Ne
travaillez jamais
Travail provient du latin vulgaire tripalium, qui désigne un instrument de torture à trois pals, travailler signifiant « torturer ». Dans les mots travail et travailler, il y a donc originellement les notions de torture, de
souffrance, de douleur. Entre la « grande démission » aux Etats-Unis,
les grèves majeures en Espagne, la semaine de 4 jours en Islande et les
pénuries de main-d’œuvre, les salariés des pays riches repensent leur rapport
au travail. Des penseurs français et des mouvements culturels ont déjà livré
une analyse critique et ont contesté frontalement la forme travail. Des thèmes
à travailler sans se torturer donc…
Question de
sens
Une
majorité des travailleurs n’aiment pas leur travail, selon une récente étude
mondiale et, ça tombe bien, puisque nous devrions réduire notre temps de
travail pour sauver la planète. Quand on demande aux gens de changer leurs
comportements pour ralentir le changement climatique, c’est une proposition
assez horrible. Cesser de prendre l’avion, renoncer à la voiture, ne plus faire
de shopping, ne plus boire de café, etc., pour qu’en retour la planète soit
peut-être un peu moins inhabitable dans cent ans. Pas étonnant que cela ne
suscite pas l’enthousiasme. Et les dirigeants politiques s’en tiennent à leur
traditionnelle promesse : accroître le PIB pour que l’on puisse acheter
davantage de trucs. Mais ce n’est plus possible. Fabriquer et acheter contribuent
au réchauffement de la planète. Dans les pays développés où les populations ne
sont pas dans le besoin, il faudrait réduire le temps de travail.
Pour
se sentir épanouis, les gens ont besoin de travailler, mais pas tant que
ça : 8 heures par semaine seraient la ‘bonne dose’ pour notre bien-être,
ont calculé des chercheurs des universités de Cambridge et de Salford qui ont
étudié plus de 70000 travailleurs. D’autant que, triste réalité, lorsque les
sociétés s’enrichissent elles ne deviennent pas nécessairement plus heureuses.
Les sociétés égalitaires ont tendance à le devenir, mais pas les sociétés
inégalitaires. En d’autres termes, tout ce que nous produisons en plus sert
souvent principalement à salir la planète et à accroître les inégalités et le
pouvoir du capital.
Chaque
heure de travail supplémentaire produit davantage de CO2 – à cause de nos
déplacements et, surtout, à cause de ce que nous créons et consommons. En 1870,
un travailleur des pays industrialisés effectuait en moyenne plus de 3000
heures par an, soit 60 à 70 heures par semaine pendant cinquante semaines. En
2019, ce total n’était plus que de 1383 heures en Allemagne et 1777 heures aux
Etats-Unis, avant de s’effondrer pendant le confinement. En 1956, Richard Nixon
allait même jusqu’à prédire une semaine de travail de quatre jours dans un
« avenir pas trop lointain ». Cet avenir est peut-être là. La semaine
de quatre jours est expérimentée dans plusieurs pays, elle est à l’étude même
au Japon et est très courante en Islande. En réalité, supprimer une journée de
travail ne suffirait pas à réduire les émissions de gaz à effet de serre, car
les travailleurs sont tellement plus productifs quand ils sont reposés, et leur
production restant dangereusement élevée en produits de consommation…
La grande
démission
En
août, le taux de démission aux Etats-Unis –c’est-à-dire la proportion de salariés
qui quittent délibérément leur travail – a atteint le niveau record de 2,9%.
Tous pays confondus, Microsoft estime que 41% des travailleurs envisagent de
quitter leur emploi. Dans la même veine, un récent sondage révèle que la moitié
des Américains rêvent d’une reconversion professionnelle. Preuve de cette
combativité retrouvée, la Fédération américaine du travail a répertorié presque
36 sites actuellement touchés par des grèves. Certains appellent cette révolte
la « grande démission ».
Puisqu’il
y a 2 millions de poste vacants de plus que de chômeurs, les Américains peuvent
se permettre d’être plus exigeants dans leur recherche d’emploi. Les salaires
sont d’ailleurs en train d’augmenter. Pour les employeurs, la « grande
démission » appelle à repenser le « dialogue social ». La
direction de l’entreprise américaine John Deere (matériels agricoles) vient de
proposer d’augmenter les salaires de 10%, soit deux fois plus que dans la
proposition précédente. Les salaires commencent à progresser dans tous les
secteurs. La chaîne de cafés Starbucks a annoncé qu’elle rehausserait son
salaire minimum à 15 dollars l’heure. Un environnement de travail plus
fonctionnel et des salaires plus élevés pourraient bien être le meilleur moyen
d’encourager les chômeurs à reprendre du service.
L’homo faber
fabrique
La
tradition française est particulièrement riche dans le domaine de la critique
du travail qui remonte au moins au début du 19ème siècle et qui a
galvanisé certains des plus importants penseurs et mouvements culturels. Cette
tradition comprend l’utopiste socialiste Charles Fourier (1772 – 1837), qui a
appelé à l’abolition de la séparation entre travail et loisirs ; le gendre
rebelle de Marx, Paul Lafargue (1842 – 1911), qui a réclamé Le droit à la paresse (1880) ; le
père du surréalisme André Breton (1895 – 1966), qui déclarait une « guerre
au travail » ; et, bien sûr, le situationniste Guy Debord (1931 –
1994), auteur du fameux graffiti « Ne travaillez jamais » ;
ainsi qu’une foule d’autres groupes et personnalités.
L’identification
de l’humanité à l’homo faber, ou
« l’homme qui fabrique », un être qui se construit consciemment et
construit le monde qui l’entoure au cours du processus de production, est à la
base de presque toutes les formes de pensée sociale moderne. Le travail en tant
que tel a été traité de diverses manières à l’époque moderne comme une source
de richesse sociale, d’identité, de fierté, de liberté, de progrès, de justice
et même comme l’essence véridique de toute société ou, comme le dit Marx dans
Le Capital (1867), « la vie humaine
elle-même ». En effet, c’est bien le cas, dans la mesure même de
l’emprise du travail sur la société moderne. La plupart des individus contemporains,
dès leur naissance, voient leur enfance sacrifiée et sont entraînés à la
concurrence pour entrer sur le marché du travail et, s’ils font partie des
« heureux gagnants », à l’âge adulte ils passeront leur vie
principalement dans une usine, dans un magasin ou un bureau. Même le fils du
bourgeois qui peut ne pas avoir à travailler un seul jour de sa vie, doit son
existence au monde du travail et a tout de même fréquemment un travail.
A
l’heure actuelle, certains gouvernements seraient prêts à recourir à la
surexploitation et au travail forcé ; le capitalisme contemporain est tout
à fait capable d’exiger les sacrifices les plus extrêmes au dieu travail sans
l’intervention de l’Etat. Les images grossières de propagande productiviste du
passé n’avaient été jugées nécessaires que provisoirement. Il a fallu l’exode
rural et les réformes de l’Etat, restreignant les droits des paysans dits
« arriérés » pour les contraindre à la discipline du travail dans les
fabriques. Dans les « démocraties et
marchés libres » occidentaux, où nous sommes censés être reconnus
uniquement en tant que consommateurs, le langage est devenu plus insidieux. Il
n’existe plus de « classe ouvrière », mais uniquement des
« travailleurs » et des « familles de travailleurs ». Il
n’y a pas de « chômeurs », il n’y a que des « demandeurs
d’emploi ».
Certains
signes indiquent toutefois que le consensus social qui entoure le travail
depuis des siècles est en décomposition. Nous assistons à une opposition au
travail qui semble être quelque chose de généralisé, à mesure qu’une forme de
désespoir s’installe. Le tollé suscité par la « Loi travail » a
conduit à d’énormes protestations. On
peut également penser au succès tel que Bonjour
Paresse : De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en
entreprise (2004) de Corinne Maier ; ou de documentaires tels que Attention Danger Travail (2003) de
Pierre Carles. On trouve de plus en plus de propositions émanant de toutes les
couches de la société, même des écoles de management, pour traiter du
« problème du travail » : des appels en faveur d’un revenu de
base, pour la « décroissance », pour un « salaire au travail
ménager », ainsi que des arguments en faveur d’un meilleur équilibre
travail-vie, d’une économie verte, etc.
Conjointement,
on se rend compte, même dans les échelons supérieurs du pouvoir, que nous ne pouvons
pas continuer ainsi, si nous voulons que la planète continue d’être un habitat
viable. Les principaux journaux au Royaume-Uni et en France invoquent même la
pléthore de bullshit jobs, ou de
« boulots de con », tels que les nomme David Graeber(1). En bref,
tout porte à croire que les mouvements sociaux, pour être efficaces, sont de
plus en plus obligés de s’attaquer de front au culte du travail.
Les
Anciens appréhendaient le « travail » comme douleur, mais le travail en tant que tel – comme dépense indifférenciée
d’énergie humaine, mesurée en temps de travail socialement nécessaire pour
nulle autre raison que de transformer 100 E en 110- leur était inconnu. Seuls,
nous autres Modernes, le faisons. Aucune autre définition du travail n’est
satisfaisante. Nous ne pouvons le détacher du capitalisme. La théorie critique
du travail nous offre les outils conceptuels nécessaires pour critiquer le
travail en tant que forme sociale fondamentalement négative, fétichiste et
destructrice. Il est extraordinairement vorace en victimes - tués le plus
directement à travers les accidents et le stress. Il a étendu son emprise
jusqu’à menacer le futur même de la planète.
« Y
aller doucement » ne veut évidemment pas dire qu’on pourrait, comme par un
coup de baguette magique, créer une meilleure société. En revanche, cela
signifie s’affronter aux forces qui, ici et maintenant, voudraient que rien ne
change.
Stéphanie
Roussillon
(1) David Graeber. Anthropologue américain, militant
anarchiste Occupy Wall Street
Sources :
Dossier
de Courrier International n°1620 du
18 au 24 novembre 2021. « Ne
travaillez jamais ». La critique
du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord de Alastair Hemmens