Esclaves d’hier et
d’aujourd’hui
Lorsque l’on pense au mot esclavage, on imagine des personnes
enchaînées et embarquées de force sur des navires en Afrique pour être
déportées à travers le monde. Il vient rarement à l’esprit que l’esclavage se
rapporte aussi au monde moderne et aux conditions de vie et de travail
actuelles. De fait, jamais encore dans l’histoire le nombre de personnes
réduites en esclavage n’a été aussi élevé – en chiffres absolus. L’Organisation
internationale du travail des Nations Unies estime qu’au moins 40 millions de
personnes en sont actuellement victimes par mariage et travail forcé.
Les définitions diffèrent mais toutes ont en commun ces
critères : absence de consentement, menace ou recours à la force, élément
lié à l’exploitation. Le « consentement » est dû à l’absence
d’alternative. On peut parler d’esclavage moderne lorsque les conditions de
travail ne répondent pas aux obligations
légales ou qu’elles paraissent inacceptables.
Le colonialisme a induit un usage linguistique de ce
phénomène. L’esclavage est désigné par des noms très similaires un peu partout
dans le monde, à commencer par les quatre principales langues des Amériques et
dans de nombreux pays d’Afrique, d’Asie du Sud et d’Océanie.
La plupart des linguistes s’accordent à dire que le mot esclave vient de slave. Tout aurait commencé dans les Balkans. A partir de l’an 500
environ, des tribus slaves se firent plus présentes dans la plaine danubienne
de l’Empire romain d’Orient. Il semblerait qu’un grand nombre de Slaves aient
été capturé.es lors des batailles qui les opposèrent aux armées de L’Empire
romain. A partir du 9ème siècle, la dénomination du peuple et le
statut juridique se confondent. Le nom des Slaves pourrait avoir été donné aux
esclaves en raison des longues routes de la traite. Selon cette théorie, ce
commerce se développa considérablement au début du Moyen Age, lorsqu’un grand
nombre de Slaves étaient « sur le marché ». Cette transformation
d’une description ethnique en mot pour désigner un.e « esclave » n’est
pas unique en Europe ; en langue finnique, orjo, orjuus et d’autres
mots similaires ont pour sens « esclaves »,
« domestiques », « mendiant.e ».
Enfants-soldats
L’enrôlement d’enfants comme soldats est répertorié comme
« l’une des pires formes de travail
des enfants » dans la Convention adoptée par l’Organisation
internationale du travail (OIT), en 1999. A la fin de 2019, près de 33 millions
d’enfants avaient été déplacés de force dans le monde. On estime que le
recrutement d’enfants dans les conflits armés a coûté la vie à plus de 2
millions d’entre eux et en a laissé plus de 6 millions mutilés ou handicapés à
vie ; 1 million sont devenus orphelins et 10 millions souffrent de graves
traumatismes psychologiques. Les enfants-soldats sont soumis à des atrocités
déshumanisantes au quotidien : kidnappés, torturés, endoctrinés avec
brutalité, forcés de s’intoxiquer avec des drogues qui altèrent le jugement,
menacés de mort ou de démembrement s’ils ne combattent pas…
Des jeunes filles, également enlevées, constituent jusqu’à
40% des effectifs des groupes armés dans certains pays. Les soldates sont
souvent utilisées comme domestiques et esclaves sexuelles pendant les conflits.
Victimes d’un lavage de cerveau inhumain et d’un entraînement au combat sans
merci, ils obéissent comme des robots aux ordres et tuent des personnes
innocentes – juste pour rester en vie.
Système esclavagiste
La Mauritanie abrite l’un des plus grands systèmes
esclavagistes au monde, bien qu’interdit par le gouvernement. Les
Mauritanien.nes réduite.es en esclavage, principalement des Maures noir.es,
sont victimes de sévices, de manipulations psychologiques, de violences
sexuelles, de privations de nourriture et de tortures. Les origines de ce
système remontent à l’arrivée des Berbères et des Maures arabes à la peau
claire, respectivement aux 8ème et 11ème siècles.
Certaines personnes asservies vivent seules dans des
villages, dits adwaba. Elles y
travaillent la terre et leurs propriétaires viennent seulement pour récupérer
la récolte. En dépit d’expériences traumatisantes de famines, viols et
démembrements, les propriétaires n’ont pas besoin d’ériger des barrières
physiques pour empêcher les fuites ; la manipulation religieuse les
contraint à la soumission résignée. Dès leur naissance, on les élève dans
l’islam et on leur enseigne que leur accession au paradis dépend de leur maître
– argument repris par de nombreux chefs religieux.
La hiérarchisation sociale et religieuse va au-delà de
l’esclavage ; l’ensemble de la population noire est cantonnée à une caste
d’esclaves. Le gouvernement perpétue activement ce système. Le Global Slavery Index (GSI) lui attribue
la note C, l’une des pires en matière de lutte contre l’esclavage. Il réprime continuellement les militants
antiesclavagistes. Depuis la loi de criminalisation de 2007, le nombre de
militants emprisonnés, dénonçant l’esclavage, est supérieur au nombre de
propriétaires d’esclaves arrêtés : un seul d’entre eux a été reconnu
coupable d’esclavage et condamné à six mois de prison ; trois militant.es
ont écopé de la même peine pour avoir attiré l’attention sur cette affaire.
Et l’Europe…
Dans l’esprit de la plupart des Européen.nes, l’esclavage
relève d’un passé lointain et révolu. Pourtant, il existe encore sur le
continent, à l’abri des regards, des dizaines de milliers de personnes victimes
de prostitution forcée, de servitude pour dettes et de travail forcé.
La grande majorité des femmes forcées de se prostituer en
Europe sont originaires d’Europe de l’Est et du Sud-Est, et d’un pays en particulier,
la Moldavie. Ces femmes partent à l’étranger attirées par la promesse d’un
emploi bien rémunéré et, sur place, elles sont contraintes de se prostituer,
leurs documents d’identités sont confisqués. En république tchèque, la grave
pénurie de main-d’œuvre ne peut plus être comblée par les travailleur.es des
Etats membres les plus pauvres. Le gouvernement soutient donc le recrutement de
travailleur.es temporaires extra-européens (environ 20 000 Vietnamien.nes). Au
Vietnam, l’obtention d’un visa de travail ne peut se faire que par des agents
locaux, souvent membres de réseaux criminels. Les personnes versent entre 10000
et 20000 dollars en échange d’un emploi et d’un visa. Le salaire perçu est
souvent trop maigre pour rembourser et, à la fin de leur contrat, nombreux
restent illégalement. Sans alternative, ils travaillent dans des conditions
proches de l’esclavage à la fabrication de stupéfiants.
D’autres formes d’esclavage moderne ont cours dans plusieurs
pays du sud-est de l’Europe, notamment en Roumanie. Dans des pâturages reculés,
des berger.ères gardent des milliers de bêtes, vivent dans de minuscules
huttes, avec peu de nourriture et souvent sans salaire. Autre forme d’esclavage
moderne, l’aventure des « Uber » - plateformes proposant la livraison
à domicile - a perdu de son glamour à mesure que certains de ses livreur.es se
paupérisaient. Selon des enquêtes, ils seraient plus de 4 millions de
livreur.es en Europe et toucheraient moins de 3,70 €/heure, une fois leurs
frais payés, soit moins d’1/2 Smic horaire. Le but est de transformer les
travailleur.es en autoentrepreneurs pour ne plus verser de cotisations
sociales. L’ubérisation est aussi une manière d’échapper à toutes les règles du
Code du travail : pas de congés payés, absence d’allocations chômage et
faible niveau de retraite. Une proposition de directive européenne doit
néanmoins être adoptée puis transposée dans les Etats membres pour que ces
travailleur.es soient, par défaut, considé.es comme salarié.es
Bien que le continent
européen dispose d’un cadre juridique très complet contre l’esclavage moderne
et que les pays membres de l’UE soient pionniers en la matière, les intérêts
économiques et le manque de volonté politique font que certains Etats tolèrent
encore des formes graves d’exploitation.
L’Organisation internationale du travail estimait, en 2012,
que 880 000 personnes étaient victimes d’exploitation sur le continent. Les
personnes en situation d’exploitation vivent souvent isolées et en séjour
irrégulier. Les migrant.es en situation de travail forcé peuvent être en
servitude pour dettes, contraint.es par la menace ou par la force. Les
pratiques d’exploitation par le travail ont cours dans presque tous les
secteurs économiques. Potentiellement, les profits sont énormes pour les
employeurs. En 2014, l’OIT estimait que les bénéfices annuels dans l’Union
européenne et dans d’autres pays développés du Nord s’élevaient à 47 milliards
de dollars, voire plus. Au niveau mondial, ils dépassaient les 150 milliards de
dollars.
Législations pénales
Bien que le concept d’ « exploitation » ne soit pas
défini en droit international, de nombreux efforts ont été déployés au cours
des deux dernières décennies pour s’attaquer au fléau de l’esclavage moderne.
Le Protocole à la Convention des Nations unies contre la criminalité
transnationale organisée (CTO), adopté en 2000, a amorcé un rapprochement des
législations pénales nationales en établissant les incriminations à caractère
universel. Elle a donné lieu à des dispositions législatives régionales et
nationales. Le Protocole est l’un des textes des Nations unies les plus
largement ratifiés, presque tous les Etats-parties ont élaboré de nouvelles
lois ou modifié leurs anciennes législations en fonction de ce document. Bien
qu’il soit peu contraignant en termes d’obligations envers les victimes de la
traite, le document intitulé Principes et
directives concernant les droits de l’homme et la traite des êtres
humains : recommandations, publié par le Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l’Homme comble cette lacune.
Comme le Protocole ne comportait pas de mécanisme de suivi
intégré, la Conférence des Parties à la CTO a adopté en 2020 un dispositif
d’examen de l’application de la CTO et des protocoles s’y rapportant. Cependant
la réalité du monde du travail contemporain contredit l’hypothèse selon
laquelle l’esclavage moderne pourrait être éradiqué par des mesures de justice
pénale. Au contraire, les pratiques d’exploitation sont enracinées dans le
paradigme économique actuel de croissance et de développement, qui place les
profits au-dessus des personnes. Pour lutter efficacement contre
l’exploitation, il est nécessaire d’investir du temps et de l’énergie dans des
campagnes de mobilisation et de formation des travailleur.es et dans un
plaidoyer qui place les droits et la protection sociale des personnes au cœur
des politiques publiques.
Stéphanie Roussillon