Ce racisme
qui vient d’en haut
D’où
vient l’accusation sur la prétendue infiltration de l’islamo-gauchisme dans les
universités ? Comment comprendre cette intrusion des ministres de
l’Education Nationale et de l’Enseignement Supérieur, visant à mettre au pas la
recherche académique ? Pour saisir, pour partie, cette injonction des
hautes sphères de l’Etat vis-à-vis des enseignants, et tout particulièrement
des sociologues, il est nécessaire d’évoquer d’abord la suite d’évènements qui
ont conduit à l’expression du délire actuel.
La classe
dirigeante ne peut plus se maintenir comme avant
Il
apparaît de plus en plus clairement que la mondialisation, les
déréglementations qu’elle induit, ne sont aucunement porteuses de « jours
heureux » à venir et d’un ruissellement des richesses vers le bas. Dès
1995, suite à la mobilisation contre le Plan Juppé et sa contre-réforme des
retraites, un coup d’arrêt a été donné aux mystifications. Les gouvernements
successifs, les médias, ont bien tenté de stigmatiser leurs opposants, ces
« passéistes arcboutés sur leurs
acquis », ces « rétrogrades »
qui n’ont pas compris, puis, dans le même temps, d’opposer les usagers aux
grévistes, le public au privé, les privés d’emploi aux actifs. Ces tentatives
se sont épuisées. La réalité des privatisations, externalisations,
précarisations a fait son œuvre dans les consciences. Il fallait trouver un
autre bouc émissaire, l’arabo-musulman. Les attentats djihadistes en ont fourni
le prétexte. Il fallait d’une part occulter les raisons de l’émergence de ces
phénomènes mortifères, à savoir les guerres menées au Moyen-Orient par les
puissances occidentales et, d’autre part, faire l’amalgame entre la poignée des
tueurs et l’ensemble des musulmans concentrés dans les quartiers populaires,
ceux précisément qui étaient les plus précaires et dont la couleur de peau,
l’habillement, le foulard, pouvaient désigner comme ennemis de l’intérieur. Peu
importait que l’hypocrisie ait été à son comble, avec ventes d’armes à l’appui
et complaisances vis-à-vis des régimes réactionnaires tels l’Arabie
Saoudite, les Emirats Arabes Unis ou le Qatar, qui diffusèrent le wahhabisme
avec ostentation ! Le « nous
sommes en guerre » des dominants signifiait que cette guerre était à
mener avant tout contre tous ces musulmans sur le territoire national. Dès
lors, la porte était ouverte à toutes les lois sécuritaires, liberticides et
celle contre le séparatisme, ces « zones de non-droit » que la
misère, la ghettoïsation favorisaient.
Mais
deux phénomènes sociaux allaient contrecarrer cette mise au ban d’une partie de
la population française : la répression policière s’en prenant non plus seulement
aux habitants des quartiers populaires, mais également aux manifestations
syndicales contre la nouvelle mouture des retraites de Macron, puis aux Gilets
Jaunes osant manifester dans les beaux quartiers sans autorisation. Par
ailleurs, les mobilisations et la jonction des manifestations antiracistes au
sein des cortèges syndicaux avec les Gilets Jaunes suscitée par le Comité
Adama, changeaient la donne. Pire, toute une partie de la jeunesse prenait fait
et cause contre le racisme, s’insurgeant contre le néocolonialisme ambiant, le
récit national imposé, les prétendus bienfaits de la civilisation occidentale à
importer.
Le
déclic fut l’assassinat par des policiers de Georges Floyd aux Etats-Unis. Outre
les protestations massives, fut mis en cause l’art officiel de la célébration d’esclavagistes
et de colonisateurs. Des centaines de statues de par le monde furent
renversées. Même si, en France, le déboulonnage ne prit guère d’ampleur, la
bourgeoisie nationale en fut choquée. Le roman national de la
« République » était miné par l’importation d’idéologies néfastes
venues d’outre atlantique : le wokisme et la cancel culture.
Haro sur le
wokisme et la cancel culture
Tout
commença avec la prétention du pouvoir à vouloir éradiquer, au sein des
universités, ces idéologies qu’on désignait sous la forme d’anglicismes peu
compréhensibles pour le citoyen lambda. Un audit de mise au pas fut lancé par Blanquer,
des protestations d’enseignants et de chercheurs s’en suivirent. Ce fut un
flop, puis un regain de polémiques venues de Sciences-Po Grenoble.
Le
4 mars 2021, suite à un débat organisé sur le racisme, l’antisémitisme et
l’islamophobie, un professeur d’allemand, dénommé Kinzler, prétendit non
seulement que l’on ne devait pas mettre sur le même plan la haine des juifs et
celle visant les musulmans, mais également que l’Institut d’Etudes Politiques
(IEP) était un camp de rééducation islamo-gauchiste. Malgré la réaction
d’étudiants, le prenant pour cible, on aurait pu en rester là si ce prof ne
s’était pas répandu sur C News, Marianne
et dans le quotidien L’opinion, accusant
la direction de l’IEP de dérives idéologiques communautaristes, de diffuser du
wokisme. Ses propos diffamatoires lui valurent une suspension disciplinaire de
4 mois. Et la polémique enfla. Liberté académique ou maccarthysme ?
Vauquiez,
le très droitier LR, bloqua les 100 000 € destinés aux bourses des
étudiants mais ne dit mot sur le financement accordé par sa Région à
l’Université catholique de Lyon. Cette intervention politicienne reçut le
soutien bruyant des Le Pen, Pécresse, Zemmour.
Mais,
en fait, qu’en est-il du wokisme et de la cancel culture, présentés comme des
poisons instillés au sein des universités ?
Le
wokisme se réfère aux recherches sociologiques, éveillant les consciences à
l’accumulation d’oppressions visant les plus fragiles. On parle également
d’intersectionnalité pour saisir les effets de la conjugaison du racisme, du
sexisme, de l’exploitation. La cancel culture, une étiquette fourre-tout, vise
à discréditer les revendications progressistes, désigne à la fois une culture
d’éveil des consciences et un mouvement de protestations, pouvant aller jusqu’à
l’annulation ou le bannissement des effets délétères des idéologies de
domination culturelle. Cette curiosité intellectuelle, en éclairant les zones
d’ombre du passé imposé, met en cause le récit national dans lequel baignent
les castes dirigeantes. En posant, par exemple, la question de savoir qui
étaient réellement Gallieni, Faidherbe, Bugeaud, c’est tout un pan du prétendu
apport civilisationnel de la 3ème
République qui s’effondre. Face à cet effort de dévoilement, l’on
assiste à des crispations identitaires, nationalistes, manifestant la volonté
de pratiquer la censure et le révisionnisme historique. Telle est l’entreprise
menée par Zemmour prétendant que Pétain aurait sauvé les Juifs de
l’extermination nazie.
Le
colloque officiel, tenu le 8 janvier à la Sorbonne, en prétendant imposer une
pensée d’Etat fut un procès à charge contre les idées et recherches qui
dérangent, tout en fabriquant ainsi un ennemi de l’intérieur. Mettre à l’index
Derrida, « un chef de file d’une
secte intellectuelle », Bourdieu, Foucault, « ces
sinistres héritiers de Marx », Freud…, manifeste le retour d’une
pensée réactionnaire. Sous le couvert de « républicaniser l’école » (Blanquer) il s’agit comme l’indique
Elisabeth Roudinesco, de mener « la
guerre à l’intelligence ». Cette croisade culturelle est désormais
largement partagée par la droite extrême et l’extrême droite. Elle imprègne les
esprits pour nous préparer au pire. Il est temps de réagir.
GD
le 22.2.22