Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


mardi 1 mars 2022

 

Ne travaillez jamais

 

Travail provient du latin vulgaire tripalium, qui désigne un instrument de torture à trois pals, travailler signifiant « torturer ». Dans les mots travail et travailler, il y a donc originellement les notions de torture, de souffrance, de douleur. Entre la « grande démission » aux Etats-Unis, les grèves majeures en Espagne, la semaine de 4 jours en Islande et les pénuries de main-d’œuvre, les salariés des pays riches repensent leur rapport au travail. Des penseurs français et des mouvements culturels ont déjà livré une analyse critique et ont contesté frontalement la forme travail. Des thèmes à travailler sans se torturer donc…

 

Question de sens

 

Une majorité des travailleurs n’aiment pas leur travail, selon une récente étude mondiale et, ça tombe bien, puisque nous devrions réduire notre temps de travail pour sauver la planète. Quand on demande aux gens de changer leurs comportements pour ralentir le changement climatique, c’est une proposition assez horrible. Cesser de prendre l’avion, renoncer à la voiture, ne plus faire de shopping, ne plus boire de café, etc., pour qu’en retour la planète soit peut-être un peu moins inhabitable dans cent ans. Pas étonnant que cela ne suscite pas l’enthousiasme. Et les dirigeants politiques s’en tiennent à leur traditionnelle promesse : accroître le PIB pour que l’on puisse acheter davantage de trucs. Mais ce n’est plus possible. Fabriquer et acheter contribuent au réchauffement de la planète. Dans les pays développés où les populations ne sont pas dans le besoin, il faudrait réduire le temps de travail.

 

Pour se sentir épanouis, les gens ont besoin de travailler, mais pas tant que ça : 8 heures par semaine seraient la ‘bonne dose’ pour notre bien-être, ont calculé des chercheurs des universités de Cambridge et de Salford qui ont étudié plus de 70000 travailleurs. D’autant que, triste réalité, lorsque les sociétés s’enrichissent elles ne deviennent pas nécessairement plus heureuses. Les sociétés égalitaires ont tendance à le devenir, mais pas les sociétés inégalitaires. En d’autres termes, tout ce que nous produisons en plus sert souvent principalement à salir la planète et à accroître les inégalités et le pouvoir du capital.

 

Chaque heure de travail supplémentaire produit davantage de CO2 – à cause de nos déplacements et, surtout, à cause de ce que nous créons et consommons. En 1870, un travailleur des pays industrialisés effectuait en moyenne plus de 3000 heures par an, soit 60 à 70 heures par semaine pendant cinquante semaines. En 2019, ce total n’était plus que de 1383 heures en Allemagne et 1777 heures aux Etats-Unis, avant de s’effondrer pendant le confinement. En 1956, Richard Nixon allait même jusqu’à prédire une semaine de travail de quatre jours dans un « avenir pas trop lointain ». Cet avenir est peut-être là. La semaine de quatre jours est expérimentée dans plusieurs pays, elle est à l’étude même au Japon et est très courante en Islande. En réalité, supprimer une journée de travail ne suffirait pas à réduire les émissions de gaz à effet de serre, car les travailleurs sont tellement plus productifs quand ils sont reposés, et leur production restant dangereusement élevée en produits de consommation…

 

La grande démission

 

En août, le taux de démission aux Etats-Unis –c’est-à-dire la proportion de salariés qui quittent délibérément leur travail – a atteint le niveau record de 2,9%. Tous pays confondus, Microsoft estime que 41% des travailleurs envisagent de quitter leur emploi. Dans la même veine, un récent sondage révèle que la moitié des Américains rêvent d’une reconversion professionnelle. Preuve de cette combativité retrouvée, la Fédération américaine du travail a répertorié presque 36 sites actuellement touchés par des grèves. Certains appellent cette révolte la « grande démission ».

 

Puisqu’il y a 2 millions de poste vacants de plus que de chômeurs, les Américains peuvent se permettre d’être plus exigeants dans leur recherche d’emploi. Les salaires sont d’ailleurs en train d’augmenter. Pour les employeurs, la « grande démission » appelle à repenser le « dialogue social ». La direction de l’entreprise américaine John Deere (matériels agricoles) vient de proposer d’augmenter les salaires de 10%, soit deux fois plus que dans la proposition précédente. Les salaires commencent à progresser dans tous les secteurs. La chaîne de cafés Starbucks a annoncé qu’elle rehausserait son salaire minimum à 15 dollars l’heure. Un environnement de travail plus fonctionnel et des salaires plus élevés pourraient bien être le meilleur moyen d’encourager les chômeurs à reprendre du service.

 

L’homo faber fabrique

 

La tradition française est particulièrement riche dans le domaine de la critique du travail qui remonte au moins au début du 19ème siècle et qui a galvanisé certains des plus importants penseurs et mouvements culturels. Cette tradition comprend l’utopiste socialiste Charles Fourier (1772 – 1837), qui a appelé à l’abolition de la séparation entre travail et loisirs ; le gendre rebelle de Marx, Paul Lafargue (1842 – 1911), qui a réclamé Le droit à la paresse (1880) ; le père du surréalisme André Breton (1895 – 1966), qui déclarait une « guerre au travail » ; et, bien sûr, le situationniste Guy Debord (1931 – 1994), auteur du fameux graffiti « Ne travaillez jamais » ; ainsi qu’une foule d’autres groupes et personnalités.

 

L’identification de l’humanité à l’homo faber, ou « l’homme qui fabrique », un être qui se construit consciemment et construit le monde qui l’entoure au cours du processus de production, est à la base de presque toutes les formes de pensée sociale moderne. Le travail en tant que tel a été traité de diverses manières à l’époque moderne comme une source de richesse sociale, d’identité, de fierté, de liberté, de progrès, de justice et même comme l’essence véridique de toute société ou, comme le dit Marx dans Le Capital (1867), « la vie humaine elle-même ». En effet, c’est bien le cas, dans la mesure même de l’emprise du travail sur la société moderne. La plupart des individus contemporains, dès leur naissance, voient leur enfance sacrifiée et sont entraînés à la concurrence pour entrer sur le marché du travail et, s’ils font partie des « heureux gagnants », à l’âge adulte ils passeront leur vie principalement dans une usine, dans un magasin ou un bureau. Même le fils du bourgeois qui peut ne pas avoir à travailler un seul jour de sa vie, doit son existence au monde du travail et a tout de même fréquemment un travail.

 

A l’heure actuelle, certains gouvernements seraient prêts à recourir à la surexploitation et au travail forcé ; le capitalisme contemporain est tout à fait capable d’exiger les sacrifices les plus extrêmes au dieu travail sans l’intervention de l’Etat. Les images grossières de propagande productiviste du passé n’avaient été jugées nécessaires que provisoirement. Il a fallu l’exode rural et les réformes de l’Etat, restreignant les droits des paysans dits « arriérés » pour les contraindre à la discipline du travail dans les fabriques. Dans les « démocraties et marchés libres » occidentaux, où nous sommes censés être reconnus uniquement en tant que consommateurs, le langage est devenu plus insidieux. Il n’existe plus de « classe ouvrière », mais uniquement des « travailleurs » et des « familles de travailleurs ». Il n’y a pas de « chômeurs », il n’y a que des « demandeurs d’emploi ».

 

Certains signes indiquent toutefois que le consensus social qui entoure le travail depuis des siècles est en décomposition. Nous assistons à une opposition au travail qui semble être quelque chose de généralisé, à mesure qu’une forme de désespoir s’installe. Le tollé suscité par la « Loi travail » a conduit à  d’énormes protestations. On peut également penser au succès tel que Bonjour Paresse : De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise (2004) de Corinne Maier ; ou de documentaires tels que Attention Danger Travail (2003) de Pierre Carles. On trouve de plus en plus de propositions émanant de toutes les couches de la société, même des écoles de management, pour traiter du « problème du travail » : des appels en faveur d’un revenu de base, pour la « décroissance », pour un « salaire au travail ménager », ainsi que des arguments en faveur d’un meilleur équilibre travail-vie, d’une économie verte, etc.

 

Conjointement, on se rend compte, même dans les échelons supérieurs du pouvoir, que nous ne pouvons pas continuer ainsi, si nous voulons que la planète continue d’être un habitat viable. Les principaux journaux au Royaume-Uni et en France invoquent même la pléthore de bullshit jobs, ou de « boulots de con », tels que les nomme David Graeber(1). En bref, tout porte à croire que les mouvements sociaux, pour être efficaces, sont de plus en plus obligés de s’attaquer de front au culte du travail.

 

Les Anciens appréhendaient le « travail » comme douleur, mais le travail en tant que tel – comme dépense indifférenciée d’énergie humaine, mesurée en temps de travail socialement nécessaire pour nulle autre raison que de transformer 100 E en 110- leur était inconnu. Seuls, nous autres Modernes, le faisons. Aucune autre définition du travail n’est satisfaisante. Nous ne pouvons le détacher du capitalisme. La théorie critique du travail nous offre les outils conceptuels nécessaires pour critiquer le travail en tant que forme sociale fondamentalement négative, fétichiste et destructrice. Il est extraordinairement vorace en victimes - tués le plus directement à travers les accidents et le stress. Il a étendu son emprise jusqu’à menacer le futur même de la planète.

 

« Y aller doucement » ne veut évidemment pas dire qu’on pourrait, comme par un coup de baguette magique, créer une meilleure société. En revanche, cela signifie s’affronter aux forces qui, ici et maintenant, voudraient que rien ne change.

 

Stéphanie Roussillon

 

(1)  David Graeber. Anthropologue américain, militant anarchiste Occupy Wall Street

 

Sources :

Dossier de Courrier International n°1620 du 18 au 24 novembre 2021. « Ne travaillez jamais ». La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord de Alastair Hemmens