris de vitesse en désignant le Président, un
civil ancien militaire, Ba N’Daw,
aide de camp du dictateur Moussa Traoré, puis ministre de la défense d’IBK ?
Il aurait démissionné par opposition au fils d’IBK, qui s’ingérait dans les
contrats juteux d’armement, et parce qu’il était en désaccord sur l’application
des accords de paix, signés à Alger en 2015. Faut-il rappeler que ces accords
avec la minorité touareg ont été conclus sous l’égide du seul gouvernement
français… Quant au vice-président désigné, il n’est autre que le chef de la
junte militaire Assimi Goïta. La prestation de serment doit avoir lieu le 25
septembre.
Quelle
sera la réaction de la CEDEAO, qui se targuait de mettre le Mali sous
embargo ? Et celles de l’imam Dicko, des Maliens eux-mêmes, de l’armée
française ? Autant d’interrogations auxquelles on ne peut encore répondre.
Pour reprendre la formule de Marx : les Maliens écrivent leur propre
histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font… Quelles sont les cartes
maîtresses qui restent dans les mains de Macron ? Le général Fanta Mady Dembélé, celui qu’un journaliste du Monde présentait comme « le cerveau silencieux » du
coup d’Etat, celui qui, sorti de Saint-Cyr, suivit l’école de guerre, obtint
une licence d’histoire à la Sorbonne et un master de relations internationales,
le « chouchou » du général français commandant l’opération Barkhane,
est certes sorti du sérail francophone. Est-il vraiment en situation de
s’imposer ?
>>><<<
Ces
questionnements conjoncturels ne doivent pas masquer l’essentiel : les
politiques néolibérales et néocoloniales vont continuer de susciter des
révoltes au sein des populations africaines. Sur fond d’intrusion des
djihadistes, au sein du terreau fertile de misère, les sanguinaires n’ont aucun
mal à se présenter comme des hommes vertueux, face à la corruption qui règne
parmi les cliques vassalisées, prétendant diriger ces pays. Le cycle de
soulèvements et de répressions, voire de guerres civiles à caractère ethnique,
ne peut être enrayé, à terme, que par l’émergence d’une nouvelle
« élite » révolutionnaire, indépendante, enracinée dans les
populations. Pour l’heure, rien ne laisse prévoir cette issue. Une seule
certitude : le réchauffement climatique, l’émigration, les exactions des
soldatesques en tous genres, sont autant de maux et de souffrances à venir. Ils
ne seront pas sans conséquence au sein même des pays occidentaux, où devrait se
développer un mouvement anti-impérialiste, ayant pour objectif de mettre fin à
l’ingérence dans les pays du Sud. Il ne suffit plus de pleurer avec compassion
sur le sort des « pauvres » Africains mais de révéler les causes
profondes de leurs malheurs.
Gérard
Deneux, le 22.09.2020
(1)
sources : le Monde, Billet d’Afrique,
alencontre.org, NPA
Encart
Qui est
IBK ?
Il
a fait des études à la Sorbonne, a été membre de l’Internationale Socialiste, se dit admirateur du général de
Gaulle. Au Mali, Il a la réputation d’être un « président jouisseur », une « marionnette de la France », ami de Macron. Il aime exhiber sa
Rolex, cette montre en or blanc dont le cadran est serti de diamants. Il est
également un grand amateur de champagne. Libéré par la junte militaire pour
« raison de santé »
( !), il s’est réfugié à Abou Dhabi, aux Emirats Arabes Unis, pays wahhabite
qui mène la guerre au Yémen, en coalition avec l’Arabie Saoudite. Pour les
conseillers de Macron, c’est « une
branche pourrie ». GD
Encart
Et l’imam
Dicko ?
Professeur
d’arabe, il reçoit une formation religieuse en Mauritanie, puis en Arabie
Saoudite. Ce salafiste, prêcheur, a la réputation d’être un « faiseur de
rois ». Il se présente comme le « vertueux » entre tous. Il est
un pivot de la vie politique au Mali et le cauchemar des dirigeants français.
Il a accompagné le dictateur Moussa Traoré lorsqu’il était au pouvoir, puis a
soutenu IBK (« son ami », « son frère ») tout particulièrement
lors de sa première candidature à la présidentielle.
En
2009, il a réussi à rassembler 50 000 fidèles dans le stade de Bamako. Il
est parvenu à obtenir l’annulation de la réforme du Code de la famille qui
prévoyait de donner plus de droits aux femmes. Partisan d’une République
islamique, sa rhétorique contient la dénonciation de « l’Etat
prédateur » ; il défend l’idée de négociations avec les djihadistes,
s’insurge contre les manuels scolaires « maliens » qui feraient la
promotion de l’homosexualité. Il condamne la présence militaire française au
Mali et les ingérences de l’ONU et d’autres institutions internationales. Ses
prêches et discours rencontrent un franc succès auprès de la jeunesse urbaine.
Il a été à l’initiative de la création du Mouvement du 5 juin, avec lequel il
semble désormais prendre ses distances, y compris avec les militaires du
Conseil National de Salut Public (CNSP). GD
Erratum et
précision
Dans
mon article « Globalisation » de PES n° 65 :
-
Erratum à la p.3 :
le pacte entre l’UE et la Turquie est de 6
milliards (et non 6 millions)
-
Précision (à
la p. 3) : le président du CFCM
(en 2017/2019) était Ahmet Ogras (d’obédience turque) et le président actuel (2020-2023)
est Mohamed Moussaoui (d’obédience marocaine)
-