Pour
l’Ukraine, la guerre
Un
inquiétant bruit de bottes résonne en Europe. Faut-il mourir pour Kiev ?
Des sanctions peuvent-elles arrêter Poutine ? Questions trop simplistes
amenant à considérer qu’il s’agirait d’une lutte entre le camp du Bien et
l’empire du Mal, de la « démocratie » contre le despotisme de la
Russie. Or, depuis le déclin de l’impérialisme US, cette superpuissance n’est
plus capable d’imposer son hégémonie sur le monde après ses défaites au
Moyen-Orient, sa débandade en Afghanistan. Elle se heurte désormais à
l’émergence de blocs de puissances qui contestent son influence et sa récente
extension à l’Est de l’Europe, notamment, la Russie. La manière dont la
dislocation de l’URSS s’est produite a laissé pendant un lourd contentieux sur
la sécurité en Europe avec l’extension de l’OTAN à l’Est suite à ce que l’on
appelle de manière euphémisée les « révolutions oranges » et en
Ukraine surtout. Ce pays meurtri, divisé, n’a connu qu’une indépendance tardive
où le poids des morts plus qu’ailleurs hante les cerveaux des vivants, où le
présent s’écrit à l’encre noire du passé. C’est la raison pour laquelle, pour
comprendre les manœuvres guerrières d’aujourd’hui, il semble nécessaire de
revenir sur l’Histoire de l’Ukraine avant d’examiner la nature de l’indépendance
acquise, le mouvement séparatiste dans le Donbass, le jeu du despote Poutine
ainsi que les menées des Etats-Unis et de l’Europe occidentale.
1 – Une
nation divisée, meurtrie, dépendante, toujours en gestation
Sans
qu’il soit nécessaire de revenir sur la période des princes polonais et
lituaniens, imposant leur domination sur ce territoire et combattant les
Mongols, qu’il suffise d’indiquer que se constitue alors une noblesse
polonisée, catholique. Le Sud, quant à lui, est conquis par l’Empire russe en
soumettant les Tartares et les Ottomans.
Ce
n’est qu’au 18ème siècle, en particulier sous Catherine II, que
cette « région » est conquise par la Russie. Ensuite la Pologne sera démantelée,
occupée, divisée entre la Prusse, l’Autriche-Hongrie et la Russie. On parlera
dès lors de la petite Russie de Kiev et de la nouvelle Russie au Sud, sur les
territoires enlevés aux Ottomans. C’est à cette époque que se développent, avec
l’abolition du servage et le début de l’industrialisation, les villes de Kiev,
Sébastopol et Odessa avec un cortège d’exode rural.
La
guerre 14, première guerre mondiale, particulièrement meurtrière, va engager
l’Ukraine dans un cycle de violences dont elle n’est pas sortie. Si la
Révolution de février 1917 met fin à l’Empire tsariste, le vide politique est
comblé par l’armée allemande. Petrouria,
le fondateur du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR), ancien
officier tsariste, antisémite fanatique, prend la direction de la Rada
(assemblée ukrainienne autoproclamée, sorte de Directoire) qui, malgré la
proclamation de Lénine sur l’indépendance possible des nations, s’engage très
vite dans une lutte sans issue après la capitulation allemande à l’Ouest :
alliance avec les armées blanches de Denikine, pogroms, alliance avec l’armée
polonaise de Pilsudski, résurgence du nationalisme polonais et ce, contre
l’armée rouge et contre le mouvement insurrectionnel de Nestor Makhno. C’est,
qu’en effet, le traité de Brest-Litovsk entre les bolcheviks et les empires
centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie) permet aux Soviets de fonder, le
19.03.1918, la République Soviétique d’Ukraine au Sud-Est, capitale Kharkov, et
de revenir en force après le coup d’Etat dont elle fut victime. Malgré
l’invasion des armées anglaise, française, américaine, l’armée rouge va finir
par l’emporter, notamment sur le territoire ukrainien. L’armée française, en
soutien au général blanc Denikine, quittera Sébastopol et Odessa. 1922. L’union
des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) est créée. Mais les souffrances
ukrainiennes vont resurgir. Malgré la construction de la plus grande centrale
hydraulique sur le Dniepr, l’électrification qui s’ensuit, la mise en valeur du
bassin minier et métallurgique du Donbass, le droit d’enseigner l’ukrainien
dans les écoles, Staline va entreprendre la guerre de dékoulakisation contre
les paysans déjà affaiblis notamment par les réquisitions et ce, jusque dans
les années 1920. Telle fut la cause principale de la grande famine de 1931-1933
occasionnant environ 3 millions de décès
(estimation).
A
peine remis, les Ukrainiens vont subir l’invasion nazie (1941). A l’Ouest, ils
vont de manière éphémère être accueillis, par la Wehrmacht, en libérateurs. L’agent
ukrainien Bandera, pronazi, parviendra à recruter 220 000 hommes aux côtés
de la Wehrmacht. Ces supplétifs avec les Waffen SS incendieront les villages
suspects, traqueront les partisans, aideront à la déportation massive des
juifs. Au sortir de cette guerre contre les « sous-hommes » slaves,
judéo-bolcheviks, l’on dénombra, en Ukraine, 8 millions de morts dont 1,3 million de militaires. Si en 1945 la
fin de la 2ème guerre mondiale est proclamée, elle persiste sous une
forme larvée en Ukraine jusqu’en 1954. Le
réseau Gehlen, sis en Allemagne de l’ouest (RFA), protégé, soutenu par la
CIA, va organiser attentats, sabotages, lutte armée sous la direction du nazi
Bandera recruté en 1932.
La
libéralisation de l’URSS (Gorbatchev) puis sa dislocation, font surgir des
rapaces s’emparant, bradant les biens publics, démantelant les mines et la
sidérurgie du Donbass.
Ce
qui précède tente de montrer que le territoire ukrainien, divisé, meurtri,
soumis à de multiples influences est une proie à portée des puissances qui
prétendent le dominer.
2 – De
l’implosion de l’URSS au retour de la Russie
1991
signe, après les tentatives de réformes de Gorbatchev, l’implosion de l’URSS.
Nombre de républiques ex-soviétiques deviennent indépendantes (dont l’Ukraine).
Promesse est faite que l’OTAN ne
s’étendra pas aux pays de l’Est de l’Europe pour menacer la Russie. Si le
pacte de Varsovie, l’alliance des ex-pays « socialistes », est brisé,
si les missiles nucléaires sont démantelés en Biélorussie et en Ukraine, l’OTAN
demeure, et, de défensive contre l’URSS devient un instrument militaire
offensif, intervenant en soutien de l’armée américaine. Malgré la volonté
d’Eltsine d’être complaisant avec les USA et même de proposer l’intégration de
son pays à l’OTAN, il essuie une fin de non-recevoir. Cette humiliation est
inacceptable pour les Russes.
Le
démantèlement des biens publics fait surgir un capitalisme sauvage dont profite
une poignée d’oligarques (sans foi ni loi). Les stratèges de la Maison Blanche
misent sur l’éclatement de la Russie, avec les Golden boys ultralibéraux,
envoyés dans l’entourage d’Eltsine. Poutine va restaurer la puissance nationale
de la Russie, mettre au pas les oligarques cosmopolites qui placent leurs surprofits
au Royaume Uni, en Suisse ou se gobergent sur la Côte d’Azur. Ce despotisme
national est bien évidemment conspué en Occident et en Tchétchénie où la
velléité d’indépendance et l’influence du wahhabisme sont écrasées, poursuivies
« jusque dans les chiottes ».
L’économie russe se redresse notamment les secteurs bancaires, financiers et
militaires.
En
Europe de l’Est, les pays ex-socialistes adhèrent à l’UE et à l’OTAN. Poutine y
voit une menace contre son régime surtout lorsque les « révolutions oranges »
influencées et soutenues par l’Occident se rapprochent du territoire russe, en
particulier en Géorgie puis en Biélorussie et en Ukraine.
3 –
Changement de période. L’amorce du déclin américain
Il
y a d’abord eu cette prétention éphémère des USA de s’instaurer comme seule
superpuissance hégémonique : l’intervention militaire en Yougoslavie de
l’OTAN sous l’égide des Etats-Unis marque une inflexion significative. Sans
mandat de l’ONU, c’est une première violation du droit international qui sera
suivie de beaucoup d’autres : d’abord la guerre en Afghanistan et surtout
en Irak puis le désengagement catastrophique des USA sans concertation avec
leurs alliés, puis l’invasion russe en Géorgie et les gains de territoires
qu’elle s’accorde pour empêcher l’adhésion de ce pays à l’OTAN. La montée en
puissance de la Chine fragilise l’empire américain, tout comme l’intervention
russe en Syrie puis en Libye. L’UE, ce grand marché ouvert à tous vents, ne
parvient pas à résoudre ses divisions et à se détacher de l’empire de Washington.
A la logique de règlement des conflits dans le cadre de l’ONU, se substitue celle
de puissances qui s’affrontent sans que les peuples aient leur mot à dire.
Présidentialisme,
despotisme soft ou agressif, les façades démocratiques se craquèlent. Les
Etats-Unis, quant à eux, sont soumis au déchirement de leur tissu social
interne et au recul de leur influence externe malgré leurs coups de menton et
leur volonté de contenir l’expansion mercantile de la Chine. Dans ce contexte,
après avoir fait preuve de « patience stratégique » Poutine, jouant
au poker menteur, va tenter de juguler les tentatives d’emprise de l’OTAN sur
l’Ukraine. Plusieurs signaux envoyés par les USA ont fait comprendre à Poutine
qu’il ne devait rien attendre d’eux, ni de l’OTAN et de l’Union européenne par
la voie de la négociation. L’indépendance du Kosovo contraire aux accords
conclus en 2000, la remise en cause par les USA du traité antibalistique signé en 1972 avec
l’URSS, manifeste la volonté d’installation de ces armes aux portes de la
Russie.
4 – Le
contexte ukrainien suite à l’implosion de l’URSS
Après
la présidence de Leonid Koutchma (1994-2005), ancien apparatchik du PC
ukrainien, corrompu et lié aux groupes maffieux, qui va laisser piller son pays
par des oligarques, l’Ukraine entre dans une période d’instabilité politique et
économique dont elle peine encore à sortir. Elle reflète d’ailleurs la division
entre le nord-Est pro-européen sous influence polonaise et le sud-Est
russophone et russophile.
En
2004, les élections sont annulées pour soupçon de fraude. C’est finalement le
libéral pro-européen Iouchtchenko qui l’emporte. Puis, vont se succéder des
élections en 2006, 2007, les présidentielles de 2010 où se suivent et
s’opposent des oligarques et ce, dans un climat de corruption généralisée. La
crise financière et l’appel au FMI pour l’obtention de prêts ne modifieront pas
la situation économique dégradée. C’est fin 2013 que va s’ouvrir la crise
ukrainienne avec le refus du gouvernement de signer un accord de libre-échange
avec l’UE. Les manifestations de Maïdan se transforment en véritables champs de
bataille (82 manifestants tués ainsi que 16 membres des forces de répression).
Dans ces affrontements, on note la présence de nazis et néo-nazis qui se
revendiquent de Bandera et de Petrouria… La propagande russe va s’en saisir. Après
hésitations, le président Ianoukovytch
démissionne puis se réfugie en Russie. Sa villa envahie montre à tous
son train de vie pharaonique. En fait, tous les prétendants au pouvoir sont
plus ou moins des oligarques.
Sur
ce, la Crimée déclare son indépendance (elle avait été rattachée à l’Ukraine
par Khrouchtchev) et suite à un référendum controversé par les Occidentaux, se
rattache à la Russie. Dans le Donbass, les provinces de Donetsk et Lougansk se
déclarent prêtes à intégrer la Russie.
En
2014, après l’élection de Porochenko, un accord de libre-échange est conclu
avec l’UE. C’est le moment opportun pour Poutine d’agir, d’abord prudemment,
d’autant que le conflit au Donbass prend la forme d’un affrontement militaire
« de basse intensité » avec, déjà, des milliers de morts et de
déplacés. Au-delà de l’initiative prise de conclure les accords de Minsk sous
le format dit de Normandie, réunissant la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la
France, cette « bonne volonté » qui s’est traduite par des décisions,
force est de constater qu’elles n’ont pas été mises en œuvre. Si elles ont
abouti au cessez-le-feu au Donbass, les dispositions essentielles ont été
bloquées par les USA et le suivisme des Européens. Etait-il impossible d’aboutir
à une modification de la Constitution ukrainienne autorisant l’autonomie
relative des régions du Donbass ? Etait-il impossible que l’Ukraine
s’engage à ne pas adhérer à l’OTAN, décision qui requiert à l’OTAN l’unanimité
de ses membres ? Résultat : tout en maintenant la pression et les
provocations, Poutine a durci le ton : la Douma russe vient de s’engager à
reconnaître puis à intégrer ces provinces russophones du Donbass. Puis, les troupes
russes massées à la frontière et en Biélorussie ont fini par alerter les
Européens. Poutine ne s’adressant qu’au véritable décideur, Jo Biden, n’a pas
eu plus de succès. Son coup de poker a fini par resserrer les liens entre les
Européens alors même qu’il pensait les diviser. Cela ne semble pas, pour
l’heure, l’affecter, persuadé à juste titre que les Américains ne sont pas
prêts à mourir pour Kiev ; l’envoi de quelques milliers d’hommes armés
dans les pays limitrophes de l’Ukraine, tout comme la livraison d’instruments
guerriers à l’Ukraine modifient si peu le rapport de forces qu’il s’est senti
assuré pour avancer ses pions.
Toutefois,
le pouvoir ukrainien n’est plus si divisé qu’autrefois. L’élection surprise de
Zelensky, cet acteur de cinéma, monteur de spectacles humoristiques, modifie la
donne. Bénéficiant du rejet des figures traditionnelles de la politique, des
réseaux sociaux, soutenu par un oligarque propriétaire d’une chaîne TV, de la diffusion d’un documentaire
sur Ronald Reagan dont il doublait la voix, il a réussi à obtenir le soutien de
jeunes apolitiques et apparaître comme l’homme de l’unité nationale. Si son
programme était des plus flous (légalisation du cannabis, de la prostitution et
des jeux de hasard) il n’est plus prisonnier des oligarques.
Quant
aux sanctions censées étouffer « l’ours » russe, elles ne sont que
gesticulations pour l’essentiel, tout comme celles des voyages de Macron. La
question fondamentale reste la reprise des négociations de Minsk ou une
conférence sur la sécurité en Europe, mettant en œuvre les mesures de
désarmement de part et d’autre. Mais est-il déjà trop tard ? La violation
de la frontière ukrainienne par les troupes russes, leur volonté d’absorber le
Donbass est un fait accompli sur lequel il sera difficile de revenir.
5 – La
tension va s’accroître… jusqu’où ?
Les
Etats-Unis et la Russie sont engagés dans un jeu dangereux où aucun des deux ne
veut perdre la face. Poutine se dit qu’il a fait preuve de patience et veut
désormais profiter de la faiblesse relative des Occidentaux. Kiev va-t-elle
entraîner une guerre généralisée en Europe ? Leur est-il possible de
s’entendre, sur le désarmement aux frontières de la Russie, pour le moins, sur
la garantie de la sécurité des frontières… sans le Donbass ? Va-t-on
plutôt vers un conflit gelé comme en Géorgie ? C’est une possibilité pour
Jo Biden qui veut à la fois ne pas subir les foudres des va-t-en-guerre dans son
pays, ne peut envoyer des troupes en Ukraine et se focalise sur le containment
de la Chine…
Quant
aux sanctions proférées à grand bruit, elles risquent surtout d’affecter les
pays européens. Fermer Nord-Stream2 qui n’est pas ouvert, réduire la fourniture
de gaz ne profiteraient qu’aux USA, avides de vendre à prix cher leur gaz de
schiste. La Russie en construisant un gazoduc vers la Chine pourrait s’en tirer
sans trop de dommage. Elle pourrait fermer son approvisionnement en gaz à l’Europe
qui en dépend à plus de 40 % (50 % pour l’Allemagne, 20 % pour la France). Les
sanctions contre les oligarques, la belle affaire… elles ne feraient que
consolider le nationalisme russe tout en invitant les oligarques à placer leurs
capitaux en Russie, en Chine… Interdire les transactions financières avec la
Russie pénaliserait surtout l’Europe dans ses exportations. Poutine a
d’ailleurs pris ses dispositions pour éviter le recours au dollar dans son
commerce avec la Chine et s’est constitué un matelas de ressources financières
non négligeable. En tout état de cause, Poutine en reconnaissant les
républiques séparatistes est conduit à les « protéger ». Cette
invasion ne peut conduire, pour le moins, qu’à la neutralisation de l’armée
ukrainienne, voire à l’absorption de tous territoires russophones. Et pourquoi
pas, marcher sur Kiev ? Un cessez-le-feu est-il possible et à quelles
conditions ? Que pourrait signifier la finlandisation (pays neutre) de
l’Ukraine ? On sait quand la guerre s’enclenche, on ignore comment en
sortir !
Et maintenant…
Sortir
de la logique de puissance est-ce possible ? Le poids de l’industrie de
l’armement dans les économies n’incite guère à l’optimisme. N’a-t-on pas vu la
Turquie vendre des drones à l’Ukraine ? Réformer l’ONU, supprimer le droit
de veto… mais les blocs de puissance évitent ce « machin » impuissant.
Ce qui est certain c’est que la conquête conflictuelle des marchés conduit à la
soumission de territoires et à la possibilité de déchaînement de la guerre. Il
n’y a que les peuples, pour l’heure absents de la scène, qui sont susceptibles
d’arrêter les menées guerrières avant qu’il ne soit trop tard.
Gérard
Deneux, le 23.02.2022
encart
L’Ukraine d’un point de vue éconmique
Ressources
minières : fer, uranium, potasse. Dépendante de la Russie en gaz.
7ème
producteur de céréales au milieu des années 2000
8ème
producteur de sucre, même période
Effondrement
de 60 % du PIB entre 1989 et 1999
2009.
Crise financière, le PIB chute de 15 %
Sous
Porochenko, sur l’instigation du FMI : privatisation des retraites,
réduction de pouvoir de l’administration fiscale sur les entreprises